105.1

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Aucune voie carrossable menait directement au domaine de Yue. Le trajet depuis la caserne centrale devait se finir à pied, à dos de dragon ou en barque.

La voie des airs, à la fois plus rapide et plus sûre, l’emportait toujours lorsque Yue rentrait seule. Avec Isaac, tout se compliquait. D’une part, sa sœur refusait catégoriquement de le faire voler, de l’autre, Isaac souffrait d’une peur panique de l’eau qui le rendait nerveux jusque dans les baignoires trop profondes. Pour autant, marcher dans la nuit noire près d’une heure n’enchantait ni le frère ni la sœur, aussi un compromis l’emporta-t-il ce soir-là.

Pour supporter le trajet par voie des eaux, le petit mestre avala un somnifère pendant qu’ils traversaient en diligence mécanique le pont vers leur île. Bard l’en sortit endormi et le porta jusqu’à la rive, l’allongeait au fond de leur embarcation et, pendant que Yue veillait sur ses rêves en lui caressant les cheveux, le fabuleux rama.

Leur vie à trois pouvait se résumer à ceci : la volonté de Yue pour loi, le bien d’Isaac pour objectif, Bard pour outils. Ce rôle lui convenait la plupart du temps. Obéir sans beaucoup réfléchir s’avérait plus facile à mesure que Yue gagnait en maturité ; ce qui ne l’empêchait pas, des soirs comme celui-ci, de la trouver insupportable.

— Et donc, jeta-il entre deux coups de rame, tu peux me dire quel travail urgent et abondant nous empêche d’avoir une vie sociale, actuellement ?

Yue ne leva que brièvement les yeux vers lui avant de se reconcentrer sur son frère.

— Réparer le toit, débroussailler l’allée, ranger le bazar sans nom qui s’accumule dans la remise… prétexta-t-elle.

— Tu as dit que tu engagerais des ouvriers pour les travaux de la maison.

Par ailleurs, l’affaire aurait déjà été réglée si Yue se méfiait moins des inconnus, mais cela, Bard s’abstint de le lui rappeler.

— Si tu n’es pas content, trouve-toi une autre mestresse.

Bard donna un coup de rame un rien trop fort. Leur barque tangua dans la poussée, secouant l’indifférence feinte de Yue au point de lui faire lever les yeux une seconde fois, plus longtemps.

— Je vais être claire. Tu n’as plus le droit de parler à cette fille sans ma permission explicite. Si tu te sers de tes jours de congés pour essayer de la voir, je te les retirerai. Si tu trouves un moyen détourné de le faire quand même, je trouverai un moyen détourné de t’en empêcher. Ce n’est pas un jeu auquel tu peux gagner.

— Je n’ai pas l’intention de jouer au moindre jeu contre toi. Je veux seulement comprendre ce qui te contrarie à ce point.

— Tu n’en as aucune idée ? Sérieusement ?

Le bruit de l’eau fendue et de la faune nocturne meubla quelques instants de silence.

— Tu as un genre, non ? poursuivit Yue. Brune, exubérante, un peu plus âgée…

— Pardon ?

— Tu as le droit d’avoir autant d’amis que tu veux, par contre, hors de question qu’il y ait une autre Natacha.

Forcément. Malgré ses excuses, malgré le temps, malgré sa loyauté et sa dévotion, d’une façon ou d’une autre, tout revenait à sa seule erreur. Bard se sentit stupide de ne pas l’avoir compris plus tôt, mais aussi humilié de devoir se justifier une énième fois.

— J’aimais Natacha et j’ai une erreur ! s’insurgea-il.

— Justement, Mezmona est beaucoup plus jolie, et je crois que tu vas redevenir stupide si tu la revois à moitié nue.

Bard se sentit encore plus insulté que si Yue venait de lui cracher au visage.

— Natacha n’avait rien à envier à personne, clarifia-t-il, et Mezmona n’a rien de particulier non plus. Pourquoi elle te pose problème plus que les autres ?

— Toi, pourquoi mon interdiction te pose problème ? Si elle n’a rien de particulier alors tant mieux. Je me fais des idées et tu n’auras aucun mal à faire ce que je t’ordonne.

— Ce qui me pose problème, c’est que…

— Ma question était rhétorique, l’arrêta Yue. Tais-toi et concentre-toi sur ce que tu fais.

Malgré l’indignation qui lui battait le tempes, Bard dut se résigner. Les désaccords entre Yue et lui ne se réglaient pas autrement et celui-ci ne valait effectivement pas la peine de lancer une révolution. Yue réaliserait son erreur tôt ou tard, l’admettrait ou non ; attendre restait la solution de facilité. Alors Bard ramait, avec force, sans brusquerie, pressé d’arriver à leur ruine de foyer.

Contrairement aux parents qu’elle boudait au nom de ses caprices d’indépendance, Yue apercevait parfois le fond de ses coffres et l’état de sa nouvelle propriété en témoignait. Rachetée à un vieillard désargenté qui manquait de moyens et d’énergie pour l’entretenir, la maison grinçait, fuitait, s’écroulait par endroit, le tout sous une végétation agressive. Yue et Isaac vivaient entre les trois seules pièces habitables du bâtiment principal en attendant travaux.

