109.2
Isaac attendait à sa place habituelle, penché sur un livre à l’épaisseur effrayante, sa colonne vertébrale formant une courbe vers les pages tandis que leur petit-déjeuner tiédissait. Yue envisagea une plaisanterie cynique sur la taille de l’encyclopédie brandie contre l’autre écolier, mais y renonça vite.
Absorbé par sa lecture, Isaac ne remarqua pas sa sœur malgré le grincement du plancher sous pas et ne leva les yeux que lorsqu’elle s’assit en face de lui.
— Bonjour, bailla-t-il.
— Tu t’es couché tard ? soupçonna Yue.
Ses paupières peinaient à s’ouvrir complètement autant que la voix peinait à lui sortir de la gorge.
— Un peu, admit-il. Je n’arrivais pas à dormir alors j’ai commencé un nouveau livre.
Il montra la couverture de celui qu’il lisait. Yue reconnut la seconde édition du bestiaire végétal de dame Ye Sol.
— Tu aimes tant que ça les livres de ma bibliothèque de travail ou tu as déjà lu tous ceux de la tienne ? Il faut que je t’en achète plus souvent ?
Ses yeux s’ouvrirent un peu plus grand. Yue sourit de son air timide et plein d’espoir. Elle tira sa bourse, la soupesa pour en estimer le contenu et, le jugeant suffisant, posa le tout sur la table. Isaac ne sut que froncer les sourcils.
— Si j’avais dû payer des professionnels pour les travaux d’extérieur, ça m’aurait coûté quatre fois plus cher. Vois ça comme un salaire d’amateur avec pénalité pour conduite irréfléchie.
Ce reproche lui fit détourner les yeux et mordre l’intérieur de ses joues, y creusant l’illusion de fossettes. Yue l’encouragea du geste pour lui faire accepter sa récompense, du bout des doigts, encore, à croire que la saisir à pleine main risquait de le brûler. Il s’attarda longtemps sur le motif tout en arabesque qui alignait en blanc sur noir lunes et soleils, puis sur la cordelette tressée qui fermait la poche, terminée par un nœud ornemental coulissant.
— C’est joli. Ton ancienne servante l’a fabriquée ?
— Oui, avec de la soie végétale et…
— Tes cheveux, non ?
— Tu es observateur.
— Ils ont gardé un peu de ton empreinte, alors ils brillent d’une façon particulière.
Yue savait de son frère aimait collectionner les objets à l’aura singulière : plantes, métaux, pierres, artéfacts… personne d’autre que lui ne les percevait à l’œil nu, cependant.
— Si tu en prends soin, tu peux la garder, offrit Yue.
— Tu es sûre ?
— Mmh.
— Alors merci. Et encore désolé pour le jardin… Je pensais…
— Oublie. Range ton livre et avale quelque chose, d’accord ?
Isaac alla poser le bestiaire sur une étagère du vaisselier, loin d’éventuels accidents de boisson, pendant que sa sœur remplissait sa tasse de thé fumant. Peut-être à cause de leur conversation de la veille à propos de son petit arcane de jardinier, Isaac se passa de magie pour remuer son thé. Yue voulut lui réaffirmer son droit de s’exercer à l’intérieur de la maison mais perdit le fil de ses pensées lorsqu’une odeur l’interpella, corsée, familière.
— Ce thé… d’où est-ce qu’il vient ?
— Hizaar. C’est celui que Maman Maleka m’a envoyé dans le paquet d’il y a quelques jours.
La vexation colla Yue à sa chaise et éloigna ses doigts de l’anse.
— Arrête de l’appeler comme ça. Maleka Adade n’est pas ta mère.
— Je sais, mais elle s’est occupée de moi pendant longtemps. Et elle ne m’a jamais interdit de t’appeler ma sœur, alors…
Un reproche lui sourdait dans la voix, qui changeait tout, de l’expression de son visage à sa posture. Il parlait sans oser la regarder, absorbé par sa boisson comme il l’avait été par son livre. Yue ravala des mots acides avec une gorgée d’eau.
Au fil des ans, Isaac lui avait écrit presque chaque décan pour lui parler de son sentiment d’abandon depuis la mort d’Emaëra, la désertion de sa mère en deuil et le départ d’Ibranhem pour l’université, du fait qu’Hiram essayait de s’occuper d’Ismé et lui – dans cet ordre – sans beaucoup de succès ; Quoi qu’en pensassent les Adade à ce jour, Yue n’avait pas arraché son frère à un foyer chaleureux, mais sauvé des ruines d’un palais effondré, et ce, à la demande du principal concerné.
Yue ne savait plus quoi faire de cette conversation et fut reconnaissante de l’entrée impromptue de Bard. Il ne passait pas souvent par la résidence principale, encore moins ses jours de congé.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je voulais juste te rappeler que j’ai laissé une suggestion de réponse à la lettre de dame Ye Sol dans ton bureau. La version abrégée des lettres du baron et de la noble dame aussi. Il faut que t’en occupe.
— J’y penserai.
— Si tu continues à les ignorer, ils vont… recommencer, insista Bard.
