CHAPITRE 49 PART1/2 Philippe

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Troyes, 24 juillet 1942

 — Augustiiiiiinnnn ! rugit Marie en m’agitant sous le nez un énorme pâté de lapin à moitié dévoré. Tu as encore laissé la porte du garde-manger ouverte ! Pompon a englouti la terrine que j’avais préparée pour le service de ce midi !

 — Désolé, Marie. J’ai oublié.

 Elle posa le plat sur la table et brandit son rouleau à pâtisserie d’un air menaçant.

 — Où as-tu la tête en ce moment ? Tu as brûlé les draps que je t’avais demandé de repasser, tu as cassé toute une pile d’assiettes neuves, tu as fait tomber une soupière bouillante sur deux officiers, et comme ça ne te suffisait pas, tu as carbonisé le rôti de ce soir ! Si tu continues, je vais devoir mettre la clef sous la porte !

 — C’est que… J’ai l’esprit ailleurs.

 — Tant que mademoiselle Kaltenbrun ne sera pas revenue, je t’interdis de toucher à quoique ce soit ! vociféra-t-elle en me donnant un coup de rouleau sur l’épaule.

 — Aïe ! Mais… qu’est-ce que je vais faire de ma journée ?

 — Va donc à la Kommandantur ! Avec un peu de chance, ta maladresse tuera un ou deux boches au passage.

 — Je ne peux pas, Marie. Tu sais bien qu’ils m’ont renvoyé. Depuis les derniers attentats qu’il y a eu à Dijon, ils ont renforcé la sécurité et ne font plus confiance aux civils français.

 — Dans ce cas, va aider Justin à plier le linge. Et je te préviens, Augustin, si tu déchires les draps, tu dormiras dehors !

 Elle me tourna le dos et disparut dans l’arrière-cuisine en trottinant.

 Je me sentais morose, perturbé, chamboulé. Je ne pensais qu’à Éva. Rien d’autre ne m’intéressait. J’avais à peine eu le temps de profiter de nos retrouvailles. Pour couronner le tout, j’avais enchaîné les réveils nocturnes et les cauchemars sanglants depuis son départ.

 Deux jours plus tôt, je lui avais proposé de l’accompagner jusqu’à la gare. J’espérais pouvoir faire comme dans les films et embrasser ma dulcinée sur le quai, mais elle avait douché mes fantasmes.

 — Non, Augustin ! C’est beaucoup trop risqué. Ici, nous ne sommes pas à Paris. Tout le monde nous connait, m’avait-elle dit avant de partir.

 — Avoue plutôt que tu ne veux pas que l’on te voie avec le débile du coin.

 — Tu as tout compris, s’était-elle moquée avant de m’enlacer.

 Je l’avais ensuite regardé dévaler les escaliers en songeant que le sort s’acharnait sur moi.

 Je me dirigeai vers la buanderie en traînant des pieds. Sur l’une des patères du couloir, l’un de ses foulards ondulait à côté de la fenêtre ouverte. Je l’attrapai du bout des doigts. L’odeur de son parfum imprégnait encore le tissu. Je tournai la tête de gauche à droite pour vérifier que personne ne m’observait, puis me dépêchai de fourrer mon petit trésor dans ma poche en arborant un sourire satisfait.

 Justin avait presque terminé de plier les draps lorsque je le rejoignis.

 — Tiens, te voilà ! J’ai entendu Marie hurler, qu’est-ce qui lui a pris ? me demanda-t-il en me tendant une pile de serviettes de bain.

 — Oh, c’est de ma faute. J’ai du mal à me concentrer en ce moment, répondis-je d’un air distrait.

 — Je suppose que c’est parce que l’autre pimbêche est partie ?

 Je fis volteface et lui lançai un regard noir.

 — Qu’est-ce que tu viens de dire ?

 — Tu ne vas quand même pas la défendre ? Elle m’a giflé et insulté alors que j’essayai juste de la consoler !

 — Ne le prends pas personnellement. Elle n’a rien contre toi, lui mentis-je pour désamorcer la situation. Elle était bouleversée et avait besoin d’évacuer ses émotions.

 — Elle est très jolie. Je comprends que tu sois tombé sous son charme, mais ne te trompe pas. Elle se fiche bien de toi. La seule chose qui l’attristait en ne te voyant pas revenir, c’était de ne plus avoir son toutou pour la promener partout.

 — Arrête ça tout de suite ! l’interrompis-je en frappant du poing sur la table à repasser.

 — Je constate que cette salope a fait du bon boulot avec toi. Elle t’a bien retourné le cerveau !

 Une bouffée de chaleur me monta aux joues. J’empoignai Justin par le col et le plaquai contre le mur. Il se dégagea d’un geste brusque puis me poussa en arrière.

 Une rafale de flashs saccadés, désordonnés et d’une violence extrême, envahit soudain mon esprit.

