78.1

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Le deuxième jour des fêtes de l’équinoxe appartenait davantage au peuple qu’à la noblesse. Lors, la royauté quittait le confort et la sécurité de ses demeures, se vêtait avec humilité et descendait dans les rues pour faire société des petites gens, distribuant au passage quelques distinctions symboliques : celle du meilleur forgeron, du boulanger le plus prospère, du plus vieux mineur, du plus jeune pêcheur…

Les pauvres et les malades se aussi voyaient offrir quelques charités, allant de la poignée de main d’une princesse à la promesse d’une aide financière. Les enfants du commun ouvraient leurs cercles de jeu à ceux des nantis, les seigneurs de guerre allaient aux devants de ceux qui seraient ou avait été leurs soldats, flattant leur égo sans avoir l’air pour leur emplir le cœur de fierté et de courage ; car le printemps réveillait aussi bien le grain enfoui sous le la terre que le monstre tapis dans la montagne et au fond des eaux. Il fallait anticiper leurs attaques, sinon les prévenir.

Léopold s’était attendu à ce que sa participation soit encouragée, sinon exigée. L’inverse s’était pourtant produit : le premier prince lui avait formellement demandé de se tenir à l’écart de la tradition.

— Un homme ne quitte pas le chevet de son épouse, laquelle porte son enfant, pour aller distribuer de mauvaises grâces des sourires hypocrites à un peuple qui l’indiffère, avait soutenu à son neveu.

Ce dernier n’avait cherché à le contredire que pour la forme : rester à chambre lui convenait parfaitement. Quant à l’idée négative que son oncle se faisait de lui, il ne la changerait certainement pas en un jour.

Cette parenthèse de tranquillité lui laissa enfin le temps d’avancer sur les démarches qui l’avaient conduites à Skal en premier lieu. Il lui restait à découvrir ce qu’il était advenu de la fabuleuse du nom de Sanaeni depuis séjour au Bureau de Archives, à supposer qu’elle n’y soit plus. Idéalement, il obtiendrait aussi le droit de consulter les documents nés de sa collaboration avec les Archivistes. Il espérer y découvrir les intentions de cette ennemie potentielle. Envoyer Yue étudier la dragonnerie à l’étranger ne l’empêcherait pas de continuer à veiller sur elle et l’investissement qu’elle représentait.

Du fait de l’indisponibilité du roi malade et de l’inimitié du premier prince, il n’avait pas eu accès au sceau de la couronne et avait dû se contenter de celui des Grands du Nord pour appuyer ses demandes : un moindre mal compte tenu des circonstances. En parallèle, il négociait encore avec Mestre Dvalin pour rassembler quelques informations de façon moins légale, autant sur Sanaeni que sur les apatrides gênants qui l’avaient précédé. L’expérience lui avait appris que rebattre les pistes froides n’était inutile qu’aux idiots.

— Que faites-vous ? s’enquit Denève en lui passant près de l’épaule.

Il esquiva la question en lui présentant un document tout à fait annexe aux tâches qui l’occupaient.

— Qu’est-ce ? fit-elle en s’en emparant.

— Le contrat d’adoption. Je l’ai dument rempli hier. Vous dormiez lorsque je me proposais de vous le faire signer.

— Oh… Moi qui pensais que vous exagériez en parlant de d’avoir cela si vite.

— La cour a son notaire attitré. Il m’a suffi de prendre une minute de son temps hier à la fin du banquet.

— Cette adoption fera-t-elle d’Aline une princesse ?

— Non. Le titre de princesse ne revient qu’aux filles légitimes du roi régent et aux épouses de princes. Les filles de princes ne sont pas concernées. Si vous tenez à ce qu’elle porte ce titre, cependant, je puis la proposer en mariage à l’ainée du quatrième prince, il est tout à fait prometteur dans sa prétention au trône.

— Ma fille choisira son époux seule, Léopold. Un époux qu’elle aimera d’amour.

— Notre fille, rectifia le baron.

— Soit. Vous n’avez tout de même pas l’intention de la marier ?

— Pas à son âge, non, mais je ne la laisserai pas se complaire dans le célibat toute sa vie non plus. D’ici trois ou quatre ans, nous la présenterons à de bons partis parmi lesquels elle se choisira un fiancé. Nous les marierons dans les cinq années suivantes.

— Pourquoi Aline devrait-elle se marier si jeune ? Vous êtes resté garçon jusqu’à la quarantaine, souligna-t-elle.

— Oui, et je le regrette. Cela pèse dans une réputation. Et si tarder à fonder une famille peut désavantager un homme, imaginez ce que cela peut faire à une femme. Imaginez aussi ce qu’il se dira de notre fille si moi, son père, je ne vante pas ses qualités d’épouse en puissance dès l’âge de coutume. Je ne veux pas vous vexer, mais il me semble que vous ignorez encore certaines choses du monde pour y être entrée tardivement.

— Allez-vous balayer ma résolution à laisser ma fille libre sous prétexte que je suis mal née ?

— Denève… soupira Léopold. Voulez-vous réellement de cette adoption ?

— Bien sûr !

— Vous venez encore d’appeler Aline votre fille plutôt que la nôtre.

— Ce… Ce n’est que l’habitude.

