96.4

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— Noble dame ! intervint nerveusement le collectionneur. Ne parlez pas si gravement ! Ce sont des mots d’enfant, de querelle de jeune fille, dont nous parlons !

— Nous parlons d’honneur, Qilin. Vous n’en avez pas inculqué à vos fils, soyez plus sage pour votre fille.

La main de son épouse le dissuada d’en dire plus.

L’attention de So Hae se reporta toute entière sur Ye Sol, qui peinait à deviner ce que la noble dame voulait entendre. Il lui semblait jouer à un jeu perdu d’avance, par elle, par sa famille, par tous. Il fallait pourtant qu’elle parle.

— Je maintiens que je l’enverrai servir hors de la ville pour au moins trois ans. Je la ferai employer à des travaux pénibles. Son inconduite sera connue de tous nos serviteurs et de tous nos vassaux. J’ordonnerai qu’elle soit surveillée de près. Je verserai l’argent et les présents de sa dot à l’homme qu’elle devait épouser sans condition, rien ne l’obligera à l’épouser s’il ne le veut pas. Et je ne lui rendrais pas sa liberté avant d’être sûre qu’elle connaisse son erreur et se soit corrigée.

À son tour, malgré la douleur que lui infligeait ses articulions, Ye Sol s’agenouilla, obligeant Ma Han à s’incliner front à terre.

— Si je parle encore trop naïvement, je supplie la noble dame de me guider vers une décision plus sage.

Les mains de la noble dame disparurent dans les creux amples de ses manches. Un silence cruel s’ensuivit. Le tintement d’un bijou le brisa, ordre gestuel à sa servante qui vint aider Ye Sol à se relever.

— Vos efforts sont louables, mais encore insuffisants. Il ne suffit pas de dire que votre esclave a mal fait. Montrez-le.

Nouvel ordre cliquetant. Un homme de la noble dame releva Ma Han par un bras dans une torsion qui menaça de lui démettre l’épaule. Les larmes courraient toujours sans discontinuer sur son visage. Elle se mordait l’intérieur des lèvres pour contenir gémissements et plaintes. Sans beaucoup plus de douceur, une servante vint lui arracher les épingles ouvragées et les fleurs de tissus qui ornaient sa coiffure pour les placer entre la main d’une autre. L’efficacité de leurs gestes respectifs trahissaient une longue expérience.

Les bracelets, bagues et autres bijoux suivirent sans que Ma Han n’opposât aucune résistance, ni les Qilin aucune protestation. Un sursaut de révolte agita l’esclave lorsque le col de sa surrobe fut déboutonné, vaincu par la menace d’une pression à la base du cou. L’habit lui fut ôté comme le reste. L’homme qui l’avait relevé la ragenouilla.

La robe et le sous-vêtement lui restait, épargnant sa dignité, mais soit par peur de se les faire arracher, soit par sentiment d’outrage, Ma Han referma les bras sur son torse avec pudeur.

— Abolir les privilèges d’une servante trop favorisée commence par rendre son changement de statut visible, expliqua So Hae. Laissez-la à genoux un jour complet, là où chacun pourra la voir, puis faites-lui donner le fouet. Ensuite, vous l’enverrez faire sa route à pied pour aller au bout de votre idée.

Ye Sol inspira pour parler. D’une main levée, la noble dame lui fit comprendre que son tour devait encore attendre.

— Si un de mes esclaves osait salir le nom ma maison, je lui ferais couper la langue avant de le jeter aux ordures de la rue pour y mourir de misère et de honte. Je me montre magnanime par égard pour votre innocence. Ai-je tort ?

Horrifiée, Ye Sol déglutit, ravalant les mots de résistance prêts à lui échapper un instant plus tôt.

— Je remercie la noble dame pour toutes ses bontés, s’inclina-t-elle. Je suivrais scrupuleusement ses conseils.

Satisfaite, So Hae retourna vers le siège qu’elle avait occupé. Elle ne se rassit pas, mais reprit son voile abandonné sur l’assise.

— L’arrêt brutal de votre correspondance avec Yue pourrait empirer la situation. Continuez d’entretenir de bons rapports, je me chargerai du reste.

