Tisserand 3/
À défaut de comprendre leur baragouin, elle les observa avec curiosité. Leurs gestes ponctuaient leurs paroles, et elle n’avait pas l’impression qu’il ne s’agisse que de mouvements d’humeur.
Le repas du clan s’acheva bien avant leur échange, l’étrangère put repérer les plus curieux du groupe : ceux qui replièrent leurs ailes les premiers et s’approchèrent sans se faire chasser. Les plus respectueux, du moins de son point de vue, partirent nager seulement vêtus d’un pagne et d’épaulettes de cuir.
Pendant ce temps, Hênn-fia montrait toujours plus de virulence, postillonnant à chaque phrase sur le Doyen. Isséri mit un terme au débat d’un grognement. Le temps de quelques secondes, seuls les bruissements de la mer et de la forêt s’entendirent. La cheffe se leva, s’étira.
- El’nehyass Sriss bênn’uk s’erdalek’, isserde’lâk.
Ssdvenna’êk s’appuya sur un bras avec satisfaction, tandis que Hênn-fia se rembrunissait. Les membres du clan présents se concertèrent, puis un dragonien, Kaïros reconnut Ombre, se leva et rétorqua quelque chose. Le Doyen traduisit brièvement :
- Isséri dit tôa Aniogar, car tôa chassée de chez tôa. Mâ certains pâssent tôa pas sssôr, mâ houmaine. Kaïros pârle pôr eux. Tôa… inqu… iète ?
- Non.
- Peurkeuhah ? Loui inflouent.
- Mais plus bas dans la hiérarchie que toi, n’est-ce pas ? Tu es troisième, après Hênn-fia.
Son interlocuteur lui répondit d’un sourire carnassier. Kaïros exigea une traduction à son tour, et Ombre soupçonna le tisserand d’ajouter des imprécations à cela. Les deux dragoniens échangèrent, et bien vite les deux dégainèrent et échangèrent quelques coups. Les spectateurs leur libérèrent de la place, laissant à Ombre le loisir d’analyser leur style à tous les deux. Kaïros perdait du temps à vouloir se créer des ouvertures, là où Ssdvenna’êk exploitait tout, allait droit à son objectif. Leur duel rappela à l’étrangère les duels humains, où quelques têtes brûlées croyant en la puissance de l’honneur et de la vertu rencontraient de véritables combattants, ô combien plus pragmatiques.
Le vainqueur prit un malin plaisir à enfoncer la tête de son opposant dans le sable, jusqu’à être certain que ce dernier en aie plein les crocs. Alors seulement, il le libéra et retrouva sa place près d’Isséri. Cette dernière attendit que Kaïros retourne près du feu en foudroyant son supérieur du regard, et elle parla de nouveau dans cette affreuse langue sèche et grondante. Brusquement, elle se tourna vers le tisserand et l’interrogea, son attention braquée sur Ombre.
- Âle demâde peurkôa tôa ici.
- J’ai été jetée à la mer.
- Peurkôa ?
Elle hésita à tout détailler. La folie d’Isa, son amour dégénéré pour son seigneur, l’affection déplacée de ce dernier à son égard. Mais cela risquait d’attirer une attention malvenue et surtout malveillante sur son seigneur. Et Isséri pouvait sentir le mensonge. Mieux valait garder certains détails sous silence.
- Une humaine, dans sa folie, l’a ordonné. Elle souhaitait la mort de mon seigneur, et la mienne, puisque je protégeais ce dernier.
- La mâme qui a mârqué tô dos ? grogna le tisserand.
- Oui.
La traduction crachée, les présents posèrent des questions que l’écailleux traduisit à son rythme. Ils s’intéressaient à son âge, à sa place parmi les humains, ainsi qu’à celle des dragoniens sur ce continent inconnu.
Tandis qu’elle répondait laconiquement, le temps passait. Les nageurs revinrent en transportant des poissons que le clan dévora crus, et apprirent les quelques nouvelles. Eux aussi posèrent une multitude de questions.
Tout en les scrutant, elle leur racontait son quotidien à Gué-des-Âtres. En prêtant attention à Isséri, elle sentit que les questions d’esclavage la touchaient. À l’écoute des conditions de vie inférieures, des difficultés financières accrues, la noble tiquait. Cela se traduisait par un bref hérissement des écailles, un infime froncement de sourcils. Plus d’une fois, elle s’apprêta à parler, pour y renoncer.
Au zénith, elle pensa à son seigneur sous sa tente, et à sa faim certaine. Coupant court à l’interrogatoire, elle se leva et lui amena quelques denrées. La dragonienne malingre qui l’avait affrontée la première voulut la rattraper, et couina la tête dans les épaules lorsqu’Ombre lui montra les crocs avec un regard assassin.
