CHAPITRE 10 — Les porteurs d’aube

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L’hiver avait glissé sans bruit sur la ville. Les arbres s’étaient dépouillés, les façades s’étaient couvertes de reflets froids, et le canal, parfois, exhalait une vapeur blanche qui semblait respirer à la place des vivants. Astrée aimait ces matins-là. Le monde paraissait suspendu entre veille et sommeil — un entre-deux où les frontières se relâchent et où la mémoire parle plus bas.

Ce matin-là, elle sortit avant le jour, simplement poussée par l’instinct de marcher. Elle laissa son téléphone, sa montre, son sac. Juste son manteau, un carnet vide, et une clé. Les rues étaient encore endormies. Chaque pas sur les pavés sonnait comme une question qui se répondait d’elle-même. Quand elle arriva au canal, le brouillard était si dense qu’il effaçait la rive opposée. Elle s’assit sur le muret, les jambes pendantes, et attendit que la lumière du matin perce la brume. L’eau semblait respirer. Et dans cette respiration, elle sentit autre chose — une vibration sourde, ancienne, familière. Kael parla le premier :

— Ce n’est pas un rêve, c’est un appel.

Énor, plus grave :

— Pas de feu sans nouveau bois.

Astrée ferma les yeux. Sous ses paupières, un cercle de flammes blanches tournait lentement. Au centre, une silhouette — ni homme ni femme, mais mouvante, translucide, auréolée de reflets d’aurore. Elle ne parla pas : elle vibra. Un son sans mot, comme un accord qu’on reconnaît avant de l’entendre. Quand Astrée rouvrit les yeux, une jeune femme se tenait sur la rive d’en face. Petite, le visage couvert d’un foulard bleu pâle, les mains croisées sur la poitrine. Elle semblait attendre. Un souvenir lui traversa la mémoire : la fille de la bibliothèque, Aïda. Astrée se leva.

— Aïda ?

La voix se perdit dans la brume, mais la jeune femme hocha la tête. Elle tenait la boîte de fer blanc entre les doigts. Sa lumière filtrait à travers ses paumes, douce, stable. Elle cria :

— Je crois que c’est pour quelqu’un d’autre, maintenant !

Astrée eut un rire, un de ceux qui nettoient la gorge. Elle fit un signe de tête.

— Garde-la encore un peu. Le feu choisira.

Leurs voix se mêlèrent à la brume. Deux souffles, une même cadence. Aïda fit un pas, puis un autre, et disparut dans le brouillard. Astrée resta seule un moment, apaisée. Elle sut alors que la lumière s’était mise à circuler sans elle, comme un organisme vivant. Elle n’avait plus besoin de la tenir : elle en faisait partie.

En rentrant, la ville s’éveillait. Les volets s’ouvraient, les premières tasses tintaient, les chiens aboyaient dans les cours. Le réel reprenait sa densité. Et pourtant, Astrée sentait dans chaque geste une continuité avec le mystère. Même le bruit d’un bus au loin avait la douceur d’une prière. Elle passa devant la vitrine d’un libraire qu’elle n’avait jamais remarqué. Une pancarte manuscrite annonçait :

Atelier d’écriture – “Écrire le feu intérieur” – tous les jeudis soir, 19h.

Animé par : M. K. Lioran.

Elle resta figée. M. K. Lioran. Le nom résonna dans sa tête comme une anagramme maladroite, mais évidente : Kael Orion. Un sourire naquit sans surprise. Il n’était jamais parti. Il avait simplement changé de demeure. Elle entra. L’intérieur sentait la cire et le papier. Un homme d’une quarantaine d’années, silhouette longiligne, cheveux gris aux tempes, l’accueillit d’un signe de tête.

— Vous venez pour l’atelier ?

Elle hésita.

— Disons que je viens… voir si le feu sait écrire.

Il eut un sourire tranquille.

— Alors il saura. Installez-vous.

Autour d’elle, une dizaine de personnes — des étudiants, une femme enceinte, un homme au regard vide — prenaient place dans un cercle de bois clair. Leurs visages reflétaient la même chose : fatigue, curiosité, espoir. Kael — ou ce qu’il était devenu — posa un carnet sur ses genoux et dit :

— Ce soir, on écrit à la flamme qui nous habite, pas pour l’expliquer, mais pour la faire parler.

Astrée sentit un frisson courir le long de sa nuque.

