84.5

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Entre les mots nouveaux ou mal articulés, les non-dits et les sous-entendus, Yue n’avait pas tout compris à l’échange. Demander des éléments de traduction lui paraissait malvenu dans l’immédiat, mis l’envie de le faire l’oppressait.

— Ma Han, reprit Ye Sol d’un voix étonnement menaçante, comment ce médecin savait-il que mon invitée appartenait à un corps armé ? As-tu été indiscrète ?

— J’ai seulement répondu aux questions qu’il me posait. Fallait-il lui mentir sur dame Yue dont le parcours est si honorable ?

— La bienséance interdit aux esclaves de parler de leurs mestres à autrui. Qui t’autorise à enfreindre cette règle pour une mestresse que je reçois ici ? N’est-ce pas l’insulter ? Tu devrais être en train d’implorer son pardon plutôt que d’argumenter.

Captant l’ordre sous la recommandation, Ma Han se tourna d’un pas réticent vers Yue, posa les genoux à terre l’un après l’autre et récita quelques politesses de circonstance.

Yue savait à peine ce qu’elle était supposée pardonner. Parler xe-en la fatiguait et la frustration lui donnait presque envie de pleurer. Elle opta pour une réponse neutre que chacun pourrait interpréter à sa guise :

— Tu peux te lever.

À son hôte, elle ajouta :

— Il se fait tard. Io Ruh vous enverra sa réponse par écris après s’être reposée et avoir réfléchi.



Piétons, porteurs et charretiers s’était entendus pour obstruer toutes les rues d’Haye-Nan à la seconde où l’orage s’était tarit en averse. Impossible d’y circuler, même lentement. Les qilins de la maison éponyme piétinaient, l’attelage stagnait, Yue s’impatientait.

— À ce rythme, le soleil sera couché avant qu’on ait eu le temps de voir la maison de placement déplora-t-elle.

— La mestresse tient-elle vraiment à louer les services d’un étranger ? Est-ce que mon travail de ces derniers jours lui parait insuffisant ?

Io Ruh rompait d’un long silence que Yue s’était efforcée d’ignorer pour ne pas la mettre mal à l’aise. Elle ne s’était pas attendue à l’entendre avant la draconnerie.

— Je trouve que tu devrais avoir de temps libre. Toute seule, tu dors à peine.

— Ma mestresse a pourtant moins de temps libre que moi, certains jours.

— C’est pas pareil.

Le carrefour se désencombra momentanément, autorisant la soiture à avancer jusqu’au prochain bouchon.

— Ma mestresse a laissé entendre que j’aurais le droit de choisir l’esclave qui la servirait temporairement. Puis-je user de ce droit pour continuer à servir seule jusqu’au retour de Bard ? Je n’aurais pas davantage de temps libre avec une personne qu’il faudra former et dont il faudra revérifier le travail constamment qu’en faisant à ma façon l’esprit tranquille.

Yue contempla l’idée, ne fut-ce que parce que son esclave n’insistait jamais autant pour aller contre sa volonté.

— Je te laisse jusqu’à la fin du décan, céda-t-elle. Si je vois que tu es trop fatiguée d’ici là ou que tu n’arrives pas à tout faire, il va falloir que tu acceptes d’être aidée. Si tu arrives à gérer, je te laisserais faire ce que tu veux jusqu’au retour de Bard. Ça te parait juste ?

Io Ruh, qui ne s’attendait pas à l’emporter si facilement, répondit avec un temps de retard.

— Je remercie sincèrement ma mestresse de me faire confiance. Et… en ce qui concerne notre visite d’aujourd’hui…

— Pas besoin d’en parler tout de suite si t’en as pas envie. Je te forcerai pas.

— J’en ai envie. J’ai au moins envie de dire à ma mestresse que les présomptions du médecin étaient infondées. Je suis toujours chaste.

— Euh… Tu sais, j’ai pas compris la moitié de ce qu’à dis ce médecin, et je sais pas non plus ce que ça veut dire, chaste, alors… tu m’expliques ?



Bercée par la balancelle de sa cour intérieure, Ye Sol Qilin contemplait le ciel nocturne à la recherche d’une étoile. L’orage avait laissé trainer ses nuages, suffisamment opaque pour masquer jusque-là lune. L’air s’était alourdit en plus de se réchauffer. La journée du lendemain promettait d’être étouffante.

— Vous devriez rentrer vous coucher, Mestresse. Il se fait tard et l’air de la nuit risque de vous rendre malade.

Profondément lasse, Ye Sol ferma les yeux plutôt que de les lever vers Ma Han, puis reprit sa tentative de contemplation des astres.

— Avez-vous mal ? Voulez-vous un porteur ?

— Est-ce que je ne sais plus parler ? Si je veux un porteur ou quelque aide que ce soit, je te le ferai savoir.

— Inutile de me parler si durement. Je m’inquiète pour vous, suis-je en faute ?

— Tu l’es. Je ne serais pas si irritable si tu avais mieux traité l’invitée dont j’espérais me faire une amie.

— Votre amie, cette petite fille renfrognée ?

— Devrais-je préférer les sourires hypocrites des nobles de mon âge, qui n’ont pas vu moitié autant de pays qu’elle ? Sa franchise me plait. Je ne veux pas t’entendre dire un seul mot de méchanceté à son sujet.

— Sauf votre respect, n’est-ce pas un peu injuste ? Vous dites que la franchise de telle personne vous plait pour mieux m’interdire d’être franche ? Faut-il que je fasse toujours des flatteries à tout le monde ?

Ye Sol se raidit, freinant sa balancelle.

— Puisque tu es si fière de ta franchise, dis-moi une chose. Qu’espérais-tu as accomplir en m’encourageant à revoir Io Ruh ? Tu n’étais pas obligée de me parler de votre rencontre. Voulais-tu lui montrer ton aisance sans en avoir l’air ? T’assurer qu’elle ne s’était pas mieux établie que toi ?

À son tour, l’esclave s’assombrit.

— Ma mestresse me prête des intentions bien mesquines.

— Tu m’as souvent présenté Io Ruh comme ta meilleure amie, presque comme ta sœur. Je t’entends encore me dire, il y a quatre ans, que tu te sentais protectrice envers elle, car elle n’osait jamais dire un mot ou faire un geste pour se défendre. Pourtant, je ne t’ai pas vu lui témoigner beaucoup de bienveillance, aujourd’hui. Tu ne lui as pas non plus été très loyale le jour où tu m’as fais croire qu’elle pleurait tous les soirs depuis ma promesse de l’acheter.

Cette fois, la surprise laissa Ma Han interdite.

— Si j’avais encore des doutes avant ce soir, je n’en ai plus, conclut Ye Sol. Sache que dans l’état actuel des choses, ton avenir n’est pas menacé. Je ne punis pas les adultes pour les erreurs d’enfants. Ta dote est fixée, ton mariage arrangé et la date de ton affranchissement arrêtée ; cela ne changera pas si tu me sers correctement pendant les deux prochaines années. Dans l’immédiat, je te demande de me laisser tranquille.

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