70.3

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Une petite chambre sordide d’un attique poussiéreux fut le lieu de leurs retrouvailles. Un silence inconfortable en caractérisa les premiers instants. Lui, debout contre le mur, elle, assise au bord du lit, se détaillaient l’un autre sans oser s’adresser la parole.

Tu as une demi-heure, pas une minute de plus, avait prévenu Yue. Qu’elle ne l’intimidât pas particulièrement ne changeait rien au fait qu’elle prenait les décisions, pas lui, et que l’argent qui lui achetait le temps de Natacha était celui de la fillette. Le fabuleux empoigna tout ce qu’il avait de courage pour ouvrir le dialogue.

— La frange te va bien, hasarda-t-il.

Son approche la surprit. Elle toucha nerveusement les cheveux qui lui tombait sur le visage.

— Euh… Merci.

La conversation retomba dans l’abîmes. Cette fois-ci, Natacha se dévoua pour l’en sortir.

— Tu t’habilles toujours comme un mercenaire, souligna-t-elle. Tes bottes ont l’air encore plus chères qu’avant.

Natacha, quant à elle, allait pieds nus, les orteils recroquevillés sur le bois dur. Bard n’en compta que sept. Quel genre d’incident avait bien pu l’amputer ? Et quand ? L’absence de plaie suggérait une blessure ancienne, ainsi qu’une attention chirurgicale.

— Tu as l’air d’aller bien, enchaîna-t-elle d’une voix morne. Je suis contente pour toi.

— Je vais bien, confirma-t-il machinalement. Toi, est-ce que tu vas bien ?

— Qu’est-ce que ça peut foutre ? Si je te dis que je vais mal, tu vas faire quoi ?

Ses mots le désarçonnaient toujours autant. Face à elle, il se sentait comme un enfant idiot, incapable d’aligner deux phrases.

— Tu t’attendais pas à me voir, on dirait.

— En effet. Yue m’a… Nous séjournons chez les Yggdrasil le temps de régler une affaire… compliquée. J’imagine qu’elle a su que tu étais ici et qu’elle a voulu me faire une surprise, mais je ne suis pas certain qu’elle comprenne bien la situation.

— Ah. Et c’est quoi, la situation ?

— Je… je voulais te voir, mais pas… ici. Pas de cette façon.

— Tu veux dire que je suis pas censée me déshabiller ?

— N-Non ! bafouilla-t-il une seconde trop tard.

— Alors pourquoi tu voulais me voir ?

Il hésita. Puis les mots jaillirent.

— Parce que... Je n’ai jamais eu le temps de te dire au revoir. Je me suis senti si seul depuis ton départ que j’ai l’impression de devenir fou. Je déteste la baronnie depuis que tu n’y vis plus. Je déteste voyager sans toi et je déteste ce que je deviens sans toi. Avec toi, j’avais l’impression d’être une personne. Maintenant, j’ai l’impression d’être… un objets ou… un animal ! Tu étais ma seule amie. Tu es toujours ma seule amie et me sens stupide chaque fois que je pense à toi ; stupide de pas avoir écouté tes conseils, de pas t’avoir écouté toi… J’aurais voulu mieux te connaître. Je veux toujours mieux te connaitre ! Je veux…

Elle se tordit d’un long rire de gorge, plein d’amertume.

— Pour résumer, t’es pas là pour me racheter, plaisanta-t-elle. T’as pas changé, regard de braise.

Ce surnom ressuscité le fit rougir. Il ne l’avait plus entendu depuis bientôt deux ans.

— J’en conclu que t’as pas vraiment fait ami-ami avec Io Ruh, ajouta-t-elle.

— Non, pas vraiment. Je suis étonné que tu te souviennes de son nom.

— Pourquoi ?

— Je… Je n’en sais rien.

— Est-ce qu’elle est aussi parfaite que ce qui se dit ?

— Je ne sais pas vraiment ce qui se dit. Qui a bien pu te vanter ses qualités ?

— Tu vois qui est Mestre Ueles ?

— Le joaillier préféré du baron, l’identifia Bard. Tous les bijoux officiels de Yue viennent de chez lui.

— Ouais. Bah le jour où j’ai croisé Io Ruh, elle sortait de chez lui. Il venait de lui poser sa marque de Yue. Plus tard, c’est aussi lui qui m’a retiré la marque des Makara. Ç’a été long. J’étais curieuse de savoir d’où sortait ma remplaçante alors je lui ai demandé. Il m’a raconté que le mestre avait commandé une esclave sur mesure à un éducateur renommé plusieurs décans plus tôt. Il voulait une bonne d’intérieur pour Yue, qui lui apprendrait à parler xe-en et qui l’aiderait à porter son titre dans la vie de tous les jours. Dans le fond, c’était pas vraiment ma remplaçante. On aurait pu travailler ensemble si j’avais su fermer ma gueule.

