86.3

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Une réalité navrante s’imposa à Io Ruh, ce jour-là : Ma Han n’avait pas beaucoup changé en quatre ans. Ella avait toujours été volontaire, voire impérieuse et surtout peu encline au compromis. Sa façon de s’accaparer la part belle de chaque situation datait au moins d’une décennie. Toutefois, son ancienne camarade savait travailler. Elle vint à bout de toutes les tâches confiées à ses soins sans erreur ni négligence, ce plus vite qu’escompté.

Au retour de sa mestresse, Io Ruh fut bien obligée d’admettre que l’aide de son ancienne camarade lui avait libéré les mains et permit de rattraper son retard. Ma Han fut ainsi remerciée, renvoyée chez elle pour la soirée et invitée à revenir le jour suivant.

L’appétit vint difficilement à la jeune esclave, ce soir-là. Chaque bouché lui resta en travers de la gorge, entravée par des mots qui refusaient de lui sortir de la pensée par la parole.

— J’ai un exercice sur le terrain, demain, annonça inopinément Yue. Je serais partie avant le lever du soleil et je sais pas à quelle heure je reviendrai, alors pas besoin de m’attendre. Si tu es fatiguée, va te coucher à l’heure du couvre-feu. Et s’il y a un problème pendant que je suis pas là, tu peux demander de l’aide au Commandant Klalade, elle a dit que ça la gênait pas.

— Le Commandant Klalade n’accompagne-t-elle pas ma mestresse ?

— Non, pas pour un exercice noté. Est-ce que c’est parce qu’elle t’a disputée hier que tu fais la tête aujourd’hui ? Ou parce que je t’oblige à te faire aider ?

— Non, Mestresse.

— Alors qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien.

— Rien, ou t’as pas envie de me dire quoi ?

— Je… Pour être honnête, je songe que… J’ai peur que Ma Han ne soit pas la personne la plus indiquée pour vous servir.

— Pourquoi ? Tu m’as dit qu’elle travaillait bien.

— Son travail est propre, oui… seulement, elle est… Je n’ai pas l’impression qu’elle soit tout à fait consciente du respect qu’elle vous doit.

— Moi non plus, si ça peut te rassurer. Je sais faire la différence entre une personne qui me respecte et une qui me prend pour une idiote. Je vois bien qu’elle est pas vraiment gentille et moins sérieuse que toi, mais à sa décharge, c’est difficile d’être plus sérieux que toi et il y a pas grand monde qui me respecte. Au moins, je connais sa mestresse et j’ai à peu près confiance en Ye Sol Qilin. Pas toi ?

— Je me fie au jugement de ma mestresse, renonça Io Ruh.

— Tu es sûre ?

— Oui, Mestresse.

À son tour, Yue laissa le sujet derrière elle pour revenir à celui de son épreuve du lendemain, fit quelques recommandations supplémentaires quant à la tenue du logement en prévision de son retour tardif, puis demanda son bain. Io Ruh se montra aussi attentive et serviable qu’à son habitude et pour la première fois depuis longtemps, put se coucher presque à la même heure que sa mestresse.

Sa nuit n’en fut pas beaucoup plus longue pour autant. Si Yue se levait avant l’aube, son esclave devait être debout bien avant, s’être lavée et habillée pour la journée et être prête à servir avant même que sa mestresse n’ait ouvert les yeux.

Yue se débrouilla bel et bien seule, cependant, invitant sa servante à se recoucher quelques heures tandis qu’elle partait. Io Ruh ne résista à la tentation que quelques minutes avant de s’écrouler toute habillée sur son futon grossièrement déplié.

À son réveil, le soleil brillait haut aussi haut que fort, l’oreiller l’avait décoiffé et Ma Han la toisait, accoudée à la table.

— Moi qui pensais que la discipline militaire ne souffrait aucune relâche, je te surprends en pleine grasse matinée.

Io Ruh se réarrangea nerveusement.

— Comment es-tu entrée ? Je ne tai pas confié de clef, hier.

— Je n’en ai pas eu besoin, la porte n’était pas verrouillée. Ruruh la paresseuse serait-elle aussi négligente ? Je devrais peut-être en parler à ta mestresse, non ?

— À ta guise. Je ne crain pas les reproches légitimes. J’ai effectivement consigne de fermer l’appartement lorsque j’y suis seule, particulièrement lorsque j’y dors. Ma mestresse saura que j’y ai manqué, de toi ou de moi.

— Tu n’es même pas drôle à taquiner, soupira Ma Han.

Ayant rangé son couchage, elle se recoiffa une énième fois et défroissa son tablier.

Ma Han avait fait l’effort d’en enfiler un, ce jour-là, ainsi qu’une robe de coton unie et des chaussures plates. Cela rassura passablement son ancienne camarade quant à sa disposition à travailler.

— Ma mestresse est absente. Je veux en profiter pour nettoyer sa chambre aussi minutieusement que possible. Il faut aussi s’occuper de son équipement de voltige, laver un peu de linge de maison, nettoyer de la salle de repos du bâtiment et…

— Tu n’apprend pas, décidément. Je n’ai besoin que d’une information : la tâche à laquelle je dois m’atteler dans l’immédiat.

— Bien. Dans ce cas, je vais te montrer où est la laverie.

— Sérieusement ? Tu me colles ta besogne la plus laborieuse ?

— À vrai dire, L’équipement de voltige est beaucoup plus difficile à entretenir. Il est lourd en plus d’être complexe et il faut manupler des huiles salissantes pour nourrir le cuir de cuélebre. Y tiens-tu ?

— Pas plus qu’à la lessive.

