J'ai trente ans

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J’ai trente ans

Nous sommes le 15 décembre 2013, à quelques semaines de mon trente-et-unième anniversaire.

J’avoue qu’avoir trente ans, avec tout ce que cela implique—les responsabilités, les obligations auxquelles je dois répondre—je ne m’y attendais pas du tout. Et, pour être honnête, ça me fout un peu la trouille.

D’ailleurs, ce type passionné, prêt à braver l’inconnu chaque jour pour ce qui le fait vibrer… je l’ai laissé loin derrière moi, quelque part, peut-être sur cette table d’opération où l’on a tenté de remédier à une hernie inguinale.

Je reconnais que cet événement m’a pris plus que je ne l’aurais cru. On m’a dit que c’était dû à des négligences alimentaires. Et je dois l’admettre : quand je suis plongé dans mes projets musicaux, enfermé dans un studio d’enregistrement, tout le reste disparaît. J’oublie de manger, de dormir, de penser à mon corps.

Inconsciemment, j’ai même accusé la musique. Comme si, après tant d’années de dévouement, c’était ainsi qu’elle me remerciait. Pourtant, je savais au fond de moi qu’elle n’y était pour rien. En fait, c’est moi qui ai oublié l’essentiel. Ce don que Dieu m’a confié n’est pas une fin en soi, mais un chemin. Une responsabilité à assumer, un appel à mieux comprendre et accomplir l'intention de Dieu pour ma vie.

Cependant, sans cette motivation première, sans cette passion qui me poussait à aller toujours plus loin, sans chercher à comprendre le dessein de Dieu pour ma vie et à l’intégrer… il ne me resterait qu’à récolter le vent. Cette réalité, je le sais aussi.

C’est pour cette raison que, malgré la perte de cette baguette magique de mes seize ans, je continue d’avancer, porté par une foi pure, la seule qui puisse encore me donner des raisons d’y croire. Franchement, ces trente ans me surprennent. Et, à bien y réfléchir, je suis un drôle de type. Drôle, parce que normalement cela ne devrait pas me surprendre d’avoir trente ans, je devais les voir venir, les attendre, leur donner une mission même, quelque chose qu’ils auraient dû accomplir. On appelle ça un plan de vie. Je l’avoue, je n’en avais aucun. Rien d’établi, sinon plusieurs choses qui me passionnent : la musique, la littérature, la cuisine, la peinture, la théologie (la parole de Dieu pour être précis), la psychologie et la technologie.

C’est là tout mon problème. Je ne suis pas simplement passionné. Je suis passionnisime. Un terme que j’invente, faute de mots capables de rendre l’intensité de ce que je ressens. Ce n’est pas juste une passion plus forte, c’est un état d’être. Une existence où chaque chose qui m’attire devient une quête sans fin. Une exploration où l’horizon n’a pas de fin. Comment pourrais-je me limiter à une seule voie, à un seul choix, quand tout m’interpelle, quand chaque passion me semble légitime ?

Je proclame en silence depuis quelque temps : je veux tout avoir, même le manque et le rien, pour qu’en tout, je ne manque de rien. Une contradiction ? Peut-être. Mais, en y réfléchissant, j’y perçois une sorte de lumière, une promesse de bien-être, comme si tout ce que je désirais pouvait se rejoindre dans une forme d’harmonie insoupçonnée.

Mais il y a ce paradoxe, cette vérité qui m’arrête net : j’ai trente ans. Et parfois, cette réalité m’écrase. Elle me donne l’impression qu’il est trop tard pour moi, pour mes rêves, pour mes passions. Est-il encore possible de réaliser ce que l’on a en tête à cet âge-là ? N’est-il pas plus sage de se concentrer sur l’essentiel, même quand à l’intérieur de nous, des feux brûlent encore, des feux de rêves d’enfance qu’on a du mal à éteindre ? Est-ce que le temps me laisse encore le droit de courir après mes désirs les plus fous, ou est-ce que je suis condamné à me limiter à un avenir plus stable, plus sage ?



Dimanche 15 décembre, 18h36

Ce matin, j’ai assisté à la prédication du frère Vilbeau Forve à Bellevue Salem. Je n'étais pas d’humeur à être là, lourd de pensées et de doutes. Pourtant, je m’y suis rendu, en tant que membre du chœur d'adoration, avec ce poids invisible sur mes épaules. Il m’était difficile de croire que quelques mots allaient réellement faire une différence dans mon état d’esprit. Mais quand il a commencé à parler, quelque chose a changé. Une sorte de lumière a filtré dans cette obscurité intérieure, un souffle que je n’attendais plus.

Je me suis senti bousculé, interpellé, comme si ce prédicateur savait exactement ce qui m’agitait, comme si chaque mot résonnait profondément en moi. Particulièrement, lorsqu’il a posé sa question avec une fermeté qui m’a presque choqué :

"Ou di w gen 30 tan, li gentan tro ta pou ou ?"
(Tu dis avoir trente ans, que c'est trop tard pour toi ?)

