90.1

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Au désordre qui colorait l’appartement, les esclaves de Yue devinèrent que leur mestresse s’était beaucoup ennuyée en leur absence. Pour tuer le temps, fureter dans ses propres affaires restait son recours préféré ; les livres consultés jonchait le sol parmi les coussins, les robes passées puis retirées drapaient le lit, pendait au paravent, se tassaient à l’angle des murs ; un mélange insolite d’huile capillaire et d’eau de parfum décantait dans un flacon sur une commode – une tentative d’alchimie ? Le reflet légèrement moite de petits pieds aventureux franchement sortie du bain se devinait partout où le sol restait visible, ainsi que sur les étagères et autres meubles à plateaux. Tiroirs retournés, armoires dépouillée, placards éventrés : un saccage en bonne et due forme et une Yue endormie, épuisée, sans doute, par ce si beau travail.

Vêtue d’une robe de bal par-dessus sa robe de chambre, elle couchait à même le sol au beau milieu de l’appartement. La voir ainsi fit sourire Bard, quoiqu’amèrement. Il ne voulait pas la voir ouvrir les yeux, changer de visage, passez d’enfant paisible à mestresse contrariée…

— Et si on attendait demain ? suggéra-t-il tout bas.

Io Ruh secoua la tête, résolue.

— N’aggravons pas notre faute.

Le fabuleux accueillit son refus sans surprise. Au reste, elle n’attendit pas son approbation pour se frayer un chemin à travers le désordre pour aller se pencher au-dessus de leur mestresse.

Il en fallait parfois beaucoup d’effort pour arracher Yue à ses songes. Cette fois-là, sentir la présence de son esclave suffit à la rappeler à ses sens. Yue se frotta les paupières, contrariée par leur lourdeur persistante.

— Pardon, bailla-t-elle, j’ai mis un peu de bazar, je crois.

Son euphémisme eut pu faire rire en d’autres circonstances. Toutefois, la lourdeur de l’atmosphère fit bientôt naitre une question entre ses sourcils blancs.

— Il y a un problème ?

Tout trois prirent machinalement leurs places autour de la table, configuration ordinaire de leurs conversations. Pour ne pas laisser le silence s’appesantir tandis qu’ils rassemblaient leur courage, les deux esclaves en passèrent par le rapport ordinaire de leurs corvées.

Le regard de Yue continuait à briller d’une sombre expectative.

— Vous êtes sûrs que tout s’est bien passé ? Vous êtes quand même rentrés tard.

Io Ruh allait prendre parole ; la façon dont sa mestresse la pressa du regard lui fit perdre le souffle.

Yue leva les yeux au ciel.

— Je vais pas me mettre en colère. Ou si je mets en colère, je punirais personne. Ou pas aujourd’hui.

— Pardon, Yue, mais… Tu essaies de nous rassurer, là ? douta Bard.

— Oh, tu t’es souvenu de mon prénom ? Ce que j’essaie de dire c’est que… Je sais que je prends pas les meilleures décisions quand je suis en colère, alors je vais… faire un effort pour apprendre à me calmer avant d’en prendre à partir de maintenant.

Sa résolution tombait au moment opportun, à supposer qu’elle fût solide. Yue se familiarisait encore avec sa propre autorité. Quelques jours de recul et l’absence de contraintes extérieures pouvaient la dissuader de l’exercer complètement.

Bard avoua tout : ils avaient découvert les soupçons de tricherie qui pesaient sur elle, affaire dont l’irrésolution persistante menaçait l’issue de son année de formation. Ils savaient que certains officiers de la caserne nourrissaient de dangereux préjugés à son égard, que le commandant Klalade manquait d’autorité et d’influence pour leur tenir tête à tous, que le draconnier impérial ne serait probablement pas se rendre disponible avant les examens d’orientation des titulaires et des auxiliaires, sans compter que son devoir d’impartialité pouvait l’empêcher d’intercéder… les rapports de Yue avec le baron Makara s’étant dégradés depuis Skal, il ne fallait plus compter sur son soutient non plus.

