93.2

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La nuit s’écoulait dans un bruissement d’eau claire et un cliquetis de faïence ; le sifflement du vent dans les draps de coton blanc et le crissement des grillons dans l’ombre noire. Les corvées imposées par l’aile médicales obligeaient toujours à titrer sur les heures. Ce jour-là, il avait été question de laver du linge de lit en quantité, que Bard finissait d’étendre, ainsi que de nettoyer la vaisselle des convalescents. Io Ruh s’en chargeait. Réunis dans la cour de l’infirmerie sous une lune pleine et resplendissante, les deux esclaves travaillaient sans se parler, sans se plaindre, le corps perclus, mais l’esprit tranquille. Ils n’avaient plus été si heureux depuis longtemps.

Ce qui aurait dû leur être une punition s’avérait une sorte de délivrance pour eux.

Io Ruh renouait avec dame Ye Sol comme avec sa passion pour la calligraphie, heureuse de se rendre à la fois utile et agréable. Au manoir du duc, elle se réappropriait les bases de son éducation et la continuait tout à la fois sous la direction de Re Rye, ancienne servante de feue la duchesse d’Haye-Nan, tendre aïeule sévère mais juste, dont les leçons éclairées l’aidaient à s’épanouir dans son service en plus de l’aider à murir et à se cultiver.

Bard aussi se sentait plus confiant. Il Hyo Temehn ne lui épargnait aucune remontrance, mais lui apprenait beaucoup en contrepartie, pas seulement à se soumettre. L’héritier présomptif du duché se donnait la peine de lui faire travailler sa diction et soigner les détails de sa posture, rédiger des lettres, vérifier des comptes, mémoriser des textes de loi, d’histoire, de philosophie, assimiler des principes mécaniques et biologiques, le tout appliqué à sa situation particulière. Une seconde chance d’étudier s’offrait Bard, qui la saisissait avec reconnaissance.

Yue n’y perdait rien d’indispensable. Ses repas continuaient de lui être servis chauds, les uniformes propres et repassés ne manquaient jamais, ses armoires ne se vidaient pas, ne se dérangeait pas, aucune corvée ne l’encombrait, à par celles qu’elle choisissait de s’approprier. Yue s’apprêtait seule, prenait l’habitude de remettre ses affaires en ordre à la fin de chaque activité et soignait personnellement son équipement de voltige et d’entrainement. L’autonomie contrainte par les absences prolongée de ses esclaves lui profitait. Son humeur s’apaisait sensiblement au fil des jours, puis des décans. Au bout de trois, l’été s’en était allé avec le gros de son amertume.

— Io Ruh ? J’ai fini avec les draps, tu as besoin d’aide ?

— Je finissais aussi, déclina-t-elle en rinçant une dernière timbale. Il n’y a plus qu’à tout ranger.

L’heure du couvre-feu approchait comme l’air se rafraichissait, lentement, mais surement. Les deux esclaves marchaient en rêvant à leur lit, à la tiédeur de leurs couvertures ainsi qu’à la journée du lendemain. Io Ruh devait mettre un point final à l’herbier de dame Ye Sol. Bard allait se réinitier à l’équitation en accompagnant Il Hyo au cours d’un déplacement.

L’idée de montrer à cheval le rendait nerveux et curieusement nostalgique. Il repensait à Jestale, la licorne noire de Yue qui l’avait si bien désarçonnée, au fait qu’il l’avait remplacée au poste de monture de prédilection de l’acrobate devenue militaire… Son seizième anniversaire approchait.

— Retire tes chaussures, lui rappela Io Ruh sur le palier de leur logement.

Bard s’exécuta, un peu hébété par la surprise d’être arrivé si vite, puis entra sur la pointe des pieds dans l’appartement sombre et calme. L’enfilade respirait au rythme de l’air qui s’y engouffrait par les fenêtres restées ouverte et le sommeil de Yue.

La petite fille dormait sous un rayon de lune qui nimbait sa peau d’un éclat irréel, soulignait tout ce que ses traits avaient de fabuleux. Bard s’était renseigné à travers les lectures recommandés par le professeur Xhoga. Les yumboes appartenaient à la même sous-catégorie de fae que les valkyries. Leurs pouvoirs, transmis tout entier par la mère, se développaient en continu tout au long d’une vie une demi-fois plus longue que celle d’un humain en moyenne. Le sang humain du père de Yue n’aurait pas dû être un obstacle au développement des siens. Pourtant, il se manifestaient plus lentement et plus faiblement que la norme consignée dans le peu de littérature disponible à leur sujet.

— Tu es distrait, ce soir.

Io Ruh sortait leur couchage du placard. Bard se ressaisit pour l’y aider. Ils verrouillèrent chaque issue, s’assurèrent de l’extinction de chaque lampe ou encensoir, puis se changèrent, suivant leur habitude, de part et d’autre d’un paravent avant de se coucher.