Elle ouvrit son carnet. Sa main, sans réfléchir, écrivit : "Je suis Astrée. J’ai appris à ne pas brûler pour exister. Maintenant, j’apprends à éclairer sans me perdre."

Kael releva la tête, croisa son regard, sans surprise. Leur silence valait reconnaissance. Il ne restait plus rien à prouver. Seulement à continuer. À la fin de la séance, il vint la rejoindre près de la porte.

— C’est étrange de te revoir ainsi, dit-il.

— Pas tant que ça. Les flammes ne meurent pas, elles changent de forme.

— Tu m’as donné la tienne, Astrée. Maintenant, c’est à moi d’apprendre à durer.

Elle hocha la tête.

— Alors faisons-le ensemble.

Ils sortirent dans la nuit. Le froid était vif, le ciel d’un noir sans lune. Au-dessus des toits, une étoile unique brillait, presque immobile. Elle songea qu’un jour, peut-être, d’autres âmes la suivraient — Aïda, Myrrha, Nathaël — tous les porteurs d’aube qui, sans s’en douter, rallumaient le monde. En rentrant, Astrée déposa son carnet sur le bureau. Elle alluma une bougie. La flamme vacilla, puis se stabilisa. Elle écrivit sur la première page d’un nouveau cahier :

Ce n’est pas une fin.

C’est le commencement d’une autre lumière.

Les flammes s’échangent, mais la main demeure.

Et à travers la vitre, le canal brilla — non plus comme un miroir, mais comme un souvenir d’étoile tombée.

La nuit s’étirait lentement, dense, sans bruit. Astrée marcha sans but précis, les mains dans les poches, le souffle visible à chaque pas. Les réverbères formaient une ligne d’or pâle le long du canal. Elle s’y sentit bien, comme à la frontière du réel. Il y avait toujours eu quelque chose, ici, dans la manière dont la lumière se reflétait sur l’eau — une mémoire, une attente. Elle s’arrêta au milieu du pont. Sous elle, le courant murmurait, régulier. Kael, discret, murmura :

— Le monde écoute différemment quand tu te tais.

Elle sourit sans répondre. Il avait raison. Il n’y avait rien à dire : juste être là. Le vent se leva, doux d’abord, puis plus fort. Il charriait des odeurs de bois, de suie, de sel. Astrée leva les yeux : le brouillard s’effilochait, dévoilant un morceau de ciel parsemé d’étoiles. Parmi elles, une brillait plus que les autres — l’étoile de Kael. Elle eut la sensation étrange qu’elle pulsait au même rythme que son cœur.

— Tu es là, hein ? murmura-t-elle.

— Je suis partout où tu laisses une porte entrouverte.

Elle resta là longtemps. Puis un bruit attira son attention : des pas légers derrière elle. Elle se retourna. Une silhouette approchait. Une femme âgée, manteau trop grand, foulard mauve. Son visage était fin, marqué par les ans, mais ses yeux… ses yeux étaient d’un vert transparent. Astrée eut la sensation de les avoir déjà vus, quelque part entre deux rêves.

— Bonsoir, dit la femme d’une voix douce. Je ne voulais pas vous effrayer.

— Vous ne m’effrayez pas, répondit Astrée.

Un silence. La femme tenait quelque chose entre ses mains : une lanterne en cuivre, éteinte.

— Vous savez comment rallumer ce genre de chose ? demanda-t-elle. J’ai essayé tout à l’heure… rien à faire.

Astrée approcha. La lanterne était froide, un peu rouillée. Mais à l’intérieur, une mèche intacte. Elle posa la main sur le métal. Un léger frisson remonta le long de son bras. Énor, pensa-t-elle. Tu es là, pas vrai ? Elle souffla doucement, sans chercher à en faire trop. Une flamme minuscule naquit à l’intérieur, presque timide. La femme eut un sourire.

— Oh… ça faisait des années qu’elle refusait de brûler.

Astrée haussa les épaules.

— Peut-être qu’elle attendait juste d’être regardée autrement.

La femme leva les yeux vers elle, sérieuse tout à coup.

— Il y a longtemps, quelqu’un m’a dit la même chose. Une jeune fille… avec une pierre blanche dans la main. Vous lui ressemblez un peu.

Astrée sentit un frisson remonter.

— Une pierre blanche ?

— Oui. Elle disait qu’elle gardait la mémoire du feu. C’était il y a vingt ans, dans cette même ville.