Les deux esclaves en étaient arrivés à la conclusion que leur mestresse avait besoin de l’appuis d’une personne puissante, géographiquement proche et libre de se montrer partiale. Le nom de So Hae Temehn s’était vite mêlé à la conversation, puis imposé comme unique solution viable. Ils étaient allés la voir dans l’espoir que le devenir de sa petite-fille l’intéresserait encore.

— Vous êtes allés voir So Hae Temehn sans me demander mon avis ? Pour qu’elle m’aide ? La femme qui déteste mon père ?

— Tu aurais refusé si nous t’avions demandé la permission.

— J’aurais refusé pour une bonne raison ! Vous aviez pas le droit de prendre ce genre de décision à ma place ! C’était stupide ! Et dangereux ! Et insultant ! Vous pensez que je suis pas capable de m’en sortir toute seule ? Que je suis pas assez intelligente pour devenir draconnier sans utiliser l’influence de quelqu’un d’autre ?

— Tout le monde a besoin de quelqu’un un jour où l’autre. Je sais que tu te sens seule, parfois, mais tu ne l’as jamais été. Il n’y a pas que des personnes bienveillantes autour de toi, je te l’accorde, mais tu leur dois une partie de ta réussite.

— Essaie pas d’inverser les rôles ! Là, c’est moi qui te fais la morale !

Bard voulut s’abstenir de la contrarier davantage et baissa docilement les yeux.

— Entendu, Mestresse.

Il ne put pas s’empêcher de prononcer ce mot comme un reproche, cependant. Yue croisa les bras dans une monosyllabe contrariée.

Lorsqu’il parut évident qu’elle se taisait pour le laisser parler, il reprit son rapport. Le plus important restait à partager : l’héritage fabuleux de Yue s’était manifesté à son insu. Le professeur Xhoga lui attribuait la guérison miraculeuse de Bard.

Apprendre cette partie de l’histoire décomposa lentement l’expression de Yue.

— Tu… t’as frôlé la mort et personne me l’as dit ? Ni toi ni le professeur, ni…

— Je n’avais pas l’intention de te cacher quoi que ce soit, je te le jure. Je voulais seulement attendre le bon moment.

— Attendre le bon moment ? En quoi ce moment est meilleur que le jour où tu l’as su ? Et c’est quoi, le rapport avec le reste ?

— Le rapport, c’est que ces deux problèmes ont la même solution, en théorie. Nous avons fait beaucoup de recherches. Il en ressort que certaines familles dirigeantes sont même très au-dessus des lois sur la régulation de la magie en Terre Connues, et les Temehn en font partie. Si tes pouvoirs continuent à se manifester malgré toi et que ton statut humain est menacé, tu auras infiniment plus de chances de le conserver si ta grand-mère te reconnais. Le nom de Makara vaut moins que le sien sur ce terrain juridique.

Fut-ce la fatigue ou l’émotion, Yue se frotta les yeux.

— La seule autre solution, poursuivit Bard, ce serait de te donner des suppresseurs. Ils se présentent sous plein de formes différentes et servent à empêcher l’accumulation de magie chez…

— Je sais ce que c’est, j’ai travaillé dans un cirque. On en donne aux fabuleux et aux chimères pour les empêcher de former de faire du mal aux autres. Si je suis vraiment fabuleuse et que j’en prend, ça fera pas que m’empêcher de former des arcanes, ce sera comme si j’arrêtais de manger ou de dormir. Je serais fatiguée tout le temps, j’aurais plus de forces pour rien faire. Et si t’as encore un problème avec ton arcane, je pourrais pas te sauver, même en essayant.

— Je ne fais que te rapporter tout ce que j’ai appris.

Yue avisa sa servante restée silencieuse tout ce temps.

— Et toi, t’as rien à dire ?

Io Ruh accentua son inclinaison.

— Rien pour ma défense, Mestresse.

— T’étais d’accord pour me mentir au longtemps, toi aussi ?

— Je… Oui, Mestresse.

— Ah. Je vois.

Yue se leva.

— J’ai besoin de prendre l’air. Pas besoin de m’attendre pour vous coucher si vous avez sommeil.

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