L’état d’esclave obligeait à dormir d’un sommeil fragile, toujours au bord de la conscience, pour être en mesure de se tirer du lit à heure fixe sans beaucoup d’aide du soleil, qui blanchissait tout juste le ciel au moment où l’ouvrage devait être commencé. Ni le soleil ni l’effort ne levèrent Io Ruh et Bard le matin suivant, ce pendant. Yue s’en chargea.

Un ordre unique porté d’une voix forte, celle d’une autorité naturelle qui s’affirmait parfois malgré elle – debout – mit fin à leur temps de repos. Ils saluèrent protocolairement, s’abstenant l’un comme l’autre de poser les questions qui s’imposaient à eux.

Yue, toute habillée et chaussée, se tenait debout dans le contrejour d’une fenêtre ouverte sur l’aube, les bras croisés sur son uniforme impeccable, une lettre pincée entre les doigts de chaque main. Sans cérémonie, elle en remit une à chacun de ses esclaves.

— Je ne vais pas avoir besoin de vous pendant plusieurs jours. Ne rentrez pas, sauf si je vous l’ordonne ou qu’il y a un problème. La maison ducale va vous loger. Io Ruh, si tu préfère celle des Qilin, tu peux demander à dame Ye Sol de te garder à la place. Comportez-vous bien.

Yue n’eut pas besoin de formuler de menace pour en faire sentir le poids. Il s’agissait de la prendre au sérieux.

— Alors… tes repas, les corvées d’entretien de la draconnerie… hasarda Bard, malgré tout.

Les bottes militaires firent les lui un pas lourd.

— Quand je te donne un ordre et que j’ai eu le temps d’y réfléchir, je sais ce que fais. Arrête de me remettre en question.

Ye Sol Qilin se sentait bien, ce matin-là, assez pour marcher un peu autour de ses jardins.

Les changements de saison l’enthousiasmaient toujours beaucoup. Voir changer la faune et la flore la fascinait. Elle aimait réfléchir à des dispositions nouvelles pour ses plants en fonction de l’ensoleillement et de la qualité de l’air, en abriter certains, sortir d’autres, composer de derniers bouquets de certaines fleurs avant de leur dire au revoir pour un an... Ces bouquets, Ye Sol les offraient à ses parents, à ses frères ou à quiconque lui témoignait de la bonté. Ainsi, elle se promettait d’en offrir un à Yue prochainement.

— Ma mestresse va attraper froid ! la houspilla sa servante en venant lui jeter une cape sur les épaules. Est-ce que la santé de ma mestresse n’est pas déjà assez fragile ? Il faut qu’elle sorte en robe de chambre par un temps humide et venteux ?

— Je ne suis pas une statue de sel, Ma Han. Retourne à l’intérieur. Laisse-moi profiter de ma cour.

— Ma mestresse est bien aimable, aujourd’hui. Je venais la prévenir que sa calligraphe adorée venait d’arriver. La prochaine fois je m’abstiendrai.

— Io Ruh est déjà là ? Je ne faisais plus attention à l’heure.

— Si ma mestresse n’a plus besoin de moi, je vais la laisser. Dame Ni He change de vitrine aujourd’hui, pour exposer ses modèles d’automne. J’espère y repérer des articles à votre goût, il y a longtemps que vous portez les mêmes tenues.

— Inutile de prétexter. Tu sais que je ne me soucie pas d’être élégante. Tu aimes l’animation. Il y aura du monde à l’atelier, tu veux en être, dis-le simplement.

— Impossible de rien cacher à ma mestresse, admit Ma Han. Ainsi, je peux la laisser ?

— Oui, mais rend ta sortie utile. Pendant que tu y seras, achète une robe de jour, un pendentif et une épingle à cheveux. Rien d’extravagant. Je veux que cela fasse un bel ensemble.

—Quel genre d’ensemble ? Pour qui ?

— Un ensemble ordinaire, plus soignée qu’une tenue de travail, mais moins habillée qu’une tenue de banquet. Je veux cela pour Io Ruh. Ramène plusieurs articles, que je puisse participer au choix.

Ma Han pouffa d’un rire sans joie.

— Tout ceci est ridicule. Est-ce à ma mestresse d’habiller l’esclave d’une autre ?

— Dame Yue ne veut pas recevoir de paiement pour le travail de sa servante, mais elle m’autorise à récompenser ses efforts à mon idée. Mon idée est d’offrir une robe. Il n’y a rien de ridicule à cela.

Ye Sol coupa court aux protestations pour ne pas se faire attendre plus longtemps.

Quant à Ma Han, elle resta longtemps sidérée au milieu des arbustes et des fleurs. Une colère sourde montait en elle. Ma Han contint ce sentiment en regagnant sa chambre. Elle le contint en s’habillant, en se peignant et en se parfumant. Elle le contint en quittant le manoir de ses mestres et dans leur voiture. Arrivée en ville, elle céda à une pulsion sournoise.


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