82.1

9 minutes de lecture

Amis lecteurs, la coupure de fin de partie va être un peu bizarre, c'est juste que j'ai pas trouvé mieux et que c'était déjà trop long. Bear with me.

Ana.

Bard avait envisagé de prendre de l’avance sur le travail qui ne serait plus le sien pendant les quelques jours de sa mue, puis s’était rendu compte de l’impossibilité d’une telle démarche. Io Ruh et lui se débrouillaient déjà pour abattre le gros de leurs corvées à dates fixes. En ce premier jour de décan, leur maison ne manquait de rien, ni de provisions, ni de linge propre et aucune réparation ne s’imposait. Aussi, le fabuleux se contenta de préparer la stalle qui ne lui avait si peu servi depuis leur arrivé avant de retourner aux quartiers d’habitation.

Pendant le temps qui lui restait à maintenir sa forme humaine, il espérait venir à bout de quelques chapitres d’un livre entamé un décan plus tôt : Portrait de Héros de la Draconnerie, traduit du kelite au xe-en par un érudit anonyme, puis du xe-en au réel par nul autre que Io Ruh, dans le cadre d’un exercice qu’elle s’était imposée. Bard avait commencé à le lire par curiosité pour finir par le trouver passionnant. Il lui arrivait même d’en soumettre spontanément quelques passages à l’appréciation de Yue. En faisant jouer sa clef dans la serrure de leur logement, Bard se demanda si elle serait d’assez bonne humeur pour en entendre un ou deux avant qu’il ne se retirât pour plusieurs jours.

— J’entre, s’annonça-t-il.

Io Ruh occupait sa place habituelle à leur table, sage et solennelle. Si sa punition l’affectait moralement, elle n’en montrait rien. Bard se convint qu’elle la supportait sans trop de mal.

Il s’abstint de la saluer de peur de la pousser à le faute, fit le moins de bruit possible en cherchant son livre, puis tira son coussin de sous la table pour reprendre sa lecture.

Le temps passa sans avoir l’air au fil des pages. Alangui par un paragraphe lourd de détails insignifiants, Bard consulta l’heure à sa montre. Six heures approchaient, heure officielle à laquelle Yue aurait fini sa journée si elle avait suivi un cursus normal. De fait, il lui arrivait d’être rentrée bien avant comme de ne pas se montrer avant le couvre-feu, suivant ce que le commandant Klalade lui préparait.

Io Ruh s’était levée, toujours sans bruit, pour préparer son retour : mettre la table, installer le chauffe-plat sous le souper prêt d’avance, sortir une robe de chambre propre, ainsi que tout le nécessaire de toilette imaginable. Bard se joignit à son effort. Il alluma une demi-douzaine de bâtonnets d’encens en concentrant son pouvoir draconique au bout de ses doigts pincés, puis les planta tour à tour aux différents brûleurs de l’appartement – une mesure supposée éloigner les insectes – puis s’occupa de l’éclairage.

Bientôt, les deux esclaves eurent repris leurs places respectives. Bard n’eut pas le temps de reprendre sa lecture que le cliquetis d’une clef jouant dans la serrure annonça le retour de leur mestresse.

Une Yue visiblement lasse passa la porte. Son odeur aux notes sucrées empli l’appartement, adoucissant celle, plus âcre, de l’encens qui brûlait près des fenêtres.

— Ton entrainement s’est bien passé ? la salua-t-il.

— Il s’est pas passé du tout, se plaignit-elle en luttant contre un lacet trop serré. Rëvika est partie sans rien m’apprendre, parce qu’elle voulait égorger des civils ou un truc de ce genre, je crois.

— Euh… Pardon ?

— Je veux pas en parler.

Ayant vaincu ses chaussures et lavé ses mains, elle vint compléter leur tour de table.

— Je suis retourné à l’étude, à la place, pour avancer sur mes devoirs et écrire des lettres. Pendant que j’y pense, tu veux bien aller les déposer à la loge ? Je voudrais qu’elle parte demain matin.

— Je dois prendre mon temps ? supposa-t-il.

— Oui, s’il te plait.

Réprimant une curiosité qu’il savait déplacée, Bard accepta de se soustraire à la conversation. En plus de lettres à déposer, il prit son livre sous le bras : de quoi s’occuper sur le pallier au cas où l’échange s’éterniserait.

Yue attendit que le son des pas de son fabuleux s’évanouît par-delà leur porte, prit quelques secondes pour rassembler les idées qui lui ravageait le crâne de migraine puis, de sa voix la plus calme et assurée, rendit le droit de parole à son esclave.

