114.2
Le début va vous dire quelque chose si vous étiez à jour, c'est que j'ai rebosser un peu le chapitre dans sa globalité. Seulement dans la forme, y a pas de nouvelles infos à prendre en compte.
Ana.
☼
Il tombait des gouttelettes tièdes et des feuilles moites. Les arbres ébranchés pas la tempête en laissaient tomber par paquets et les bottes de Yue s’enfonçaient dans la boue chuintante lorsque ses semelles ne patinaient pas dangereusement sur du pavé. Malgré quoi, Yue se sentait hors du monde. Elle avançait sans savoir vers où, si bien qu’ils se seraient égarés plusieurs fois sans Shen pour lui demander, l’air de ne pas se rendre compte de sa distraction, s’il ne valait pas mieux prendre le chemin balisé plutôt qu’un raccourci potentiellement accidenté, ou souligner que d’autres officiers couvraient déjà tel ou tel secteur, et n’avaient probablement pas besoin de renforts.
— Tu es un peu trop parfait, dans ton rôle, grommela Yue. Tu n’es jamais fatigué de le jouer ?
— Pas plus que vous, ma dame.
Yue le toisa par-dessus l’épaule, ses paupières presque fermées, fébriles sous la bruine, qui couvaient une colère tiède.
— Je ne dis pas cela pour me moquer de vous. Je ne fais que remarquer que vous êtes fatiguée. Je le serais aussi si je devais tenir toute une maison.
— Peu importe. Parlons de tes soucis à toi, pour une fois, ça nous changera de conversation.
Shen n’était pas certain de devoir la prendre au mot. Elle pouvait tout aussi bien préférer qu’il se tût.
— Ta vie est si paisible que ça, même sous mes ordres ? le pressa-t-elle.
— Je… n’irai pas jusqu’à dire paisible, mais…
Shen souffla dans son sourire.
— Ma mère dit qu’à mon âge, la vie n’a pas encore commencé, et que donc, je ne devrais pas être en mesure de trouver la mienne difficile.
— C’est bien le genre de chose que dirait une mère.
Cela n’avait rien d’un compliment entre ses dents serrées.
— Ce que je veux dire, voulut-il se rattraper, c’est que mes embêtements sont bien ordinaires comparés aux vôtres.
— Pourtant je suis plus jeune que toi. Est-ce que ça veut dire que ta mère a tort ou que mes problèmes sont insignifiants ?
— Je… Je crois que ça veut dire que je dois apprendre à tenir ma langue. J’ai trop parlé, je vous en demande pardon.
Elle tourna vers lui cette figure sans pli, qui ne disait rien, mais à laquelle Shen essayait toujours désespérément d’associer une émotion.
— Tu es bien élevé, releva-t-elle. Tu as fréquenté la noblesse. Pourquoi tu n’es qu’auxiliaire ?
Sa question portait quelque accusation dans ses inflexions lentes. Quant à savoir si sa supérieure le soupçonnait d’être idiot ou seulement malchanceux, Shen ne pouvait être sûr de rien.
— J’ai choisi d’être auxiliaire, clarifia-t-il. Je préfère être une personne utile qu’être une personne importante.
— Est-ce que les officiers sont inutiles, à tes yeux ?
— Ils sont en nombre suffisant. Ceux qui sont à la fois capables et modérés dans leurs ambitions sont plus rares.
— Alors tu veux être rare, conclut-elle.
— Sauf votre respect, dame Yue, vous avez l’oreille rudement sélective. Je viens de vous dire ce que je voulais être.
— Peut-être, mais personne n’est aussi désintéressé. Tu dois bien avoir… un vice ou une rancune. Un sentiment qui ressemble à la colère et qui te pousse à faire ce que tu fais.
C’était la seconde fois que dame Yue lui donnait l’impression d’être triste sans se l’avouer, peut-être sans s’en rendre compte. Il s’efforça d’aller dans son sens, d’abord pour ne pas avoir l’air du lui manquer de respect, mais aussi parce que l’idée que sa vie personnelle pût intéresser sa supérieure le flattait un peu.
— Je suppose que j’ai une rancune, reconnut-il. Quand j’étais petit, juste après avoir été promue Maître Tailleur au service de la reine, une de mes mères a pris une apprentie. Elle lui a transmis tout ce qu’elle savait et a même recommandé son travail à plusieurs princesses. Tout allait bien entre elles, jusqu’au jour où ma mère est tombée malade : des engourdissements chroniques dans les doigts. Une fois, elle s’est retrouvée paralysée jusqu’au coude toute une demi-journée. Pendant ce temps, son apprentie gérait toutes ses commandes. Personne n’a compris ce qui lui arrivait avant que j’aie l’idée bizarre de mettre une de ses aiguilles dans ma bouche. J’ai eu du mal à parler quelques heures. Ma mère n’a jamais retrouvé toute sa mobilité et n’a jamais repris d’apprenti. Depuis, je me méfie des ambitieux. Et de tout ce qui traine dans un atelier de couture.
La conclusion ne la fit pas rire, mais toujours sans comprendre ce que signifiait la fixité de son expression, Shen eut l’impression que dame Yue en changeait imperceptiblement. Une fraction de seconde, son masque parut un vrai visage.
— Cette histoire ressemble à un conte.
— Vous aimez les contes ?
— Oui. Beaucoup.
