La gaffe
C’est le milieu de la journée. Je suis au volant de mon fidèle Berlingo sur une nationale blindée de voitures, la faute à une circulation alternée mise en place pour cause de travaux. La conduite est laborieuse, tout le monde est sur les nerfs. Une éternité plus tard, j’arrive au niveau du feu temporaire qui nous pourrit cordialement la vie. Ce dernier est orange fixe, mais, pressée que je suis, je passe. D’ailleurs, pourquoi me sentir mal, le véhicule qui me précède fait de même.
Sauf que.
Non.
Si.
Cette couleur bleue, ces uniformes.
Je viens de passer au rouge juste devant les gendarmes.
Franchement, je suis trop forte ! J'imagine leur tête, ils doivent se dire que j'ai fait exprès, pour les provoquer. Enfin bref. L'espace d'une demi-seconde, j'espère qu'ils ne m'ont pas cramé, c'te blague.
La sirène retentit la demi-seconde d'après, le conducteur me fait signe de me garer. Je m'exécute sagement sous les regards de charognards des automobilistes en contre-sens.
Ils s'arrêtent juste derrière moi. Je baisse la vitre, de la culpabilité plein les yeux. Le temps de penser à mon avenir, les voilà à ma porte. Ils sont trois. Un beau brun qui me toise comme un père mécontent, un grand blond à la coupe militaire et une jeunette légèrement en retrait qui surveille la circulation.
- Bonjour Madame, me salue le premier d'un ton formel.
- ...
J’essaye de lui rendre un sourire amical, difficile avec ce masque sur le visage. Résignée, je lui tends en silence ma carte d'invalidité puis cherche dans mon sac le reste des papiers. Dur de ne pas être stressée, je suis totalement fautive et n’ai aucune idée de la sanction qu’ils peuvent m’infliger. Quand je me retourne, je les découvre en plein conciliabule.
- Elle se fout de notre gueule, assure le blond.
Lui, je l'aime pas. D'ailleurs, il me jette un regard mauvais, Dieu que je voudrais le retrouver sur le Ring ! Son collègue reste calme, il me plaît déjà plus.
- Clara, vérifie le document s'il te plaît.
- Antoine, elle se paye notre poire je te dis !
- On va vérifier le doc…
- Bordel ! On va pas se faire avoir comme des bleus !
Un brin vexée, je toussote pour attirer leur attention. Le temps de leur glisser un petit papier : [Je suis muette, pas sourde], je tends également les papiers du véhicule et mon permis de conduire. Le brun grimace, le blond s’en sert comme d’une preuve supplémentaire pour assurer que je mens. Hélas pour lui, en moins d’une minute, ils m’ont trouvé dans leurs bases de données. J’y suis vierge de toute infraction, mais ça ne l’arrête pas. Il a dû passer une mauvaise journée ou se sont les gens qui nous filment qui l'échauffe. En tout cas, il n’en démord pas. Puis, la gendarmette s’en mêle, s’exprimant d’une voix inquiète en dévisageant les téléphones braqués sur nous.
- Techniquement, elle est en tort. Mais est-ce que ça n’entachera pas notre image si on met une amende à une handicapée ?
Tout en parlant, elle ne cesse de m’adresser un regard où pointe la pitié de l’imbécile ignorant. Je suis estomaquée. D’ailleurs, le grand brun que j’assimile être de plus en plus le chef est dans le même état. L’autre en remet une couche.
- Justement ! Il faut frapper fort ! Montrer qu’ils sont tous égaux sur la route !
Tiens, il me croit maintenant ? Sa collègue ne se démonte pas, et s'enfonce un peu plus.
- Techniquement, elle a des droits différents des nôtres.
- Ouais, elle peut se garer plus proche du Carrefour, et alors ?!
A ce stade, j’avoue avoir beaucoup de mal à me retenir de rigoler. Ils échangent encore quelques répliques vides de logique, le temps que leur collègue finisse de se masser les yeux.
- Bon.
Il se rapproche légèrement de moi, je me recentre sur lui. Toujours tenant mes papiers entre ses gants noirs, il me pose plusieurs questions sur ce que je fais là, vers où je vais, etc.
- Donc, vu que vous travaillez, ça vous donne le droit de passer au rouge.
Fin de la rigolade. Je baisse les yeux en sentant le couteau être retourné dans la plaie. Le gendarme laisse planer un silence malaisant après avoir orienté ses collègues vers la circulation. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Fouille du véhicule, retrait de permis ? Je suis une personne qui suit les règles, c’est horripilant de me sentir comme une délinquante.
Ses yeux alternent entre mes papiers et moi. Je le vois réfléchir, probablement à comment me faire couper la tête. Puis, il me rend mes papiers et me sermonne une dernière fois avant de repartir vers son véhicule.
- Brûler un feu rouge, c’est minimum quatre points. Ne recommencez pas.
Il me laisse ainsi, seule avec mon incompréhension. Je les regarde me dépasser, échange un ultime regard noir avec le blond puis démarre à mon tour, un peu plus lentement. Ce fut une dure réalité teintée de surréalisme.
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