Astrée resta silencieuse, la gorge serrée. Myrrha. Elle comprit. Myrrha avait déjà marché là avant elle — comme si toutes leurs routes se superposaient dans le temps. La femme posa sa main sur la sienne.

— Merci. Les temps changent, mais certaines lumières ne s’éteignent jamais. Faites attention à la vôtre.

Puis elle repartit lentement, sa lanterne allumée oscillant dans la nuit. Astrée la suivit des yeux jusqu’à ce que la flamme disparaisse derrière la brume du canal. Elle rentra tard, les cheveux mouillés par la pluie fine qui recommençait à tomber. L’appartement avait cette chaleur familière, rassurante. Sur la table, le carnet de l’atelier était resté ouvert. La dernière phrase qu’elle avait écrite semblait la fixer : “J’apprends à éclairer sans me perdre.”

Elle prit un stylo et ajouta en dessous : “Mais la lumière attire d’autres lumières.”

Elle posa le stylo, s’étira, et sentit un écho dans son ventre. Une chaleur diffuse, profonde. Une pulsation. Pas Kael. Pas Énor. Quelque chose de plus neuf. Une graine. Elle s’assit lentement, une main sur son ventre. Un sourire incrédule étira ses lèvres. Pas possible… pensa-t-elle. Kael, sans un mot, fit vibrer une note claire dans sa conscience.

— C’est la forme ultime, Astrée. Pas une réincarnation. Une continuité.

Énor grogna, presque fier :

— Le feu trouve toujours un endroit où renaître. Même dans la chair.

Des larmes montèrent sans qu’elle sache si c’était de la peur, de la joie, ou simplement l’évidence. Elle ne chercha pas à comprendre. Elle posa les deux mains sur son ventre, ferma les yeux, et murmura :

— Alors ce sera toi, la quatrième flamme. Celle qui ne brûlera plus jamais personne.

La pièce sembla respirer. Les murs vibraient légèrement, le bol d’eau se mit à onduler. Le monde tout entier chuchotait à travers elle. Et pour la première fois, Astrée sentit qu’elle n’était plus seulement gardienne du feu : elle en était devenue le berceau.

Au petit matin, elle sortit sur le balcon. La lumière était d’un or pâle, presque liquide. Les toits scintillaient encore de pluie. Un merle chantait dans le platane en face, obstiné, joyeux. Astrée posa la main sur la rambarde. Sous sa peau, le feu pulsait doucement, au rythme du monde. Où est mon corps ? Ici. Qui parle ? Nous — tous les feux qui respirent encore. Rêve ou éveil ? Les deux, enfin unis. Et dans la lumière neuve, elle murmura :

— Bonjour, toi. Bienvenue.

Les jours suivants s’étirèrent avec la lenteur d’une saison qui hésite. Astrée dormait peu, mais profondément. Son corps semblait calé sur un autre rythme : plus lent, plus juste. La chaleur douce dans son ventre n’était ni douleur ni fièvre ; c’était une pulsation, comme un battement ancien retrouvé. Par moments, elle croyait entendre à travers elle le bruit sourd de la terre qui respire.

Kael et Énor parlaient moins. Ils n’étaient pas absents ; ils observaient, silencieux. Leur présence s’était changée en écho, un accord discret sous sa conscience. Elle sentait qu’ils lui laissaient la place.

Un matin, en ouvrant la fenêtre, elle perçut un parfum qu’elle ne connaissait pas. Ni fleur ni pluie : quelque chose d’entre les deux, un mélange de cendre et de miel. Dans la rue, les passants marchaient normalement, mais chacun semblait plus attentif, comme si l’air pesait d’un sens nouveau. Une femme s’arrêta au coin du trottoir pour regarder le ciel ; un enfant leva la main, riant sans raison.

Astrée comprit que la lumière ne venait plus seulement d’elle. La ville respirait autrement. Les nuits, désormais, n’étaient plus des coupures. Elles se peuplaient de rêves partagés. Des visages inconnus apparaissaient ; des hommes, des femmes, des enfants, tous portaient la même flamme pâle dans le regard. Ils ne parlaient pas. Ils marchaient vers un horizon indistinct où se dressait une grande porte lumineuse, taillée dans le même éclat que la pierre de Myrrha. Quand elle s’approchait, le rêve s’ouvrait sur un souffle chaud, comme l’aube à travers un vitrail, puis tout redevenait noir.

