77.3

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S’il avait échappé à la mort, à la mutilation et au fouet, Bard n’avait pas échappé à la privation. Yue lui avait laissé le choix entre sacrifier sa nourriture ou son confort pendant les trois jours que durerait les fêtes de l’équinoxe : une tape sur les doigts, compte tenu des évènements, mais qu’il fallait souffrir. Ayant choisi de renoncer au confort : ses chaussures entre autres, il s’était ouvert la plante de pied sur un bris de verre en manipulant de la vaisselle. Sa chaussette sale et ensanglantée dans la main, il boitait en entrant dans le quartier des esclaves.

Levée tôt pour profiter de son congé, Io Ruh s’adonnait à son seul passe-temps : la calligraphie. Elle retranscrivait des vers sur le retour du printemps lorsque l’ombre du fabuleux vint obscurcir sa feuille. Elle l’identifia du coin des yeux, lorgna son pied blessé, puis posa son pinceau.

— Tu saignes, constata-t-elle.

Elle débarrassa la malle qui lui servait d’écritoire pour en extirper des bandages, du désinfectant…

— La plaie est-elle profonde ? Faut-il suturer ?

— Non, je ne crois pas.

Elle lui fit signe de s’assoir et entreprit de le soigner. Bientôt, la plaie fut propre et solidement pansée.

— J’ai terminé. Si tu n’as besoin de rien d’autre, j’aimerais… Je suis de repos, aujourd’hui. Et ta compagnie ne m’est pas agréable.

Les traits du fabuleux se dilatèrent.

— N’aies pas l’air si surpris. Nous ne sommes pas amis, tu me le répètes souvent.

— Ce n’est pas ce que tu penses qui me surprend, mais le fait que tu l’exprimes. Tu es beaucoup plus réservée, d’habitude.

— Tu as insulté notre mestresse. Toi qui me reprochais ma soumission sous prétexte qu’elle m’empêchait de veiller à sa sécurité, tu as délibérément mis sa position en péril. Au regard de ton comportement hypocrite et irrévérencieux, je m’autorise à te dire le fond de ma pensée.

Bard esquissa un sourire ; la confusion changea de camp.

— Pour être honnête, je te reprochais surtout de ne pas être la personne que je voulais que tu sois. Mais rassures-toi, je crois que j’en suis guéri. Si tu es toujours d’accord pour essayer d’améliorer nos rapports une fois que tu m’auras pardonné mon hypocrisie et mon irrévérence, je veux bien faire des efforts dans ce sens.

Io Ruh papillonna, toujours plus hagarde.

— Alors ? Tu ne veux plus me dire le fond de ta pensée ? la taquina-t-il.

Elle replaça son matériel de calligraphie pour se laisser le temps de reprendre contenance puis décréta du ton formel qui lui était le plus naturel :

— Je te pardonnerais lorsque la punition choisie par la mestresse sera levée, à supposer que tu l’observes avec sérieux.

— Message reçu.

Il se leva, résolut à reprendre le travail et étonné par la légèreté de sa propre humeur.

Les heures se firent courtes dans l’après-midi. Bard les vit à peine défiler. Il ne prit conscience du temps écoulé depuis son retour que lorsque le ciel se teinta d’ocre et que sa première pause de la journée lui fut accordée. Son repas se composa de reliefs qu’il regretta d’avoir troqué contre son lit, mais dont il n’eut pas l’idée de se plaindre.

Il finissait son écuelle assis au coin d’un feu de marmite lorsqu’un serviteur vint le querir.

— Le neuvième prince te convoque, lui annonça-t-il de but en blanc.

Ces mots lui asséchèrent la bouche. L’appétit coupé, il lâcha sa cuillère.



Autorisée par son tuteur à participer aux jeux concours organisés dans les jardins du château, Yue avait remporté une course d’escalade, une course équestre, un concours d’équilibre, et un concours de tir soit deux tiers des activités auxquelles elle avait pris part. Le fils aîné du quatrième prince lui avait ravi le prix de l’épreuve de force brute et une fille de jarl avait emporté la chasse au trésor qui avait conclut le tour des enfants de moins de douze ans.

Avaient ensuite eu lieu un petit tournoi amical d’aspirants guerriers et une exposition de tapisseries tissées par d’apprentis artisans.

Yue avait profité de ce temps pour se rapprocher d’un groupe de danseurs dont elle avait surpris une répétition et se faire apprendre la Valse des Valkyries, un enchainement presque militaire, aussi acrobatique qu’artistique qui, sans être bien long, s’évéra particulièrement éprouvant à exécuter, en dépit de quoi Yue le sut la chorégraphie en moins d’une heure.

L’écho de son exploit ayant atteint l’oreille de la future reine, la petite fille avait été invitée à faire la démonstration de son talent à l’assemblée une fois les professionnels applaudis pour les leurs pendant leur représentation officielle.

— Je vous trouve bien permissif avec elle, aujourd’hui, observa Denève à l’attention de Léopold. Vous lui laissez rarement tant de liberté.

Léopold baissa les yeux vers elle.

— Vous vous méprenez. Je lui en laisse énormément pour peu qu’elle soit capable d’en faire bon usage. Je peux supporter qu’elle se fasse remarquer en bien, ou qu’elle fasse des erreurs qui passent inaperçues. Elle cultive mieux ses capacités seule que sous ma férule.

— Est-ce une parole de résignation ? Allez-vous finalement… renoncer à elle ?

Il lui darda un regard équivoque.

— Mon épouse est pleine de contractions, fit-il. Un jour, elle veut m’entendre admettre que Yue m’est une fille, le suivant, il faut que je me sépare d’elle.

Denève se sentit un peu de honte.

— J’essaie seulement de…

— Pas maintenant, l’interrompit-il.

Yue approchait au pas de courses, échevelée et essoufflée. Elle se jeta sans cérémonie sur le verre d’eau que son tuteur gardait pour elle avant de parler.

— Si j’avais su que tu t’agiterais autant, je ne t’aurais pas laissé donner congé à ta domestique. Assieds-toi une seconde.

La petite installée, il la recoiffa minutieusement.

— Prend une minute de temps à autre pour t’assurer que tu es présentable. Je veux bien que tu t’amuses, pas que tu t’humilies.

— Je ferais attention, promit-elle. Est-ce que j’ai encore le droit de danser ?

— Plus tard. Si tu ne te reposes pas un peu, tu vas tomber de fatigue et je n’ai pas l’intention de te porter jusqu’à notre chambre. Tu as passé l’âge de te faire border.

Il lui releva le menton pour ponctuer sa semonce. Denève vit la fillette changer d’état entre les doigts de son tuteur, passer de l’enfant pleine de vie qu’elle s’était autorisée à être le temps d’une après-midi à l’objet inanimé qui attendait parfois des heures la permission d’exister.

— Je dois rencontrer Mestre Selemeg en privée d’ici quelques minutes, reprit Léopold. Il est possible que je te fasse appeler au cours de notre entrevue.

Yue baissa les yeux.

— Pourquoi vous devez lui parler ?

— Tu le sais parfaitement. Ton dragon n’a pas été sage, avant-hier. Je refuse de le voir récidiver, aussi vais-je demander l’aide d’un professionnel. Mais ne t’inquiète pas. Si une décision importante doit être prise, je saurais te consulter.

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