69.1

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Convaincu de devoir son mal de tête à une gueule de bois particulièrement sévère, Jarolt vida toute sa réserve d’eau au saut du lit, puis fouilla son placard en quête de nourriture. Un vieux reste de pain noir et un morceau de fromage se présentèrent. Il les mâcha lentement, sans enthousiasme, la langue engourdie et l’esprit embrumé. Son dernier souvenir se résumait à une intense sensation de froid.

Une bouchée trop sèche faillit l’étouffer. Il se martelait la poitrine pour se forcer à avaler en se maudissant de ne plus rien avoir à boire pour s’y aider. Une quinte de toux lui fit cracher quelques miettes enrobées de bile. Il leva les yeux vers le plafond en reprenant son souffle. À la migraine qui s’intensifiait s’ajoutait alors une vision trouble. L’idée d’une mauvaise cuite lui semblait de moins en moins crédible, peu à peu remplacée par celle, plutôt absurde, d’un empoisonnement.

Il tituba autour de sa masure en quête d’une illumination. Le vieux miroir incrusté de poussière de sa mère – paix à son âme – lui apprit qu’un bleu lui fleurissait la tempe. Il s’examina de la tête aux pieds. Entre autres petites blessures éparses, il avait les poignets rouges et endoloris.

Confus quant à la provenance de ces marques, il se fit violence pour les ignorer et mettre ses priorités en ordres. La soif le tenaillait toujours. Il lui fallait de l’eau.

Le ciel teintait d’ocre une fin d’après-midi animée. Les enfants chahutaient à tous les coins de rue, les blanchisseuses bavardaient autour du lavoir et les premières choppes de bières moussaient aux comptoirs des petites échoppes affectionnées par les mineurs. Une parade caprine en provenance de traversait la rue principale au son de cloche d’étain et de bêlements.

La neige cédait à une boue fine et luisante sur le pavée à mesure qu’en accord avec la saison, le temps se réchauffait. Encombré la jarre qu’il Jarolt faillit glisser plus d’une fois. Sa jambe le faisait souffrir à la jonction de sa prothèse comme s’il avait marché des kilomètres ou fait le tour de son quartier aux pas de course.

— Jarolt ? Hé, Jarolt !

Il lui fallut quelques secondes pour reconnaitre son propre nom et se tourner vers celui qui l’appelait, puis plusieurs battements de paupières pour chasser le flou qui l’empêchait de reconnaitre son ami d’enfance.

— Ulvik ? bredouilla-t-il, les yeux plissés.

— Bah oui, Ulvik. Ça va pas mieux, à ce que je vois.

— Pas… pas mieux par rapport à quand ?

Une lueur étrange passa par les yeux d’Ulvik, aggravée par un sourire affecté.

— Quoi ? paniqua Jarolt.

— Alors t’as vraiment tout oublié ? C’est peut-être pas plus mal, dans le fond. Attend, je vais t’aider.

Il désigna la jarre vide d’un geste du menton avant de s’en emparer avec aplomb. Hébété, Jarolt ne résista pas. Au bout de la rue, il resta bras ballants tandis qu’Ulvik remplissait le récipient d’eau de source fraîche et entreprenait une explication.

— Tu te souviens, ce type, que je t’avais conseillé de pas approcher ? Bah tu m’as pas écouté. Hier, pendant qu’on servait le dîner, des gens ont débarqué à l’auberge pour poser des questions sur toi. Ils disaient que tu t’étais introduit sur le domaine de leur mestre et qu’en l’absence de témoins de bonne foi crédible, ledit mestre se réservait le droit de justice. On sait ce que ça veut dire chez ces gens-là.

La jarre déborda. Ulvik la tira à lui à grands renfort de bras avant de la rendre à un Jarolt renfrogné qui s’écroula sur la margelle comme sur un banc. Ulvik l’imita.

— Tout le monde était inquiet. Il y en a eu plus d’un pour te défendre, quitte à mentir un peu ou à jeter des hypothèses. Je répétais que quoi que t’ai pu faire, c’était pas vraiment ta faute…

Jarolt glissa sur l’allusion au chant des sirènes dont il avait les oreilles tannées pour se concentrer sur le reste du récit.

— Ils ont fini par partir, mais toi, t’es pas revenu. De quoi croire au pire. Ça a duré jusque tard dans la nuit. Certains se tâtaient à monter au créneau mais rien ne se faisait.

— J’comprend rien. J’serais parti chercher des poux à un descendant de la couronne ? Si j’avais seulement pensé à faire un truc aussi con, le fantôme de ma mère s’rait sortit de sa tombe pour me faire tâter du bois vert. J’aurais fait ça pourquoi, juste ?

— T’es le seul à vraiment le savoir. Enfin… façon de parler. La patronne pense que c’est à cause d’une servante qui t’as tapé dans l’œil.