Le matin, les journaux rapportaient des phénomènes étranges : un incendie spontané éteint sans intervention, des halos de lumière flottant au-dessus du canal, des vitres embuées où apparaissaient des symboles sans source de chaleur.

Astrée lisait, sans effroi. Elle savait. Le feu avait quitté son intimité pour épouser le monde. Un soir, elle retrouva Nathaël à la chapelle. Les échafaudages avaient été retirés ; les murs, blanchis. Au centre du chœur, là où l’ange à la flamme se tenait, un cercle de lumière naturelle traversait encore la pierre.

Il la regarda, grave.

— Tu sens ?

— Oui, répondit-elle. Ce n’est plus en moi. C’est entre nous.

Ils s’assirent sur le sol, sans parler. Autour d’eux, le silence vibrait. Des particules dorées flottaient dans l’air comme des poussières de soleil, légères, vivantes. Astrée posa la main sur la pierre tiède. Kael murmura, presque absent :

— C’est ainsi que naissent les porteurs. Pas par enseignement. Par contact.

Un souffle traversa la chapelle. Les bougies vacillèrent toutes à la fois, puis s’immobilisèrent. Les flammes avaient trouvé leur équilibre. Les jours qui suivirent furent étranges. Des inconnus reconnaissaient Astrée dans la rue sans savoir d’où. Une jeune fille lui dit :

— J’ai rêvé de vous. Vous m’appreniez à respirer dans la lumière.

Un vieil homme lui tendit une boîte d’allumettes en souriant :

— Gardez-en une. On ne sait jamais quand le monde aura froid.

Chaque rencontre semblait écrite à l’avance. Chaque mot, chaque geste portait un éclat discret. Et plus le feu circulait, plus Astrée se sentait légère : comme si son corps n’était plus un contenant, mais un passage. Une nuit, pourtant, quelque chose changea. Elle se réveilla en sursaut, le cœur battant. La pièce était intacte, mais une lueur rouge filtrait sous la porte. Elle se leva, ouvrit. Le couloir baignait dans une lumière incandescente — pas de flamme, pas de fumée, juste un rayonnement pur, dense, presque vivant. Au centre, Myrrha. Debout, immobile, les yeux levés vers le plafond.

— Tu ne dors jamais longtemps, dit Astrée, apaisée malgré la surprise.

Myrrha sourit.

— Les temps se déplacent, Astrée. Ce qui t’a formée doit maintenant apprendre à se transmettre. Le monde appelle ses éveillés.

— Et moi ?

— Toi, tu seras le point d’équilibre. Ni guide ni disciple. Le passage.

Myrrha s’approcha. Sa main effleura celle d’Astrée.

Un éclair tiède jaillit, silencieux.

Une fraction de seconde, Astrée vit à travers Myrrha : des foules au loin, des cercles de lumière dans plusieurs villes, des visages levés vers le même ciel.

Puis tout s’éteignit.

La pièce redevint sombre. Myrrha avait disparu. Sur le sol, là où elle se tenait, restait une petite empreinte de lumière, ronde et douce, qui se mit à battre au rythme du cœur d’Astrée. Les jours suivants, la chaleur dans son ventre s’intensifia. Ce n’était plus un simple feu intérieur ; c’était un chant, une cadence. Quand elle fermait les yeux, elle entendait le monde battre au même tempo. Les porteurs d’aube étaient partout maintenant : certains anonymes, d’autres déjà visibles. Une jeune écrivaine sur Internet parlait de rêves de lumière. Un vieil homme dessinait des cercles dans la poussière des gares. Un enfant, dans une école lointaine, allumait sans le vouloir des lampes éteintes. Le feu s’était libéré. Mais il restait à apprendre à durer.

Astrée se tint sur son balcon un soir de février. La neige tombait par fines particules dorées, scintillant à la lumière des lampes. Elle posa les mains sur la rambarde et souffla doucement. Chaque flocon qui la touchait fondait en éclats de miel. Elle pensa à Kael, à Énor, à Myrrha, à Nathaël, à Aïda — à tous ceux qui portaient une étincelle quelque part.

Où est mon corps ? — Ici.

Qui parle ? — Nous.

Rêve ou éveil ? — Le monde rêve, mais je veille.

Et, très bas, dans la neige, une flamme naquit sans brûler, éclairant l’obscurité d’une promesse.

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