Sur cette promesse, So Hae reprit son visage à leurs yeux, puis quitta le pavillon sans au revoir. Sa suite en fit autant avec l’ordre et la régularité d’un corps d’armée.

Ce départ laissa un vide immense jusque dans l’air que respirait le pavillon. On eut dit qu’un pilier venait d’être arraché au monde, et qu’incessamment, il s’effondrerait sur les Qilin.



Si les journées étaient encore chaudes en ce début d’automne, les températures chutaient déjà de moitié passé le coucher du soleil. L’air humide faisait insidieusement pénétrer le froid sous les vêtements de Ma Han. Les genoux aplatis contre le pavé de la cour, le corps parcourus de frissons, elle se récitait des comptines pour supporter l’attente et la douleur. Autrefois, elle s’était servie de cette technique presque tous les jours pour survivre à son éducation. Les chansons d’alors, souvenir indélébile et amère, la replongeaient dans douze ans d’une enfance cauchemardesque.

Ma Han n’avait jamais eu l’étoffe d’une esclave modèle. L’immobilité et les protocoles obséquieux l’oppressaient, la soumission la dégoutait, l’arbitraire la révoltait. Se faire dicter le moindre de ses faits et gestes, la moindre de ses paroles, la moindre de ses pensées… qui pouvait manquer de volonté au point de le supporter ? Pourquoi lui avait-on constamment reproché de vouloir être libre ? de vouloir être heureuse ?

À travers les comptines qu’elle entonnait en elle-même, Ma Han percevait les murmures de ses pairs, sentait leur présence et leur jugement. Ils se cachait à peine, les uns pour la railler, les autres la plaindre ; pour beaucoup, son malheur ne restait que le petit évènement de la soirée, à commenter entre deux lessives pour se désennuyer.

C’est si peu de chose que le malheur des autres.

Pour la première fois depuis ce qui devait bien faire deux heures, une silhouette entra dans son champ de vison. La perturbation lui fit perdre le fils de la fable des trois royaumes, puis pousser un soupir lorsqu’elle reconnut qui approchait.

— Tu es venue me narguer ? supposa-t-elle. J’espère que le spectacle est divertissant.

Les larmes séchées lui tiraillaient la peau du visage et parler entamait ses forces au-delà de ce qu’elle aurait cru possible.

Indifférente, Io Ruh posa le plateau de nourriture quelle portait à deux mains, puis déroula la cape qui pendait à son bras pour la lui poser sur les épaules. Ma Han ne protesta que du regard.

— Dame Ye Sol s’inquiète pour toi, expliqua Io Ruh.

— Si elle s’inquiétait pour moi, elle serait venue au lieu de t’envoyer. Et elle ne m’aurait pas caché l’affiliation de dame Yue.

— Tu oses la critiquer ? Sais-tu seulement ce que tu lui fais traverser et dans quel état elle se trouve ?

— Épargne-moi ta morale d’arriviste servile. Je connais Ye Sol. Elle ne s’inquiète pas plus pour moi que pour les écureuils pour qui elle laisse des graines dans son jardin.

— Les écureuils de son jardin n’ont pas mis toute sa maison en péril en une parole. Tu t’es mise dans cette situation malgré les avertissements de ta mestresse et pas à cause d’elle.

Une quinte de toux prit à Ma Han lorsqu’elle voulut répondre. Sa gorge était sèche au point de lui blesser les cordes vocales.

— Je me suis mise dans cette situation à cause de toi, rectifia-t-elle d’une voix éraillée. Ton retour a détruit ma relation avec Ye Sol. Depuis que tu es là et que ta mestresse lui écrit, elle ne fait plus aucun effort pour vivre en dehors de sa chambre. Tu n’as pas la moindre idée de ce qui peut se dire dans son dos et du temps que je passe à faire taire ces bruits pour qu’ils ne remontent jamais à ses oreilles. Sa propre famille l’oublierait trois quarts du temps si je ne les harcelais pas à l’approche de chaque anniversaire, de chaque fête de famille, de chaque voyage… Tu as beau te croire meilleure que moi, tu aurais été incapable de la moitié de tout ce que je fais pour elle. Ye Sol et toi vous ressemblez trop. Vous êtes incapables de vous défendre.