— Ta punition est levée.

Io Ruh garda le regard bas en esquissant une révérence. Les mots jaillirent faible de sa gorge enrouée.

— Je remercie ma mestresse pour son indulgence.

Yue contint un soupir.

— Tu m’as vraiment trouvé indulgente ? douta-t-elle.

— Je crois qu’il est juste de m’avoir puni par l’endroit où j’ai fauté. J’ai parlé sans réfléchir et publiquement déprécier les privilèges qui me sont accordés au quotidien. Ma mestresse a eu raison de me réprimander publiquement et de suspendre mes privilèges pour m’obliger à réfléchir. Ma privation aurait pu être bien plus longue. Voilà pourquoi je la trouve indulgente.

Son explication donnait à la décision de Yue plus de sens qu’elle n’en avait eu. Certes, il s’agissait de l’obliger à prendre du temps pour réfléchir – l’ancien tuteur de Yue l’y contraignait souvent d’une façon comparable – mais le reste n’avait été que le fruit d’une impulsion. Yue n’avait pas cherché à humilier son esclave, ni à lui faire prendre la mesure de ses avantages. Elle balaya le sujet d’une monosyllabe équivoque avant de reprendre.

— Aujourd’hui aussi, quelqu’un m’a calomnié. Et son mensonge risque de m’attirer beaucoup, beaucoup d’ennuis.

Une expression horrifiée figea les traits de l’esclave.

— Qui a bien pu…

— Laisse tombé, c’est pas le sujet. Ce que je veux dire c’est que, à côté de ça, qu’un autre mestre croie que je suis un peu trop sévère avec toi, c’est pas vraiment grave. Ça va pas m’empêcher de devenir draconnière ou salir ma réputation. J’ai pas de vraie raison d’être en colère contre toi. Je crois… Je crois que je suis juste… vexée. Je voudrais qu’on soit au moins un peu heureux, tous les trois. Je sais que je suis pas capable de régler tous les problèmes mais je voudrais que vous me laissiez au moins une chance d’essayer de temps en temps. La prochaine fois que tu veux décliner une invitation sans en avoir l’air, par exemple, tu pourrais juste dire qu’il faut que tu demandes à ta mestresse pour gagner du temps. Puis si tu veux pas y aller, je te trouverais une excuse moi-même !

Yue prit le temps de reprendre son souffle pour na pas s’emporter, puis poursuivit :

— Juste avant que tu prennes ma marque, Bard et moi, on a participé à une Exhibition. Il risquait d’y croiser des cousins à lui et d’anciens amis aussi. Il voulait pas et il m’en a parlé. Alors pour lui éviter le foyer avec tous les nobles et leurs familles, j’ai dis à Mestre Makara que je préférai qu’il ne monte pas. Ça a pas été plus difficile que ça. Pour toi, j’aurais pu dire moi-même que je t’interdisais de sortir. Le baron dit que c’est incorrect de remettre en question l’autorité d’un autre Mestre. Si j’avais dit non, ç’aurait été final.

Io Ruh parut chercher ses mots sans les trouver. Yue concevait qu’elle pût se sentir confuse et manquer de formule consacrée pour l’exprimer.

— T’es pas obligée de me répondre, mais je me demande… J’ai jamais eu beaucoup d’amis à part mon petit frère, mais je crois que si je pouvais les revoir, je le ferais. Je voudrais… je voudrais revoir Emaëra Adade, surtout. Je sais que Bard voulait pas revoir les gens qu’il connaissait avant parce qu’il avait honte d’être devenu esclave. Mais toi, tu l’as toujours été et tu parlais à une autre esclave, alors… est-ce que tu as honte… de moi ?

L’interrogée leva brusquement les yeux, frôlant

— Pourquoi aurais-je honte de ma mestresse ?

— Parce que ta mestresse a que onze ans. Parce que c’est la bâtarde d’un esclave et qu’elle a pas de nom de famille. Parce qu’elle ressemble à une fabuleuse ou…

Parce qu’elle sait à peine lire et écrire, songea Yue sans oser le dire.

— Je n’ai jamais eu honte de vous appartenir, Mestresse. Je n’ai que du respect et de l’admiration pour vous. Vous qualités sont nombreuses et surprenantes. Vos efforts pour les cultiver sont constants. Je vous respecte et vous admire infiniment pour cela.

Avec le temps, Yue avait appris à déceler ce qui, pour son esclave, constituait une marque d’affection. Sa façon de dire vous plutôt qu’elle en lui parlait restait la plus flagrante d’entre elles. Touchée, quoi que peu convaincue, elle se força à croire son démenti.