Deux coups de feu retentissent. L’officier allemand gît dans une marre de sang. Je demande à Philippe pourquoi il a tué cet homme. Je lui reproche d’être un assassin et de nous mettre en danger.

J’accompagne Philippe. Il me promet qu’il va se dénoncer pour éviter que notre famille ne subisse les conséquences de ses actes. Devant la Kommandantur, il m’attrape par la gorge. Je distingue vaguement sa chevalière frappée d’un aigle et d’une croix gammée. Il me fracasse la tête contre un mur. Je perds connaissance.

Je suis étendu par terre. J’ai mal au crâne. Je me relève avec difficulté. Je traverse un square au pas de course, puis longe une statue en bronze représentant un homme, la main tendue vers le ciel. Je m’engage dans une ruelle bordée de maisons en pierres. Devant moi, l’épicerie est ravagée par les flammes.

Les débris s’effondrent, s’écrasent sur le trottoir. Je suis à bout de souffle. Tout est calciné. Mes parents et ma femme enceinte ont été pendus sur une branche d’arbre, devant le cadavre fumant de l’épicerie. Une douleur insupportable me déchire les entrailles. Je crie, je hurle, je pleure, j’implore Dieu de me venir en aide, je suffoque, je tremble, mes oreilles sifflent, ma tête vacille.

 Je me relevai d’un bond, le visage ruisselant de sueur, le souffle court.

 — Reste tranquille, Augustin, m’ordonna Marie, la mine sévère. Tu as fait un malaise. Justin et moi avons eu très peur. Tu t’es mis à convulser tout à coup. Est-ce que tu te sens mieux ?

 — Oui, Marie. Ça va aller.

 Je me passai un peu d’eau sur les joues et respirai un bon coup. Après avoir retrouvé mes esprits, je balayai la pièce des yeux.

 — Où est Justin ? Nous nous sommes disputés. J’aimerai lui présenter mes excuses.

 — Il vient tout juste de partir avec le camion. Il a une commande à récupérer à Dijon.

 — Pourquoi va-t-il aussi loin ?

 — Le grossiste lui fait toujours des tarifs réduits. Et puis, ce sont des produits issus du marché noir. On ne les trouve nulle part ailleurs. C’est grâce à ça qu’on peut se procurer de la charcuterie, du café, de la confiture et le miel de la ferme des Lebrun.

 — Des Lebrun ? m’exclamai-je en haussant les sourcils. Tu connais l’adresse de ce grossiste ?

 — Je crois que c’est dans le centre de Dijon, mais je ne peux pas t’en dire plus.

 Je ne lui laissai pas le temps de terminer sa phrase. Je me ruai hors du restaurant et enfourchai la moto d’Oscar. Ce nom, Lebrun, je l’avais entendu dans ma précédente vision. Il ne s’agissait pas d’une coïncidence. Je devais rattraper Justin pour le forcer à me révéler ce qu’il savait à propos de Philippe.

 Je m’élançai à vive allure en direction de Dijon. Une heure plus tard, j’aperçus l’arrière du camion noir de Marie. Avant d’interpeller Justin, j’avais l’intention de le suivre pour essayer de découvrir ce qu’il me cachait. Je restai donc à bonne distance pour éviter de me faire repérer.

 Juste avant d’arriver dans le centre-ville, une patrouille m’ordonna de m’arrêter. Une fois le contrôle des papiers terminé, je tentai de retrouver la trace de Justin, mais il avait disparu.

 Je donnai un coup de poing rageur sur le guidon pour me défouler, mais une douleur aiguë remonta le long de mon bras jusqu’à mon coude et m’engourdit la main. Un flot d’insultes s’échappa de ma bouche. Deux vieilles dames se retournèrent en me jetant des regards scandalisés.

 Je décidai sans conviction de sillonner une dernière fois les rues adjacentes. J’arpentai la place Saint Bernard en tournant la tête comme une girouette, lorsque soudain, je reconnus le camion de Marie garé le long d’un trottoir, en face d’un entrepôt. Je laissai ma moto un peu plus loin et parcourus le quartier à la recherche de Justin. Je traversai un petit square, dépassai une imposante statue et chassai quelques pigeons du pied avant de faire demi-tour. Devant moi, un homme de bronze, le bras tendu vers le ciel, se dressait fièrement sur un piédestal en marbre.

 Cette statue était la copie conforme de celle que j’avais vue dans mes derniers flashs. Je suivis mon instinct et remontai une ruelle commerçante. Certaines façades me semblaient familières. Je tournai à gauche puis à droite, et m’arrêtai au bout de la rue devant un bâtiment en ruines à la carcasse calcinée. Mon regard se posa aussitôt sur l’enseigne noircie, à moitié recouverte de suie.

ÉPICERIE FINE

AUGUN ET FILS

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