Joyeux Anniversaire

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Elle était debout depuis deux heures déjà quand la pendule sonna neuf heures. En fait elle n’avait même pratiquement pas dormi. Debout jusqu’à deux heures du matin devant une série débile à la télé, puis un peu de rangement de la maison, elle était allée se coucher vers trois heures trente et après avoir cherché le sommeil un moment elle avait fini par se lever.

  C’était comme ça depuis des années. Des années qu’elle ne dormait plus. Et depuis que son mari était mort des suites d’un cancer des poumons, c’était pire. Elle lui avait pourtant dit d’arrêter de fumer, il avait les yeux injectés de sang à cause de l’hypertension. Mais il avait continué, en douce, prétextant qu’elle disait n’importe quoi. Elle savait pourtant qu’elle avait raison. Elle s’était retrouvée seule dans cette grande maison et tournait en rond, jour après jour. Elle ne sortait pas, autrement que pour faire des courses. Pourquoi sortir ? Elle était vieille et moche et il eut mieux valu que l’on ne la voit pas dans cet état. Elle traînait en robe de chambre à ranger sa maison déjà en ordre et à regarder la télé. Des cernes noires et profondes sous les yeux, les cheveux en bataille, elle ne recevait plus personne. D’ailleurs qui pouvait bien avoir envie de venir ? Elle était vieille et moche… Et conne aussi. Elle l’avait oublié. Ce devait être vrai puisque son mari le lui avait répété pendant des années.

  Oui elle était conne mais elle avait eu à coeur de veiller sur sa famille toute sa vie. En s’oubliant totalement. La parfaite abnégation. La bonne mère, qui ne vit que pour les autres.

  Elle était debout depuis deux heures et après avoir déjeuné devant un télé-shopping qu’elle avait déjà vu à quatre heures, elle se posta devant le téléphone.

  Ce matin, elle avait pris une douche et s’était coiffée, c’était une journée spéciale. Aujourd’hui c’était son anniversaire. Elle allait avoir soixante-dix ans aujourd’hui, dans à peu près trente minutes. Alors forcément, il fallait se faire belle. Il allait appeler, elle ne pouvait pas lui répondre dans son état habituel. Bien sûr qu’au téléphone on ne voyait pas les gens, elle n’avait pas perdu la tête à ce point, mais c’était évident qu’il allait se rendre compte si elle s’était maquillée ou si elle se laissait aller comme à son ordinaire. Les gens sentent ça au téléphone. Elle sent bien, elle, quand ça ne va pas. Et on a beau lui répondre que c’est la fatigue, elle sait bien que non. C’est une mère, elle, et les mères sentent cela chez les autres. Même s’ils disent le contraire. Elle savait tout de toute façon. Qu’il ne mangeait pas assez, qu’il était tracassé, qu’il n’aurait jamais dû se marier avec cette fille qui l’utilisait comme son larbin et qu’il était trop gentil de se laisser faire. Elle le lui avait enlevé, elle ne le reconnaissait plus depuis qu’il était avec cette fille, avant il n’était pas comme ça. Il était gentil. Il s’occupait bien de sa mère. Il disait les choses qu’elle voulait entendre. Il mangeait les choses qu’elle lui donnait. Il était tout le temps d’accord avec eux. Maintenant, il disait qu’il n’avait pas envie de reprendre du plat. Il ne restait pas plus de deux ou trois jours quand il venait les voir au lieu d’une semaine, ou d’un mois quand il était tout seul. Et surtout il ne l’appelait plus comme avant, avant il appelait tous les jours et quand il oubliait elle n’hésitait pas à lui rappeler que la veille il ne l’avait pas appelée et que quand même il aurait pu arriver n’importe quoi, elle aurait pu mourir en se douchant, il n’aurait même pas été au courant. Maintenant hchuma, il ne l’appellait qu’un jour sur deux ou sur trois et il ne s’inquiètait même pas de savoir si elle n’avait rien de cassé.

  Mais aujourd’hui c’était différent. Aujourd’hui c’était son anniversaire. Il allait l’appeler c’était sûr. Enfin, pas aujourd’hui aujourd’hui. En fait, son anniversaire était la veille mais il n’avait jamais su retenir la bonne date. Il l’appelait toujours le lendemain. Et tous les ans elle lui rappelait que c’était la veille.

  Cela faisait partie des petites choses qui finissaient par devenir une tradition et qui vous manquaient quand elle n’étaient plus là. C’était comme savoir avant même de rentrer à la maison qu’il allait y avoir le bol du déjeuner dans l’évier parce que son mari le mettait toujours là en partant, ou comme savoir que le courrier allait déborder de la boîte aux lettres parce que le facteur le mettait toujours de la même manière, ou comme de dire à son mari à chaque fois qu’il sortait faire des courses, qu’il avait encore fumé et qu’il devait arrêter, ou lui demander si il avait encore appelé sa pouf, ou comme lorsqu’elle cuisinait dire que ce qu’elle avait fait n’était pas bon et que c’était meilleur la dernière fois qu’elle avait cuisiné qui était mois bon que la fois d’avant qui était moins bon que… Ou lorsque son fils venait chez eux lui dire qu’il avait maigri et qu’il avait mauvaise mine… C’était des petits gestes d’affection, des remarques sans y penser, pour taquiner, pour montrer qu’elle s’intéressait à eux, qui avaient fini par devenir des traditions et qui avaient construits leurs vies. C’était ce genre de quotidien qui vous manque lorsque tout cela s’arrête.

  Et aujourd’hui, enfin hier, c’était son anniversaire et donc il allait l’appeler. Comme tous les ans. C’était sûr. Et elle s’était faite belle aujourd’hui pour l’accueillir au téléphone. Elle était d’ailleurs tellement impatiente qu’elle n’en avait pas dormi. Elle ne dormait plus depuis longtemps. Peut-être depuis son dernier coup de fil, il y avait de cela plusieurs mois. Cela datait d’avant la mort de son mari. En fait, cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas eu au téléphone. Ces derniers temps ils se disputaient tout le temps. Pourtant ce n’était jamais rien de grave. La dernière fois, il y avait huit mois aujourd’hui, elle lui avait juste dit qu’elle en avait assez de passer après tout le monde et que s’il ne venait pas les voir la semaine suivante il ne serait plus leur fils. Elle avait dit ça comme ça, dans la conversation. Il s’était de nouveau emporté. Il lui avait mal parlé ! A un moment il avait même dit qu’il n’avait jamais dit qu’il ne voulait plus les voir mais qu’il avait du travail pour la fin d’année. C’était n’importe quoi, elle savait bien qu’il ce n’était pas vrai, c’était de sa faute à l’autre-là. Elle l’avait détourné de sa famille. Et depuis il n’avait plus rappelé. Enfin, si. Mais elle n’avait pas répondu. Il fallait bien lui rappeler qui était l’adulte non ?

  Mais aujourd’hui c’était différent. C’était son anniversaire, il allait appeler c’était sûr.

  C’était sûr.

  Devant le téléphone inerte, elle pleura.

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