Mon Dieu ! Comment pouvait-il savoir ce qui se passait dans le fond de mon cœur, cet enchevêtrement de rêves et de doutes que je cachais au plus profond de moi ? Il semblait avoir touché une vérité que je n’osais même pas affronter. Il avait fait tomber un masque, un voile que j'avais mis sur ma propre réalité.

Et puis, il a continué, avec une conviction qui m’a secoué. Son regard n’était pas seulement une observation extérieure, mais une invitation à plonger dans une introspection profonde. Je l'écoutais, et tout à coup, le monde autour de moi avait disparu. Tout ce que je croyais savoir sur ma vie et mes attentes venait d’être remis en question.

L’ambiance dans la salle était étrange, comme si chacun ressentait la même chose. Une tension palpable, une vibration presque, comme si la parole du prédicateur allait de l’intérieur vers l’extérieur, touchant chaque âme présente. Moi, j’étais là, à l’écoute, mais en même temps, je me sentais dans un état de confusion, partagé entre la vérité des paroles et l’intensité de ce que je n’étais pas encore prêt à accepter.

Je me suis souvenu de Jésus, qui, à chaque fois qu'il venait de confronter la foule bruyante et agitée, choisissait de se retirer dans le silence, loin des tumultes. Tout comme lui, je me suis dit qu’au milieu du bruit de mes pensées et de mes doutes, ce tumulte intérieur était peut-être un appel de Dieu à me retirer, à chercher le calme et l’intimité avec Lui. C'était peut-être dans cette solitude que je pourrais entendre sa voix, percevoir sa volonté, et comprendre ce qui m'appartenait vraiment, ce qui m'arrive.

Je suis sorti de l’église avec le sentiment que quelque chose avait changé. Peut-être n’étais-je pas encore prêt à affronter tout ce que je ressentais, mais le simple fait d’avoir entendu cette question de manière si directe m’avait secoué. C’était comme si la voix du prédicateur était devenue un miroir, un miroir où je me voyais pour la première fois sans fard, sans excuses.


Lundi 16 décembre, 07h22

J’ai trente ans. Et quand on me demande ce que j’ai accompli jusqu’ici, ou ce que je fais de ma vie, je n’ose jamais répondre comme je le voudrais.

"Je pense. J’y pense encore."

C’est ce que j’aimerais répondre à chaque fois. Mais qui m’a appris à me servir de mon propre entendement ? À penser en première personne ? J’y arrive à peine. Et puis, penser par soi-même, pour soi-même, est rarement bien vu. Pourtant, toute véritable réussite repose sur cette audace : oser penser sa propre existence, oser dire je pense avec liberté.

J’ai aussi appris que "une pensée qui ne dérange pas n’en est pas une." Penser exige du courage, en fin de compte…

Si l’on considère la réussite comme le fait d’avoir terminé l’université, trouvé un travail, une femme à aimer, des enfants à élever… alors ma réponse est simple : rien.

Mais si, comme l’enseigne Épicure (Lettre à Ménécée), « le bonheur est le but ultime de l’homme », et si, comme le dit l’Ecclésiaste (7:14), le bonheur est changeant, une question de moment, alors cette réponse ne saurait suffire.

Parce que, durant ces trente années, j’ai connu bien des bonheurs. J’ai aimé, sincèrement. J’ai rendu service. J’ai partagé des moments précieux avec des amis, et même avec des inconnus, juste pour les écouter, pour leur donner cette présence dont ils avaient besoin. J’ai fait remarquer des valeurs que d’autres ignoraient ou faisaient semblant d’ignorer par jalousie ou par orgueil. Je n’offre pas souvent de cadeaux, mais quand je le fais, c’est toujours de tout cœur.

Je chante aussi. Et ma voix, dit-on, apaise. Je chante pour ceux qui comptent sur moi, pour la femme du Pasteur Léon responsable de la chorale…Pour ceux qui, dans les moments difficiles, trouvent refuge à travers ma musique un dimanche matin ou dans d’autres circonstances. Mon propre bonheur dépend, en grande partie, de ce que j’accomplis pour les autres. Pourtant, ce même autre voudrait si souvent m’empêcher de penser…

Et puis, il y a elle.

J’ai trente ans, et je brûle de désir pour cette femme à qui je chante je t’aime depuis quatre ans déjà.

On dit que les désirs d’un homme n’ont pas d’objet précis, que la première arrivée est la première servie. Pas les miens. Pas avec elle.

Myriam me satisfait depuis cette nuit du 27 mars 2008, lors de son anniversaire où nous avons échangé nos premiers regards. Depuis cette nuit-là, elle a pris une place précieuse dans ma vie.

Quand je désire, c’est elle.

Même lorsque j’errais, en quête d’amour ou de jupons, j’avais l’impression d’entendre sa voix me murmurer : "Attends-moi, mon amour. Je te réserve mieux, bien mieux."

Alors j’attends. Et j’espère encore.

Car, au fond, trente ans n’est peut-être pas un tournant. Juste un début.








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