Comment Vas-Tu ?

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Le Samsung S9+ affichait depuis plusieurs secondes un message : « De Eric : Comment vas-tu ? ». Dans la pénombre de l’appartement qu’elle s’était imposée, l’écran scintillait comme un Soleil.

  Assise à la table du salon, elle ne quittait pas des yeux son téléphone. Elle avait tenté au moins vingt fois de répondre à ce message. Et vingt fois au moins elle avait effacé et recommencé.

  Comment allait-elle ? Comment allait-elle ! Et comment croyait-il qu’elle allait ? Sans déconner « Comment ça va ? » ?

  Un an, quatre mois, cinq jours, six heures et trente-deux minutes.

  Un an, quatre mois, cinq jours, six heures et trente-deux minutes et c’était le seul message qu’il trouvait à lui envoyer ?

  Un an, quatre mois, cinq jours, six heures et trente-deux minutes, c’était le temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait claqué la porte sur leur vie. Depuis qu’il avait pulvérisé seize ans de vie commune en une seconde. Le fameux bail des 3-6-9 était des conneries. Duncan McLeod avait raison : « Que tu aies un an, cinquante ans ou cinq cents ans, tu es nu et désarmé comme au premier jour ; ça fait toujours aussi mal. » Seize ans putain ! Seize ans à partager des souvenirs, à partager de la tendresse, à être rassurée, réconfortée. A vivre une passion amoureuse comme elle n’en avait vécue avec personne. Seize ans à avoir trouvé l’amour de sa vie, l’être unique qui avait bouleversé son existence, son monde. Son âme sœur. Seize ans qu’elle n’avait pas vus passer. Et en une seconde tout était détruit. Comme si rien n’avait existé.

  Elle se souvenait de ce moment-là comme si c'était hier. Le moment où tout avait basculé.

  - Tu ne peux pas partir comme ça ? Seize ans Eric ! Ca fait seize ans que l’on vit ensemble ça ne compte pas pour toi ?

  - Bien sûr que ça compte Syr. Mais je ne peux plus. Tu es… Je ne peux plus.

  - Quoi ? Je suis quoi Eric ? Trop faible, trop attachée, trop amoureuse ? Pas assez cochonne ? Trop quoi Eric ? Je vais changer. Je te promets je vais changer. Mais seize ans bordel…

  La phrase s’arrêta au travers de la gorge pendant que les yeux commençaient à se remplir de larmes.

  - Oui trop ça à la fois et pas ça du tout. J’étouffe avec toi. Tu me fais peur. Tu es tellement fusionnelle… Où est la Syrianne que j’ai connue ? Celle qui était indépendante ? Celle qu’il fallait apprivoiser pour s’approcher d’elle ? Celle qui était suffisamment délurée pour me rejoindre dans un hôtel avec pour seul vêtement un trench-coat et des chaussures à talons ?

  - C’est ça que tu veux Eric ? Mais je me promènerai à poil dans la rue si ça te faisait rester. Je ne peux pas vivre sans toi. Je t’ai tout donné Eric.

  - Je sais. C’est pour cela que je pars. Parce que tu m’as tout donné et que tu n’es plus toi. Tu t’es oubliée Syrianne. Oubliée en moi. Perdue en moi. Ce n’est plus possible. Je ne peux pas assumer cela. C’est trop pour moi. Je te quitte parce que je t’aime.

  - Tu me redirais ça sans rigoler ? Tu pars parce que tu m’aimes ? Non mais on délire complètement là ! Si tu m’aimes reste connard !

  Les mots avaient commencé à fuser, indépendamment de sa volonté. Comme un barrage qui aurait cédé à la pression. Tout s’était mis à sortir les rancoeurs, les peines, les angoisses, les joies, les extases, les rires. Eric avait tout pris de plein fouet, réalisant sans doute qu’elle mal il lui faisait. Mais sa décision était prise.

  Tous deux s’étaient trouvés. Deux âmes sœurs. Au premier coup d’oeil ils savaient qu’ils étaient leurs propres doubles : même dates de naissance, mêmes idéaux, mêmes goûts, mêmes projets de vie, mêmes peurs, mêmes rêves, même tout. Eric était marié à l’époque. Mais pour Syrianne il avait tout plaqué. Il serait parti au bout du monde pour la rejoindre s’il avait fallu. Ils s’étaient mariés peu de temps après. Ils n’avaient pas d’enfant mais c’était un choix partagé. Ils étaient heureux sans commune mesure.

  Syrianne, de quelques années plus jeune, n’avait pas compris tout de suite ce qui se passait. Elle avait pris conscience de son importance quand il était devenu la première et la dernière de ses pensées de la journée, avant qu’il ne devienne son unique rêve pour la nuit. Elle lui avait tout donné, son âme, son corps, sa vie. Elle ne lui avait rien caché, il connaissait la moindre petite parcelle de son existence. Elle s’était mise nue devant lui sans honte, sans gêne, sans regret. Ils avaient fait l’amour de nombreuses fois, partout, tout le temps, non comme de simples amants passionnés uniquement attirés par le sexe, mais plutôt comme une recherche désespérée de s’unir, de fusionner pour l’éternité. Ne jamais se quitter. Ne faire qu’un. Pour la première fois de sa vie, Syrianne avait compris le concept. Ne faire qu’un. Leur relation physique était mystique.

  « Comment vas-tu ? »… L’écran brillait inlassablement. Lui brûlant la rétine. Cherchant à graver ses mots de manière indélébile pour qu’elle les revoit même la nuit, dans ses cauchemars.

  « Comment je vais ? Espèce d’enfoiré de mes deux… Comment je vais ? » Elle chercha ses mots tandis que les larmes commençaient à rouler sur ses joues.

  « J’ai envie de mourir ? Je me traîne comme un zombie depuis que tu es parti. J’ai maigri de cinq kilos c’est toujours bon à prendre… Comment je vais ?… Je me tape des mecs à tour de bras je suis devenue une vraie cochonne, tu aurais dû rester tu te serais bien amusé. Mais tant pis pour toi d’autres en profitent ! Comment je vais ? … » Les mots s’étranglèrent dans sa gorge tandis que les larmes qu’elle tâchait d’enrayer eurent raison d’elle. Un flot intarissable, des hoquets de respiration. Une sensation de coeur qui s’arrête dans la poitrine. Un froid glacial qui court le long de son échine, puis de son corps. Comme si la Mort elle-même la frôlait. Presque inconsciemment elle se retourna s’attendant à La voir, s’attendant à l’entendre dire « Viens Syrianne, accompagne-moi maintenant, plus rien ne te retient ici. »

  « Plus rien ne me retient ici... » Articula-t-elle dans un souffle.

  Alors, avec la plus grande des douceurs, elle saisit son téléphone. Elle était apaisée. Souriante même.

  « Comment ça va ? » « Bien. Je te remercie. » « Cool. A plus tard. ».

  Syrianne reposa son téléphone sereinement, l’écran avait fini par s’éteindre.

  Dans la pénombre de son appartement, elle saisit le verre rempli à ras bord de vodka et les deux boîtes de Lexomil que le téléphone avait rejoint sur la table.

(8 Juin 2023)

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