La colère réchauffait Ma Han mieux que la cape. Elle roula des épaules pour l’en faire tomber, embrassa la morsure du vent avec un certain contentement, mais regretta son geste lorsque le frisson la reprit.

— Tu as voulu nous rendre malheureuses pour ce que tu nous trouves faibles ? résuma Io Ruh. Quel est le sens de ce raisonnement ?

Pour toute réponse, Ma Han fixa son regard devant elle, reprenant intérieurement sa kyrielle de comptines. Insistante, Io Ruh s’agenouilla près d’elle, prenant soin de relever le pan avant de sa surrobe.

— Ma relation avec ma mestresse s’est aussi beaucoup dégradée dernièrement. J’ai été punie plusieurs fois suite à des ennuis que tu m’as causés et je risque encore d’être réprimandée pour ce qui s’est passé aujourd’hui. L’idée de me venger de toi ne m’a jamais effleuré l’esprit pour autant. Je ne comprends pas ce que tu me reproches, mais j’espère que dans ta rancune tu es consciente que je n’ai jamais cherché à te nuire.

Elle prit une bouffée d’air et de courage.

— Je rentre chez ma mestresse ce soir. Tu auras quitté la ville bien avant ma prochaine visite à dame Ye Sol. Ainsi, je te dis au revoir, Ma Han. Pour de bon, cette fois.

Io Ruh s’inclina, se leva, s’éloigna…

— Tout ça, c’est à cause de tes cheveux, jeta subitement Ma Han.

— Pardon ? s’étonna Io Ruh en revenant sur ses pas.

— Tu avais les cheveux le plus longs et les plus soyeux de tout l’institut. Tout le monde te les enviait, moi la première. J’ai passé tellement d’heures à te les brosser et te les coiffer pendant que tu étudiais… Toi, tu ne trouvais rien de mieux à faire que de te les arracher un par un pour tes stupides exercices de broderie… Tu te souviens du jour où la gouvernante Koh a voulu te les couper ? Sur un coup de tête, cette vielle carne avait décidé qu’ils étaient trop bien pour toi, qu’ils allaient finir par te rendre orgueilleuse et qu’il valait mieux les vendre à un perruquier que de te les laisser. Et toi, pauvre victime… Au lieu de protester ou même de supplier, tu t’es soumise. Tu te soumettais toujours… C’est moi qui aie dû lui arracher les ciseaux des mains et courir chercher la directrice. Elle accordait toujours tellement d’importance à notre apparence physique que je savais qu’elle serait de ton coté. Je ne suis pas trompée. Mon coup d’éclat m’a valu une sacrée correction, mais au moins, tu as gardé tes cheveux. J’ai pu continuer à te les brosser et toi à les broder… Tu ne sais que tu ne m’as jamais remercié, pour ça ? Même pas en m’offrant un de tes mouchoir sordides. Pourquoi j’ai gardé celui de Ye Sol d’après toi ?

Ma Han leva les yeux vers Io Ruh, s’attarda longtemps sur le carré court de ses cheveux, rendu asymétrique par le pincement d’une épingle en bois sculpté.

— Quand je t’ai vue chez dame Ni He, la première fois, les cheveux coupés et habillée comme une servante de bas rang alors que tu venais récupérer des vêtements sublimes pour une enfant de ta maison, je me suis dit : ce qui devait arriver est arrivé. Comme je n’étais pas là pour protéger la petite Ruruh, elle s’est laissée prendre ses cheveux en plus du reste… ses mestres doivent la mépriser, puisqu’ils l’emploient en-dessous de ses compétences ; elle ne doit même plus pouvoir broder ses stupides caractères en noir sur blanc… C’est pour ça que j’ai décidé de t’offrir le nécessaire de broderie que tu as fini par refusé. Quand tu t’es méprise sur mes intentions, ça m’a tellement vexé que j’aie préféré te vexer en retour que de te détromper. Puis tu m’agaçais à faire semblant d’être heureuse dans ta maison austère ! J’ai essayé d’être ta confidente, de t’aider ! Tu n’as jamais vu que le mal en moi, avoue. Alors maintenant que je t’ai donné raison en faisant le mal intentionnellement, de quoi tu t’étonnes, au juste ?

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