— Tout l’monde devient fou, ou c’est seulement moi ? grogna Jarolt, toujours plus désorienté.

— Seulement toi, assura calmement Ulvik. T’es rentré un peu avant l’aube. Tu tenais à peine debout et tu… T’avais le même air qu’en revenant du service. C’est pour ça que je suis pas surpris que tu te souviennes de rien.

Jarolt serra le poing contre sa jambe amputée. S’il savait qu’une sirène lui avait dévoré la jambe, il n’en avait aucun véritable souvenir. Son chef de guerre l’avait renvoyé chez lui avec une version édulcorée de son épopée, qu’il avait ensuite rapporté à ses proches, mais ses seuls souvenirs de l’incident consistaient en une jambe en lambeau et une hache grossière chauffé au rouge en manière de cautère. Certains vétérans de sa connaissance affirmaient qu’il devait son amnésie au choc mental. D’autres, majoritaires, arguait que le chant des sirènes lui avait fait perdre la tête de façon irréversible.

— Alors… je courrais après une servante ? s’efforça-t-il de croire.

— Ça te parle ?

— J’crois… J’sais plus. J’ai l’impression d’avoir été très amoureux.

Sa vois faiblit sur ces dernières syllabes, lui inspirant un sombre mélange de tristesse et de dégout.

— C’te servante… elle avait des yeux très clairs et… des cheveux très longs ?

— Non, l’inverse. Tu confonds peut-être avec Sani ?

— Qui ?

— La fabuleuse. Celle que tu…

— Celle que j’quoi ?

Ulvik hésita, réfléchit, puis affecta un nouveau sourire.

— Rien. Moi aussi, je dois confondre.


‌☼


Bard chargeait une lourde malle à l’arrière de la voiture tandis que Yue, passive, dégustait ses biscuits à la cannelle préférés assise sur le toit de l’habitacle.

— T’en veux un ? lui proposa-t-elle lorsqu’il leva les yeux vers elle.

— Non merci. Tu comptes passer tout le trajet perchée là-haut ?

Elle parut considérer cette alternative avec sérieux.

— Yue, l’interrompit-il. Ce n’était pas une vraie question.

Il tendit les bras pour la réceptionner lorsqu’elle initia son saut. Saisie au vol, elle chassa les miettes de sa jupe pendant que Bard l’asseyait à l’intérieur du véhicule.

— Notre petite acrobate prodige a donc besoin d’aide pour se réceptionner ? s’étonna la baronne qui assistait à la scène.

— Elle n’en a pas besoin, Madame, réfuta Bard. Ma mestresse aime simplement économiser ses forces lorsqu’elle m’a à disposition.

Elle étouffa un petit rire goguenard au creux de sa main élégante, puis se la passa sur le visage pour se redonner contenance. Ses joues roses de froid lui donnait l’air ingénu, contrebalancé par son port altier. Son siège – un simple coffre à peine plus haut qu’un tabouret standard – devait être singulièrement inconfortable.

— Madame devrait peut-être rester à l’intérieur en attendant que le chargement soit terminé.

Denève balaya la suggestion d’un revers de main.

— Ne t’inquiète pas pour moi. J’aime respirer le plein air avant un long voyage. Au reste, je crois que tout y sera bientôt.

Bard dû s’avouer qu’il n’en savait rien. Il se contentait de transporter et de sangler les paquets confiés à ses soins sans savoir s’il devait y en avoir encore peu ou beaucoup. Étant donné le caractère précipité de leur départ, il s’était attendu à ce que le voyage fût léger. Détrompé par le poids des bagages déjà répartis entre les trois voitures, il avait renoncé à toute préconception.

Les provisions sortirent de cuisine au creux d’immenses paniers couverts, annonçant la fin des apprêts. La baronne poussa un profond soupire.

— Ce séjour me manquera. Mon jardin, surtout. Quitte à partir d’ici, je…

Elle se massa doucement la tempe.

— La famille de Léopold me hait. Ce n’est pas en leur compagnie que je veux mener ma grosse à terme.

Pris de court par la confidence ou peut-être par l’oubli de la baronne, Bard hésita à répondre.

— Si je peux rassurer Madame, les Makara et les Yggdrasil sont deux familles très différentes. Je suis certaine que la famille royale vous aimera beaucoup, et vous serez plus en sécurité chez eux qu’ici.

Peu convaincue, la baronne se fendit d’un sourire de complaisance avant de replonger dans ses pensées.

Ombre ronflait au fond de sa cage de voyage lorsqu’Aline le sortit. Léopold la talonnait, les traits tirés par une journée qui se prolongeaient depuis la veille.

Tout en sachant qu’il était trop tard pour lui faire changer d’avis, son épouse tenta une ultime manouvre dissuasive : un simple regard, lourd de sens. Il y resta aveugle. Pour mener à bien son bras de fer contre le Bureau des Archives, un statut de prince lui serait plus utile que celui de baron.

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