— Sachez que je me suis appliquée dans l’exercice d’introspection que vous m’avez ordonné. Je l’ai trouvé si difficile que j’ai fini par comprendre ce qui avait motivé mon écart de comportement.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela risque d’être long à expliquer.

— Tant pis. Explique-moi.

— À vos ordres.

Une longue hésitation retarda sa confidence.

— Pour résumer, je n’ai tout simplement pas envie de repenser à mon ancienne vie. Mon apprentissage a été long et souvent pénible. J’ai mal vécu que Ma Han m’en rappelle de si vifs souvenirs par sa seule présence. J’ai trouvé… effrayant… que mon passé puisse revenir me hanter de cette façon, à l’improviste. Lorsqu’il a été question de renouveler, voire de prolonger cette expérience, j’ai perdu mes moyens, surtout quand Ye Sol Qilin a été mentionnée.

— Pourquoi ? Tu la connaissais aussi ?

— Oui, Mestresse. J’ai sans doute eu tort de ne pas vous le préciser ce matin mais il était convenu que je prenne sa marque à l’âge de douze ans.

— Tu veux dire qu’elle aurait été ta mestresse ?

— Plus encore. J’aurais été sa compagne de jeu et d’étude pendant nos jeunes années. Je serais devenue la servante supérieure de sa maison. Je m’y serais probablement mariée à un autre haut employé de leur maison pour y fonder un foyer. L’usage xe-en veut que lorsqu’une famille noble offre à un de ses enfants un serviteur de son âge, ce soit dans le but de cultiver un lien de confiance solide et durable. Cela crée des familles vassales entières, et dont les membres sont instruits. J’avais votre âge quand je rencontrai dame Ye Sol la première fois. Ses parents lui cherchaient une servante. Moi et d’autres candidates convenables lui avions été présenté. Je n’étais pas la plus brillantes d’entre elles, pourtant, je me démarquais vite comme la préférée de Mademoiselle.

L’ombre d’un sourire passa sur les traits de la jeune femme, qui raviva la blessure dont Yue souffrait à l’égo.

— Sa famille tenait à ce qu’elle prît tout le temps nécessaire pour faire son choix. Cela lui prit plusieurs lunes. Peu avant mon douzième anniversaire, pourtant, dame Ye Sol m’apprit en confidence que son choix s’était arrêté sur moi, que ses parents venaient de valider sa décision. Mon cœur explosait de joie. Une vie dont j’allais pouvoir être fière m’était promise. J’allais rapporter beaucoup d’argent à mon école et à ma famille, vivre à l’abri du besoin…

— Qu’est-ce qui s’est mal passé ?

— Je ne l’ai jamais vraiment su. Le décan suivant, les Qilin devaient revenir conclure leur achat. Je m’étais préparée d’avance pour ne pas faire attendre celle que je considérais déjà comme ma mestresse. Malheureusement, dame Ye Sol ne voulait plus de moi comme esclave à ce moment-là. Mon amie Ma Han eu se privilège à ma place. Aucune explication ne me fut jamais donnée.

— Mais c’est… pas juste ! s’insurgea Yue pour sa servante.

— Un mestre n’a pas à se justifier. Encore moins à un esclave qui n’est pas de sa maison. La décision venait peut-être des parents de Mademoiselle. Ma Han était objectivement meilleure que moi en bien des domaines : plus jolie, plus habile, plus éloquente…

— Et alors ? Ye Sol te préférait depuis le début, non ?

— Je l’ai cru, mais cela n’a plus vraiment d’importance, maintenant.

— Bien sûr que si, ça en a ! Et ça change tout ! Tu crois pas que si Ma Han et sa mestresse veulent te revoir, c’est pour te donner une explication ?

— Plus de quatre ans se sont écoulés depuis ces événements. Mademoiselle m’a probablement oublié et rien ne changera le passé. J’ai l’honneur de servir une mestresse qui me traite avec gentillesse et grâce à qui je ne manque de rien. Que puis-je vouloir de plus ?

— Je vais pas te forcer à quoi que ce soit, mais je peux pas te garantir que tu la recroiseras jamais. Haye-Nan est une grande ville, mais tous le monde va pas aux mêmes endroits. Toutes les fois que tu iras acheter de l’encre, des livres, de l’encens, du tissu ou n’importe quoi d’un peu cher, tu tomberas sur des gens riches et leurs serviteurs, dont ceux des Qilin.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0