Quant à Bard, à l’image d’une princesse de conte de fée, il logeait au sommet d’une tour de pierre érigée à flanc de falaise. Avant cela, il avait partagé une dépendance avec Murmure, le seul autre domestique de Yue. La haute silhouette de celui-ci brandissait une lanterne près du ponton d’amarrage au bout de leur traversé. L’éclat de la flamme lui creusait les rides et soulignait la courbe de ses cornes d’un liseré d’ambre.

Il s’inclina en offrant sa main à Yue pour l’aider à descendre. Lorsqu’elle débarqua, Bard remarqua que ses cheveux venaient de reprendre leur blanc d’origine.

— Monte Isaac dans sa chambre, ordonna-t-elle à Bard par-dessus l’épaule. J’ai besoin de prendre l’air, je vais me promener.

Ses contours disparurent bientôt entre les herbes folles. Au fond de la barque, le sommeil du petit mestre chancelait. Bard s’empressa de l’éloigner de la rivière avant qu’il ne s’éveillât pour de bon.

Avoir été élevée par des figures d’autorité aussi influentes que menaçantes conférait un avantage professionnel à Yue : sa hiérarchie ne l’intimidait pas, à plus forte raison lorsque les représentants de ladite hiérarchie comptaient parmi ses proches.

Être convoqué à la première heure par le commandant Xhoga aurait effrayé n’importe quel autre officier. En l’occurrence, Yue le connaissait depuis sa consécration et le savait pour ainsi dire inoffensif. En l’occurrence, il paraissait plus nerveux qu’elle à chercher ses mots entre les croisés de fenêtre. Impassible, Yue attendait.

— Ton frère a apprécié sa visite d’hier ? se lança-t-il.

— Oui, Commandant. Je vous remercie de vous en soucier.

— Bien. Sais-tu pourquoi je l’ai autorisée ?

— Je n’ai pas soupçonné de raison particulière, non.

— Notre rôle ne se résume pas à voler au secours des gens. Nous devons les faire se sentir en sécurité et en confiance. Ça passe par le fait de se rendre disponible et approchable. Tu comprends cela ?

— Oui, Commandant.

— Tu en es sûre ?

— Si je suis sûre de comprendre ? voulut clarifier Yue, passablement exaspérée par la charade.

Le commandant soupira.

— Tu n’as pas l’air de faire beaucoup d’efforts pour te rendre approchable. Je préfère t’en parler avant de devoir l’écrire.

Une douleur fantôme à l’entre-sourcils rappela à Yue de ne pas lever les yeux au ciel.

Ne refais jamais ça devant un supérieur. Jamais.

— Qu’attendez-vous de moi, précisément ?

— Une preuve de bonne volonté. Essaie d’être plus patiente avec tes subordonnés, ce sera un bon début. Tu es un parfois un peu trop rigide dans ton approche de la hiérarchie et des règles.

Yue n’entendit sa critique que d’une oreille. À chaque étape de sa vie, il se trouvait quelqu’un pour lui inventer des défauts à corriger pour atteindre un idéal arbitraire. Quinze ans de transformation et de déguisement l’avaient lassée.

— Sauf votre respect, Commandant, je ne vois pas en quoi une moins bonne observance des règles fera de moi un meilleur officier.

Il la toisa à la façon d’un adulte impatienté face à un enfant têtu, ce qui devait au moins être à moitié légitime. Son presque monosourcil n’en fusionnait que davantage.

— Puisque tu insistes…

Il lui lista toutes les occurrences de ce qu’il appelait des excès de zèle, en particulier le fait qu’elle ait interdit à Taliesin de participer à la fête de la veille et été rude avec leurs invités.

Yue ne chercha pas à s’en justifier, tout en espérant que le commandant se rendait compte du ridicule de son réquisitoire. Sans les documents que lui devait déjà Taliesin au début du décan, son travail devenait inutilement compliqué. Et contrairement à elle, leurs invités ne s’étaient pas encombrés d’étiquette dans leur façon d’être désagréables.

Cependant l’heure avançait, et Yue n’aimait pas perdre son temps.

— Je ferai un effort pour être plus agréable aux autres, promit-elle sans y croire. Est-ce que ce sera tout, Commandant ?

— Pas tout à fait, non. La blessure du capitaine Llaros est plus grave qu’escompté. Il ne va pas pouvoir reprendre ses fonctions avant quatre bons décans, alors je vais me débrouiller pour redistribuer ses créneaux de patrouille équitablement, mais j’ai besoin de quelqu’un pour encadrer son auxiliaire. C’est un nouveau. Il est arrivé hier.

Il lui tendit un dossier qu’elle considéra avec circonspection avant de s’en saisir.

— Il s’appelle Shen et il a à peu près un an de plus que toi. Je te le confie.

— J’ai déjà un auxiliaire, objecta Yue.

— Tu as un esclave humain-dragon qui a fait des études, rectifia le commandant en soupirant. Je ne te laisse pas le choix de toute façon. Profites-en pour prouver la sincérité de tes bonnes résolutions.

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