Yue ne pouvait pas se permettre de contrarier ses parents, de les décevoir ou de les obliger à intervenir dans sa vie professionnelle, sous peine se voir retirer tout ce qui rendait sa vie supportable. Le gouverneur avait le pouvoir de la faire réaffecter à Haye-Nan en un trait d’encre, s’il le voulait. Le baron pouvait en faire autant pour la renvoyer à Réelle : moins efficacement, mais avec beaucoup plus de dommages collatéraux – des dommages comme le suicide du Lieutenant Regò. Yue ne voulait pas entrer en conflit avec eux et ne souhaitait à personne de s’attirer leurs foudres. Pour autant, la seule idée de leur écrire lui paralysait les doigts.
— Leurs lettres parlent de mon anniversaire ? devina-t-elle. Peut-être de mes fiançailles, aussi ?
Ils n’avaient attendu que jusqu’à ses treize ans pour aborder le sujet avec Yue, aussi savait-elle déjà que le baron comptait lui faire épouser un prince de Tjarn et le gouverneur une princesse de Nym – pas lesquels exactement, cependant.
— À ce que j’ai compris, ils veulent juste savoir ce que tu as prévu d’organiser.
— C’est déjà une façon déguisée de m’ordonner de donner une réception. Si je ne le fais pas, ils vont me le reprocher, et si je le fais, ce ne sera jamais assez bien pour eux. Ils vont s’en servir comme prétexte pour revenir sur leur parole et m’obliger à rentrer chez l’un ou l’autre.
— Ce qui est sûr, c’est qu’ignorer le problème ne t’avance à rien.
— Je verrai ça ce soir.
— Tu penses avoir le temps de t’organiser avant ta mission ?
— Il va falloir. Arrête de t’inquiéter pour moi, je sais ce que je fais.
Je sais ce que fais ne voulait rien dire de précis venant de Yue, sinon qu’elle refusait de poursuivre la conversation. Bard sut qu’insister ne pouvait plus rien, sinon l’énerver, et n’y tenait pas.
— Tu manges avec nous ? lui proposa Isaac.
Bard posa les yeux sur lui, étonné de le trouver dans la pièce tant sa présence s’y effaçait.
— Non merci, petit Mestre, déclina-t-il. J’ai des projets.
Il se retira, le bruit de ses pas en guise d’au revoir. Isaac le suivit des yeux et des oreilles jusqu’à ce qu’il disparût et parut enfin pleinement réveillé lorsqu’il reporta son attention sur sa sœur.
— Si je finis mes corvées tôt, est-ce que tu auras le temps de m’emmener à la librairie avant de devoir partir en mission ?
— Pas si tu les fais correctement.
Isaac tenta de cacher son dépit au fond de sa tasse. Yue comprit le malentendu.
— Je ne suis pas en train de te dire non, clarifia-t-elle, plutôt qu’on ira avant tes corvées.
Son frère la gratifia d’un sourire plein d’une reconnaissance sincère qui heurta Yue malgré l’habitude. Le bonheur d’Isaac tenait à si peu qu’il recevait toutes les gentillesses – parfois moins que de la gentillesse – avec une gratitude démesurée. Yue s’évertuait à le rendre exigeant, à lui faire comprendre que, contrairement à elle, il ne serait jamais obligé de mendier l’affection ou de craindre la déception de personne. Il occupait une place définitive et inconditionnelle dans la liste de ses priorités. Mais Isaac restait Isaac. Alors sa sœur s’estimait heureuse qu’il réclamât au moins la moitié de ce qu’il voulait sans avoir peur de tout perdre.
Il ne restait rien à Yue de sa détermination à aborder la question de son renvoi avec lui, si bien qu’elle se persuada que l’incident pouvait effectivement ne pas avoir de suite à condition de ne jamais se reproduire. Rien n’annulerait ses jours d’exclusion déjà écoulés et un rappel à l’ordre la veille de sa reprise devait pourvoir suffire. Contrairement à sa sœur, Isaac ne souffrait pas du genre du pulsion qui poussaient à éprouver les limites et défier l’autorité. Souvent, il s’y soumettait même un peu trop bien.
— J’ai fini, annonça-t-il. Je monte me changer.
Il se leva, laissant une tasse vide, mais une assiette pleine.
— Tu n’as presque rien mangé, l’arrêta Yue.
— Je mangerai plus tard, promit-il d’une voix mignarde.
Cette voix, plus redoutable que l’éclat désarmant de ses yeux verts, lui aurait obtenu la lune et le étoiles s’il les avait demandés. Yue s’efforça quand même de garder les pieds sur terre.
— Fais un effort. S’il te plaît.
— Je prendrai de quoi grignoter en chemin. Je peux monter ?
Malgré une hésitation encore longue, Yue céda ; car elle cédait toujours, quoi qu’elle ne se l’avouât qu’occasionnellement.
Un enfant ne peut pas élever un autre enfant. Surtout pas toi !
Le souvenir de mots de Maleka – Maman Maleka – lui fit mordre son quartier d’orange si fort que du jus lui gicla dans la narine. L’acidité lui arracha une grimace, une quinte de toux et la laissa à son tour sans appétit.
☼
Commentaires
Annotations