88.1

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À la façon dont Bard se prostra au fond de sa stalle en la voyant approcher, Yue comprit que le réconfort qu’elle était venue chercher serait moins facile à obtenir qu’escompté. Son dragon la dévisageait les yeux grands ouverts, l’air aussi craintif qu’un lapin acculé au fond de son de son terrier par un prédateur. Il n’aurait pourtant fait qu’une bouché de la petite fille s’il l’avait voulu ; contrairement à elle, il avait beaucoup grandi depuis leur rencontre.

Ce fut en vain que Yue offrit les gestes d’amitié habituels. Au bout de compte, elle se recroquevilla à l’angle de la stalle d’où Bard la voyait le mieux pour attendre qu’il se calmât.

Sa mue à proprement parler était terminée depuis l’avant-veille au moins. Son ancienne peau avait été mise de côté par qualité des chutes pour être mieux transportée, transformée, puis vendue. Quant à sa nouvelle peau, encore sensible, elle s’adaptait encore au contact de l’air. Yue ne pourrait pas le monter avant quelques jours encore, mais espérait au moins qu’il pût se retransformer entre temps.

— Ton lit te manque pas ? Tu veux pas rentrer ?

Manifestement, Bard ne le voulait pas. Pour peu, il se serait fondu dans le mur plutôt que d’approcher.

— Tu veux pas me parler non plus ?

Le dragon restait sans réaction.

Généralement, Yue n’avait pas d’effort particulier à fournir pour se faire entendre des chimères. Les pousser à s’exprimer à leur tour pouvait s’avérer plus compliqué mais c’était bien la première fois que Bard se montrait si difficile avec elle.

— Je vois bien que tu te sens pas prêt, mais j’ai besoin que tu rentres. Tout est plus facile quand t’es là. Et j’ai vraiment besoin que tout soit au moins un peu facile là tout de suite.

Sans tout à fait se détendre, Bard parut subitement intrigué, plus à l’écoute.

— Tu tailles la glace pile à la bonne taille. Tu coupes les fruits pour que j’ai pas de jus plein les doigts, tu m’aide à réviser quand les lettres se mélangent et tu m’explique les mots que je comprends pas… Tu fais toujours attention à ce que je me fasse pas mal et t’as pas peur de te disputer avec moi quand t’es pas d’accord avec ce que je dis… Si tu restes ici encore longtemps, je vais pas réussir à devenir draconnier, je vais décevoir Mestre Selemeg, et Mestre Makara, et même le commandant Klalade.

Ce disant, elle se recroquevilla complètement, le front contre ses genoux.

— Je suis pas Ye Sol Qilin. Je saurais jamais écrire des livre ou faire pousser des plantes rares. Je sais rien faire d’utile à part ce que j’ai appris au cirque. Si je tombe malade un jour, ou si je me blesse, plus personne s’occupera de moi. Je serais toute seule, encore plus que maintenant. Alors… s’il te plait…

Rien ne lui vint pour conclure sa plaidoirie. Elle se trouva passablement ridicule de l’avoir entamée et s’enlaça plus étroitement les jambes pour étouffer sa honte.

Un regain de fatigue menaçait de l’assoupir lorsqu’un souffle aussi chaud qu’un départ de feu vint lui lécher les doigts. En se redressant, elle constata que Bard se tenait en face d’elle, couché à la façon d’un chien docile, soufflant des naseaux sur ses mains, peut-être pour attirer son attention sans la brusquer. Yue avança la main pour le gratifier d’une caresse à laquelle il se déroba vivement.

Que voulait-il, à la fin ?

Ils se dévisagèrent sans mot dire jusqu’à ce qu’une pensée vînt agrandir les yeux de Yue ; au-delà d’un phénomène physique, la première mue s’accompagnait de changements comportementaux chez certaines espèces draconique. Certains devenait territoriaux et agressifs, d’autres se découvrait une soif insatiable d’altitude ou de vitesse, d’autres encore devenaient paresseux et voraces… Qu’en était-il des vulcaniens ? Celui-ci avait toujours été facile à vivre. Fallait-il s’attendre à le voir changer ? Un de ces changements consisterait-il à refuser de reprendre forme humaine ?

Yue se demandait souvent dans quelle mesure Bard – Benabard Makara – contrôlait la chimère en lui. À quel point leur personnalités, leurs volontés et leurs perceptions s’amalgamaient-elles pour former un être à la fois unique et changeant cohérent. Les premiers temps, Yue pouvait clairement sentir la différence entre l’humain et le dragon, qui se manifestaient indifféremment sous les deux formes de Bard. Plus récemment, cela lui avait été difficile. Aurait-elle dû s’en alarmer ?

Coupant cours à ses questionnements intérieur, le vulcanien se mit à piétiner frénétiquement autour de la stalle. Yue se leva pour être plus réactive en cas d’incident. Bientôt, pourtant, les ailes de peau se rétractèrent, les écailles fondirent sous la peau, les membres s’étrécirent et une silhouette humaine se dessina entre les volutes d’un brouillard d’arcane de feu.

Un sourire bourgeonna au coin des lèvres roses de Yue, mais se fana avant d’avoir fleuri.

— Bard ?

Au lieu de se tenir debout où même assis, Bard gisait au sol, ses bras et ses jambes encore noirs d’écailles. Ses yeux vide brillaient tout entier d’un éclat magmatique, comme si de la lave lui emplissait les orbites. Son front bosselé et ceint d’écailles adamantines trahissait les cornes imparfaitement rétractées du dragon ; un évanouissement semblait l’avoir frappé au beau milieu de sa transformation.

Le cœur de Yue qui, déjà, s’emballait, faillit lui traverser la poitrine lorsqu’elle remarqua qu’un liquide noirâtre qui s’échappait de ses orifices.

— Bard !



Le professeur Xhoga adorait les maux étranges ; ceux dont le caractère atypique le poussait à retourner des librairies entières en quête d’informations, à interroger tous ses confrères, à prêter l’oreille aux ouï-dire les plus farfelus dans l’espoir de déterrer une piste… Il ne put s’empêcher de sourire tout au loin de l’examen de du fabuleux de Yue. Ce cas promettait de l’occuper longtemps.

La petite fille, quant à elle, goutait peu son enthousiasme à en croire son regard torve. Transporter son esclave l’avait visiblement essoufflée, ce qui n’ôtait rien à son exploit, mais la laissait d’autant plus irritable.

— Qui t’a appris à transporter une personne plus grande et plus lourde que toi ? s’enquit le professeur pour meubler le silence. Il me semble que tu as manqué les premiers cours de l’année sur les manouvres de secours.

— Mestre Selemeg, il y a un an, jeta sèchement Yue. Est-ce que Bard va bien ?

— Non, manifestement. Et je ne peux pas te promettre qu’il ira mieux bientôt.

Il appuya son carnet de note sur la paillasse où reposait son patient pour compléter son rapport d’observation tandis que, du sommet de sa chaise, les pieds ballant dans le vide, Yue continuait à le fixer.

— Vous savez ce qu’il a ? s’impatienta-t-elle.

— J’ai des hypothèses, mais rien de solide pour le moment. Tu devrais aller en cours et revenir me voir en début de soirée. Avec un peu de chance, il aura repris connaissance avant.

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