— Travailler avec elle n’est pas si agréable que ce que tu as l’air de croire. Elle a autant de personnalité qu’un verre d’eau.

Le fabuleux eu honte de s’entendre parler ainsi de celle qui soignait quotidiennement son matériel pour lui sans y être contrainte. Il n’y fit rien, pourtant, sinon inspirer profondément pour confiner ce ressentiment aux confins de lui-même.

Natacha s’humecta les lèvres. Sèches et craquelées, elles rougeoyèrent douloureusement au passage de sa langue.

— Les verres d’eau ont pleins de qualités, soutint-elle. Tu me donnes soif avec tes comparaisons débiles. Demande une autre fille. T’en aurais eu pour ton argent. Elles travaillent dans de plus belles chambres, avec du vin, des huiles de massages et tout le bazar.

— Seulement les autres ? releva Bard.

— Ouais, les autres : les nymphes, les elfes, les muses. Pas les moroaică. Paraît qu’on est froides et qu’on a la peau rêche. Les hommes ont peur pour leur membre, qu’on veuille leur arracher avec les crocs ou qu’on leur injecte du poison. Mes seuls clients, c’est des brutes sans-le-sou à qui le patron veut pas donner ses putains de luxe.

Un sourire fielleux lui étirait les lèvres. Ses yeux brillaient, vitreux, à la croire fiévreuse et de petits reniflements ponctuels trahissaient les humeurs qui la submergeaient.

— Si tu veux pas baiser, ça t’embête pas que je dorme ? Je trime toute la journée pour compenser ce que je ne gagne pas la nuit, alors…

Bard ne sut qu’hocher piteusement la tête. En un soupir, Natacha se coucha sur le lit étroit, dos à lui. Sa silhouette perdit rapidement toute substance. Alors qu’il la soupçonnait de s’être assoupie, sa voix s’éleva en murmure dans la pénombre.

— Tu pourras dire à Mestre Makara que j’ai compris la leçon. Remercie-le pour moi de m’avoir gardé dix-sept ans.

Bard, lui, ne saurait probablement jamais. Elle ne lui dirait plus rien. Natacha dormait. Il se laissa glisser le long du mur qu’il avait soutenu, s’enfuis la tête entre les bras et chercha en lui la force d’agir contre les forces invisibles qui lui comprimait la poitrine. Combien de temps lui restait-il ? Quinze, peut être dix minutes ? Yue lui accorderait-elle un sursis ? Elle lui avait confié bien plus d’argent que nécessaire, pourquoi lui refuserait-elle cette seconde faveur ?

Parce-que Yue n’obéit à aucune logique, dut-il se rappeler, sans compter que cette restriction pouvait lui avoir été imposée par le baron.

En un instant, il prit la mesure de toute la haine qu’il vouait à sa condition, à l’impuissance auquel elle le condamnait.

Une bourrasque s’engouffra dans la chambre. Le volet battit le mur avec force. Presqu’aussitôt, un sursaut rejeta Natacha sur son séant. Elle jura contre le vent et lutta contre la menuiserie grinçante pour s’en abriter. Bard se leva pour lui venir en aide, mais n’en fit rien, foudroyé par une idée folle. Il lui venait à l’esprit que la fenêtre était bien large, bien plus que les épaules de Cha. Et lorsque les épaules passent…

— Natacha. Allons-nous-en.

La sang-mêlé s’immobilisa.

— Tu m’as dit un jour de ne jamais penser à m’enfuir, pour ce que le Veilleur me rattraperait toujours. Il n’y a pas de Veilleur ici. Je peux nous faire passer par les toits, je le fais tous les jours. Allons-nous-en tous les deux.

Elle posa sur lui de grands yeux horrifiés.

— Qu’est-ce que tu racontes comme conneries ?

— Je suis sérieux. Yue m’a donné sept pièces d’argent. Un voyageur prudent peut aller loin avec une telle somme, et je porte mes atours les plus ridiculement chers. Il suffit de les vendre et…

— Tu devrais te taire, maintenant.

— Non ! Écoute !

Elle haletait, ses yeux ballant d’un bout à l’autre de la chambre. Bard reprit plus bas par mesure de discrétion.

— Écoute. Nous pourrions passer par les montagnes, ou par l’intérieur des terres, en évitant les routes impériales. Nous pourrions passer par le Jerada. Mon demi-frère étudie à la capitale, je suis sûr qu’il serrait ravi de nous aider par pur esprit de révolte. Nous irions jusqu’aux îles du sud et… et…

Elle secouait obstinément la tête. Les larmes menaçaient de lui tomber des paupières.

— Je vais pas risquer ma peau pour tes beaux yeux, regard de braise. Toi, t’as encore de la valeur pour ta Mestresse. Moi, je rapporte à peine plus que ce que je coute. Va-t’en si tu veux, sans me mêler à ton délire. Le fouet t’attendra à l’arrivée, mais ce sera pas à côté de mon bûcher.

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