- Âle vôlait le ssserrrrvir pôt tôa.
- Non.
- Les forrrmes, sssssoeur.
- Plus tard.
- Je souis tô soupérhieur. Tou…
Le Doyen renifla, cracha de dépit. Il ne trouvait plus le mot et jacassa dans sa langue natale. Vexé, il lui accorda d’un signe qu’elle n’avait pas attendu d’y aller, et prit un ton rassurant pour l’Aniogar debout. En s’éloignant, Ombre entendit une conversation houleuse entre celle qui avait souhaité la mettre en garde contre Ssdvenna’êk et ce dernier. Le clan s’en mêla, tandis qu’elle pénétrait sous la tente de son seigneur.
- Bonjour Ombre. Que de bavardages ce matin, dis-moi ; la salua-t-il d’un ton lugubre.
- Bonjour. Ils se montrent intrusifs.
- De quelle manière ?
- Ils s’intéressent à mon quotidien. Et à peine au vôtre.
- Cela me semble normal, pourquoi ce ton surpris ?
- Vous êtes plus important que moi.
Gérald soupira en triturant son poisson cru.
- C’est goûteux.
Après avoir consciencieusement émietté son poisson, il mordit dans la purée de chair. À sa moue, cela lui déplaisait fortement. Elle se devait de trouver une solution pour leur permettre de retourner sur leur continent. Quelqu’un dans le passé devait bien être parvenu à passer d’une terre à l’autre, n’est-ce pas ?
Tout en mastiquant avec une moue comique, Gérald la morigéna :
- C’est ton peuple, Ombre, comment peux-tu penser un seul instant que je les intéresse ? Il est déjà surprenant qu’ils me tolèrent vivant parmi eux.
- Vous n’êtes pas parmi eux.
- Leur intention première était de me tuer.
- Auriez-vous préféré mourir ?
- Si cela peut te permettre de mener une nouvelle vie, et d’interrompre la mienne devenue sans avenir, oui.
Pour la première fois de sa vie, Ombre voulut le gifler. Le secouer. Rugir. Au lieu de quoi, elle se pétrifia. Il était la personne à qui elle devait la vie, ses connaissances, son éducation et sa position. Celui qui l’avait toujours protégée. D’une part, elle craignait que le clan ne cherche à approcher son père. Que pourraient-ils lui faire une fois sous la tente, à l’abri de son regard ? Quelles décisions pourraient-ils prendre pendant son absence ? Et de l’autre…
- Je vous interdit de vous considérer sans avenir. Je trouverais un moyen pour que nous rentrions chez nous.
Toujours aux prises avec son poisson, son seigneur lui adressa un regard lourd de reproches.
- Nous en avons déjà discuté. Tu connais mon point de vue.
- Et vous le mien.
Avant que le silence ne s’éternise, elle lui confia une pleine gourde, et retourna auprès de Ssdvenna-êk. La dragonienne dont elle avait refusé l’assistance se pelotonnait contre sa défenseuse, qui feula au passage d’Ombre. Une fois assise, son voisin la gifla, toutes griffes dehors. Par réflexe, elle voulut répliquer, mais il parvint à lui saisir le poignet pour le lui tordre. Il lui imposa une clef de combat qu’elle ne connaissait pas, la maintint face contre terre et poursuivit sa conversation houleuse.
Au bout de quelques minutes, Isséri intervint, et Ombre recouvra sa liberté. Le traducteur lui expliqua la situation.
- Âle vôlait môtrer sssa sômission à tôa. Et tou a mal refousé. Âle… peur. Peur de… pas… mal faire. Sô cauchemar.
- Son pire cauchemar est de mal faire ? s’étonna Ombre en se dessablant.
Ssdvenna’êk grogna. Elle ne saisissait pas le lien entre refuser l’aide de la petite dragonienne, sa… « soumise »… et la peur de cette dernière, cachée derrière sa protectrice. Un simple refus la mettait dans cet état ?
- Pourquoi m’avoir frappée ? reprocha-t-elle ensuite, avec froideur.
- Tôa ôblier ta place. Donc je t’y remâts. Et tou vas t’excouser. Répâte.
Avec un air fielleux, il lui dicta quelque chose, accompagné d’une gestuelle précise. Docile, elle s’efforça de s’y plier. Ces mœurs étranges lui déplaisaient. Elle n’avait rien demandé, et n’attendait rien d’aucun d’entre eux. Sauf qu’ils l’assistent à partir. À force de répétitions, une part d’accent lui vint, ainsi que la gestuelle. L’accent demandait… des sons pour le moins draconiques et inhumains. Jamais elle ne se serait attendue à devoir descendre si bas dans les graves, ni à sentir les os de sa face vibrer.
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