— Si vous tenez à rester seule juge de ce doit être l’éducation de cette enfant, je n’y vois pas d’inconvénients. Il vous suffit de me rendre ce document non-signé. Par contre, si je deviens son père, ces décisions me reviendront. Je resterais à l’écoute de vos avis, mais le dernier mot me reviendra. Pour ce qui est du mariage, ma position ne changera pas. Libre à vous de me disputer l’identité du prétendant au moment voulu, mais ce moment arrivera plus tôt que tard.

La baronne restait sans réponse, rongée par le doute.

— Prenez le temps de lire ce document attentivement, lui conseilla Léopold. Les droits parentaux y sont détaillés. Parlez-en à Aline, s’il le faut.

Yue errerait sans but apparent sur le long du chemin de garde. Ses esclaves la suivaient, le fabuleux ravalant sa douleur à chaque pas sur son pied blessé et l’humaine subjuguée par le ballet des heures dont sa montre battait scrupuleusement la mesure, de sorte à rappeler à la mestresse la fin de sa récréation à temps.

— Io Ruh, appela subitement Yue, rompant un long silence. J’ai un truc important à te dire.

— J’écoute, Mestresse.

— Je sais. Tu écoutes toujours.

Un long blanc s’ensuivit. Yue se retourna, toisant son esclave d’un regard étrange. Tous s’arrêtèrent.

— Bard sais déjà, mais je voulais que tu l’apprennes de moi. Je dois partir. Pas aujourd’hui mais bientôt. Je vais étudier les dragons et apprendre à rendre service à l’Empire.

L’esclave contint sa surprise et son horreur à l’idée de voir la petite fille dont elle décorait les cheveux de rubans tous les matins s’engager militairement.

— Bien, Mestresse. Je me renseignerai quant aux moyens de vous être le plus utile possible durant votre apprentissage.

— Tu ne m’accompagnes pas. Toi, tu restes avec Monsieur Makara.

Cette fois, Io Ruh ne put empêcher une ride de naitre entre ses sourcils.

— Je… Ai-je mécontenté ma mestresse ?

— Non. Je suis contente de toi tous les jours. Tu es douée et tu es gentille et… J’aurais aimé te garder avec moi mais je veux que tu sois heureuse. Tu le seras pas si je t’emmène.

— Mon bonheur est de servir ma mestresse. La honte d’être jugée indigne ou inapte à la servir… voilà qui me rendrait bien plus malheureuse que…

Elle s’inclina profondément.

— Je supplie la mestresse de revenir sur sa décision. Je lui prouverais ma dévotion et ma compétence si elle m’autorise à la suivre où qu’elle aille.

— T’as pas besoin de… Redresses-toi, s’il-te-plait.

La voir hésiter fit souvenir à Yue qu’il fallait parfois parler de biais pour se faire entendre d’elle, quitte à employer des mots blessants.

— Une esclave dévouée ne discute pas les ordres de sa mestresse, fit-elle avec sévérité. Si tu ne respectes pas ma décision, tu ne respectes pas mon autorité.

Ces mots parurent effectivement l’atteindre. Ils éteignirent la lueur de protestation de son regard, sans toutefois lui ôter son air défait.

— Je demande cent fois pardon à la mestresse, fit-elle d’une voix atone.

— Euh… Yue ? intervint Bard. Peut-être que tu devrais…

— N’essaie pas de me dire ce que je dois faire, le coupa-t-elle. Je suis aussi ta mestresse.

— Est-ce que tu veux être une mestresse qui n’écoute pas ses esclaves ? Je n’essaie pas de te donner d’ordre, seulement mon point de vue.

— Pour le moment, ton point de vue, je veux pas le connaitre.

— Je sais que tu es en colère contre moi et tu as raison de l’être. J’ai fait d’énormes erreurs dont tu me fais à peine payer les conséquences alors qu’elles t’impactent énormément et je t’en suis reconnaissant. Je me demande seulement si tu es sûre de faire ce qu’il y a de mieux pour tout le monde.

Yue haussa un sourcil. Bard souffla de soulagement en comprenant qu’elle se disposait à l’écouter davantage.

— Je pense que tu devrais penser à toi. Tu vas avoir besoin de quelqu’un pour t’aider dans la vie de tous les jours. Personne ne le fera mieux qu’elle. Tu es loin d’imaginer le travail que le confort dont tu as besoin représente. Tu l’ignores peut-être, mais nous ne faisons pas tout pour toi. Nous nous appuyons sur le travail d’autres personnes pour te fournir ce dont tu as besoin. Nous ne serons jamais trop de deux esclaves s’il n’y a plus tout une maison pour nous soutenir. Et je crois Io Ruh quand elle dit qu’elle se sentirait humiliée si tu la laissais ici. Pour elle, ta décision ressemble à une punition.

— Je me moque de ce à quoi ça ressemble et j’ai pas besoin de tout le confort dont tu parles. Si c’était le cas, je te placerais en volière. Est-ce que tu veux vivre en cage pour que mes vêtements soient mieux repassés ?

Le fabuleux baissa les yeux.

— Non.

— Alors je veux plus t’entendre.

Elle rouvrit la marche sans lui laisser le temps d’une réplique.

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