Chapitre 8
Après tant de guerres, de cris et de feu, un calme étrange s’installa sur moi. Les pierres de mes maisons portaient encore les cicatrices des conflits, les arbres racontaient le souvenir des bombardements et des abris secrets. Mes habitants, fatigués mais tenaces, avaient reconstruit leurs vies. Pourtant, une nouvelle épreuve se profilait, plus douce et plus insidieuse que les batailles : la lenteur et l’oubli.
Je les ai vus partir, petit à petit, avec leurs valises, leurs rêves et parfois leurs regrets. Les jeunes, attirés par les villes, la promesse d’un emploi, d’une vie moderne, quittaient mes ruelles. Les écoles se vidaient, les commerces se fermaient. Le silence revenait dans mes maisons vides, et mes places, jadis animées par les marchés et les fêtes, semblaient s’étirer sous le vent, comme pour me rappeler leur absence.
Ce départ progressif m’attristait profondément. Chaque maison fermée était une perte, chaque fenêtre obscure un témoignage de solitude. Je voyais les femmes âgées s’asseoir sur leurs seuils, les mains croisées, regardant la vallée comme si elles espéraient que leurs enfants réapparaîtraient par magie. Moi, Saint-Cernin, je sentais leur peine dans chaque pierre, dans chaque pas.
Pourtant, la vie continuait à l’échelle de ceux qui restaient. Les anciens transmettaient leur savoir : comment cultiver la terre, comment soigner le bétail, comment célébrer les fêtes religieuses. Mais tout semblait se dérouler avec lenteur, comme si chaque action devait mesurer sa force pour ne pas s’éteindre dans le vide. Les saisons passaient, mais elles semblaient plus longues, plus silencieuses. Le printemps fleurissait, mais les champs étaient moins peuplés ; l’été chauffait mes pierres, mais moins de rires y résonnaient ; l’automne colorait mes arbres, mais les vendanges étaient plus solitaires.
Je voyais aussi l’oubli s’insinuer doucement. Les histoires des anciens, les contes des temps passés, n’étaient plus racontés avec la même ferveur. Les noms des martyrs, des résistants, des seigneurs et des héros locaux commençaient à s’effacer des mémoires. Moi, Saint-Cernin, je conservais tout. Chaque pierre, chaque chemin, chaque arbre gardait les traces du passé. Mais je savais que les mémoires humaines sont fragiles. Et chaque jour, je craignais que mes habitants oublient l’histoire que j’avais portée avec eux depuis des siècles.
Pourtant, je continuais à offrir ce que j’avais de meilleur. Mes rivières coulaient, nourrissant les terres, mes collines offraient encore refuge et beauté. Les forêts protégeaient ceux qui restaient, et la nature reprenait lentement ses droits. Même dans l’oubli humain, je restais vigilant, sentant que ma présence silencieuse pouvait éveiller les souvenirs, rappeler le courage et la vie de ceux qui étaient partis ou disparus.
Et malgré tout, quelques jeunes revenaient parfois, attirés par la beauté de mes paysages, par la tranquillité que les villes ne pouvaient offrir. Ils redécouvraient mes ruelles, mes places, ma chapelle, et certains choisissaient de rester. Ces revenants étaient comme des éclats de lumière dans l’ombre. Ils me rappelaient que je n’étais pas destiné à disparaître, que je pouvais renaître même lorsque l’oubli semblait m’engloutir.
Je me souviens particulièrement d’un été, quand un groupe de jeunes peintres arriva. Ils s’installèrent sur mes collines, observant mes prairies, mes ruisseaux, mes vieux murs. Chaque matin, ils prenaient leurs pinceaux et peignaient mes paysages, capturant mes lumières, mes couleurs, mes détails que les décennies avaient patinés. Ils parlaient entre eux de leurs projets, de leur désir de rester, mais aussi de leur peur de s’éloigner des villes. Et moi, je sentais leur énergie ranimer mes veines fatiguées.
Les saisons continuaient de passer, imperturbables. L’hiver apportait le froid et la neige, recouvrant mes cicatrices d’un manteau blanc et silencieux. Le printemps revenait avec sa promesse de renouveau, même si certains jours, je regrettais les rires des anciens marchés et des fêtes perdues. L’été chauffait mes pierres, invitant les visiteurs à s’asseoir à l’ombre de mes vieux murs. Et l’automne colorait mes arbres d’ocre et de pourpre, rappelant que la vie continue, même quand l’oubli plane sur nous.
Je compris que la lenteur et l’oubli étaient inévitables. Les hommes ont toujours besoin d’aller plus loin, de chercher ailleurs, de découvrir le monde. Mais moi, Saint-Cernin, je portais la mémoire. Et tant que je continuerais à respirer à travers mes pierres, mes collines, mes rivières, je garderais vivants ceux qui avaient traversé mes siècles.
Dans cette lenteur, j’ai trouvé une forme de sagesse. J’ai appris que la patience pouvait être plus forte que l’agitation, que l’absence pouvait révéler la valeur des présents. J’ai vu mes habitants âgés transmettre leur savoir avec un soin infini, comme s’ils savaient que chaque geste pourrait devenir un héritage précieux pour ceux qui reviendraient.
Ainsi, même dans l’ombre de l’exode et de l’oubli, j’ai continué à vivre pleinement. Je suis devenu le témoin silencieux des générations, le gardien des histoires que les hommes oubliaient parfois. Je suis Saint-Cernin, et tant que mes pierres tiendront, tant que mes collines respireront, je garderai la mémoire de ce que nous avons été et de ce que nous pourrons encore devenir.
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