Io Ruh ne tenait pas à perdre du temps en conflits stériles en plus d’en avoir perdu à dormir. Elle proposa à son ancienne camarade de s’occuper de la salle de repos pendant qu’elle s’attelait à la lessive, puis d’aviser ensuite.

La matinée se termina sans cahots. Un peu avant le déjeuner, que les draconniers prenaient relativement tard, Io Ruh se présenta à la porte du Commandant Klalade ; celle-ci logeait deux étages plus bas dans une chambre privative.

Une Rëvika décontractée lui ouvrit, vêtue d’un pantalon d’uniforme et d’une brassière, une serviette autour du cou sous le carré ondulé de ses cheveux humides. Io Ruh savait que certaines menègannes revêtait naturellement une sorte de roux qui tirait sur le rose, comparable à la teinte du nectar de framboise, mais les cheveux de Rëvika l’impressionnaient toujours un peu, au moins autant que les longues interminables mèches blanches et cotonneux de sa mestresse. Il lui fallut quelques secondes de trop pour s’arracher à leur contemplation.

— Mes respects, Commandant Klalade.

— Bonjour. Qu’est-ce qui t’amène ?

— Ma mestresse m’a fait savoir que vous aviez proposer de me venir en aide en cas de besoin.

— Oui. Tu as besoin d’aide, donc ?

— Non, Commandant. Je suis seulement venue vous exprimer ma reconnaissance.

À deux mains, elle tendit par la hanse une imposante boite repas.

— Je sais que le commandant n’a personne pour la servir. Je suppose qu’elle n’a pas toujours le temps de manger correctement. J’ai pris la liberté de lui préparer ceci.

— Toi, tu as cuisiné pour moi ? Pour me remercier ?

— Oui, Commandant. J’ai cru comprendre que le commandant aimait les aliments épicés. Ce n’est pas le cas de ma mestresse, alors ce que j’ai préparé risque de ne pas être particulièrement bon, mais j’espère que cela conviendra.

Rëvika saisit l’offrande, toujours confuse. Elle n’avait pas plus l’habitude de la reconnaissance de ses subordonnés que de la bienveillance de ses supérieurs.

— Tu es mignonne, Io Ruh. Je suis vraiment ravie de ne pas avoir à me trainer au mess et je suis sûre que ce que tu m’apportes est excellent, mais tu n’as pas à en faire autant pour moi. Je suis littéralement payée pour veiller sur les intérêts de Yue et tu fais partie du contrat. Que je t’aie consacré un peu de temps et d’attention ne t’oblige pas à me mettre sur un piédestal.

— Ai-je mal agis ?

— Pas exactement, non. J’ai seulement peur que quelqu’un finisse par abuser de ta gentillesse ou se fasse passer pour ton ami pour t’extorquer des faveurs. On va passer un accord, tu veux ? J’accepte ton cadeau et, en échange, tu acceptes que je te rende service un jour où tu en auras besoin : un qui sorte de mes attributions professionnelles. Il te suffira de demander, d’accord ?

— Je ne suis pas certaine de savoir ce qu’il serait correct de demander au commandant.

— Tu le sauras au moment voulut, je suppose. Je n’ai pas le temps de parler plus longtemps, j’ai de la paperasse à finir, mais je ne bouge pas de la caserne. Reviens me voir s’il y a un souci et fait attention à toi. Prend soin de ta mestresse, aussi. Elle sera exténuée en rentrant de son épreuve.

— Entendu, Commandant Klalade.

— Merci encore pour le repas.

L’officier retourna à ses occupations, condamnant Io Ruh à faire de même. Avant de reprendre le travail, Ma Han et elle avait à déjeuner ensemble. La veille, cela s’était fait sur le pouce, entre deux magasins. Cette fois, il s’agissait de s’assoir, sans rien de mieux faire que d’apprécier – ou critiquer – le moment présent.

— Quel est le nom de votre maison, si ta mestresse n’a pas de nom de famille ? voulut savoir Ma Han au gré du repas.

— L’Héliaque.

— Pourquoi pas l’Eclipse ? N’est-ce pas ce que représente votre emblème ?

— Non, notre emblème n’est que la superposition des deux emblèmes de l’ancienne compagnie de ma mestresse, qui s’appelait l’Héliaque.

— Quel genre de compagnie était-ce ? Un groupe d’astronome ? Un temple généthliaque ?

— Un cirque.

Ma Han pouffa.

— Un cirque ? Ne faut-il pas être enjoué et avenant pour être un bon amuseur ?

— Ma mestresse était une acrobate de haut niveau, pas une comédienne de rue. As-tu fini de manger ? Plus tôt nous aurons abattu les corvées de la journée, plus vite tu seras libre de rentrer chez dame Ye Sol.

— Tu crois que ma seule hâte est de retourner faire des courbettes à une mestresse qui me puni depuis deux jours ? Contrairement à toi, j’ai une vie en dehors de mon service. Je n’aspire pas à passer tout mon temps au chevet d’une malade contrariée.

Une énième fois, Io Ruh garda sa pensée pour elle, se contentant de placer son couvert au creux du panier de déserte. En attendant que Ma Han en fit autant, elle reprit une lecture laissée de côté depuis plusieurs jours.

Plus tard, elle voulut aller s’occuper de l’équipement de sa mestresse tandis que Ma Han avancerait le ménage.

— Je te rejoins dès que j’ai terminé. Tu peux t’occuper des poussières et de la salle d’eau en attendant, mais ma mestresse interdit d’ouvrir le placard au-dessus de son lit. Il ne faut pas non plus toucher à ses livres ou vider les encensoirs du fond de la pièce. Et n’oublie pas de fermer à clef une fois que je serais partie. N’ouvre à personne, surtout.

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