Sa voix aussi s’était adoucie et Shen s’en sentit fier comme d’un accomplissement personnel.
— Je pense que mes mères aimeraient beaucoup vous rencontrer, s’enhardit-il à suggérer. Chez nous, quand quelqu’un choisi le métier des armes, ses parents reçoivent son premier supérieur hiérarchique pour le remercier de veiller sur lui.
— Je ne veille pas sur toi. Garde les faveurs de tes mères adorées pour quelqu’un qui les méritera.
Visage et voix se refermaient. S’aggravaient, même. Shen se retint une énième fois de demander à dame Yue pourquoi le mot mère lui sortait toujours de la gorge comme une bile acide.
— Je ne leur présenterai pas le capitaine Llaros. Je vous préfère et je sais qu’elles vous préfèreront aussi.
— Aucune chance. Toutes les mères me détestent, alors que tout le monde adore Llaros.
Elle poussa la porte de l’entrepôt qu’ils venaient inspecter. Le bâtant pivota dans un grincement lourd et un bouquet de rouille, soufflée par la gueule noire du bâtiment, à l’haleine humide et rance. Shen s’avança pour trouver un interrupteur. Sa supérieure ne passa le seuil que sous l’éclat frugal de la lampe ; éclat qui lui délavait les traits et lui creusait le visage.
— Je suis loin d’adorer le capitaine Llaros, la détrompa-t-il à son tour.
— Tu ne le connais pas, jeta-t-elle en s’emparant du registre.
Les yeux plissés pour déchiffrer les pattes de mouches de son prédécesseur, elle tendit le bras pour mieux capter la lumière.
— Je lui ai parlé, pendant votre absence, insista Shen. Mes camarades de chambrée me l’ont présenté. Ils étaient aussi convaincus que vous que j’allais l’adorer, mais au bout compte, ils se sont trompés.
— Ah.
Elle ne l’écoutait qu’à moitié. Pour autant, Shen ne put s’empêcher de persister.
— Beaucoup disent que vous lui avez cassé le bras.
— Et alors ?
— Il ne le nie pas. Il laisse dire et il laisse croire.
— Les clefs, réclama-t-elle.
Il lui échangea le registre contre l’imposant trousseau, qui clinqua furieusement entre ses mains et la serrure rouillée d’un premier placard. Celui-ci ne contenait que des couvertures. Dame Yue s’assura que le clos était resté étanche, qu’aucun parasite ou moisissure ne s’y était logé.
— Je pense qu’un capitaine devrait se comporter autrement, reprit-il sitôt qu’ils purent s’entendre. Si c’était un accident, il devrait vous défendre. Si c’était une agression, il devrait vous sanctionner. Il est le seul à pouvoir clore l’incident pour de bon.
— Et tu as décidé de me préférer avant même d’avoir posé la question ?
— Quelle question ?
Yue ferma le placard et ouvrit des yeux immenses en le toisant. Shen comprit, et s’exécuta :
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous et le capitaine Llaros ?
Dame Yue croisa les bras en s’adossant au mur.
— À ton avis, quelles sont mes chances contre un homme du gabarit et de l’expérience de Llaros ?
— Je ne connais pas vos compétences.
— Alors tu n’as pas d’avis ?
Shen ne voulait pas avoir l’air de la sous-estimer, ou pire, de la flatter, mais puisque la faire attendre n’était pas envisageable non plus, il se risqua à être honnête :
— Vous n’avez presque aucune chance, à moins de le prendre par surprise ou d’avoir une arme.
— Bonne estimation. Avant d’envisager l’affrontement, je dois envisager la fuite. C’est ce que ma mentore et le Silence m’ont appris. Avec la carrure de Bard, ou même la tienne, je pourrais peut-être immobiliser un homme adulte, mais j’en suis loin. Comment je compense, quand je ne peux pas fuir, d’après toi ?
— En cassant des bras, conclut-il.
— Non. Casser des bras, c’est long et difficile. Moi, je suis trop désavantagée pour ça, alors je vais au plus simple : je tranche les tendons, je vise les yeux et la gorge ; je griffe, je mords, si je peux et je triche souvent.
— Donc, vous n’avez pas…
— Si, le coupa-t-elle. Je lui ai cassé le bras. Ça été long et difficile, mais j’étais obligée. J’aurais eu de gros problèmes en le handicapant à vie.
— J’entends, mais… pourquoi ?
Yue reprit son inspection l’air de rien. Le placard suivant contenait des chandelles et de la corde.
— Vous n’allez plus me répondre ?
— Je dois rentrer tôt m’occuper de mon frère. Va vérifier la réserve d’eau.
— Oui, ma dame.
Il n’eut pas loin à aller. L’entrepôt, petit dans son encombrement, les laissait à portée de voix. Shen pouvait même entendre sa supérieure respirer : un souffle court et tranchant, étouffé. Puis contre toute attente :
— Il m’a menacée.
Shen tendit l’oreille sans oser se retourner.
— Llaros organise ponctuellement des sessions d’entrainement pour les officiers. Je n’y participais jamais, ça l’a vexé, alors il a menacé de me faire passer un examen de révision de grade. Je ne pouvais pas me le permettre, alors j’ai risqué un pari pour gagner ma tranquillité. Puisque je l’ai gagnée, j’aimerais pouvoir arrêter d’en parler.
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