La Chaussure dans la Boue

de Image de profil de Marie LouiseMarie Louise

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Je serre encore ta petite chaussure dans ma main.
Elle est lourde de pluie, glaciale, déformée par la boue.
Je la serre si fort que mes doigts me font mal, comme si, à travers ce cuir détrempé, je pouvais te retenir encore.

Autour de moi, tout s’efface.
La pluie avale les empreintes, les dernières traces des camions, des soldats, de toi.
Ils avaient dit : « On l’a emmenée avec les autres, ne vous inquiétez pas. »
J’avais voulu y croire.
Mais depuis trois jours, aucun camion n’est revenu.
Depuis trois jours, je ne suis plus qu’un corps vide, figé sous cet arbre.

Ma voix s’est éteinte avec ton cri.
Mon ventre est creux, ma bouche est sèche, et mes bras ne portent plus rien.
Rien qu’un poids invisible, écrasant : ton absence.

La nuit, je m’assoupis parfois, quelques secondes.
Dans ces éclats de sommeil, je te sens encore.
Ton souffle chaud contre mon cou. Tes bras minuscules autour de ma nuque.
Alors je tends la main, je te cherche.
Et je ne rencontre que le froid.
Ce froid qui ne me quitte plus, qui s’insinue partout, jusqu’au cœur.

La pluie tombe.
Fine. Froide. Interminable.
Je ne sais plus quel jour on est. Peut-être hier. Peut-être jamais.
Depuis que les camions ont disparu au bout du chemin, le temps est mort.

Je reste là.
Sous l’arbre.
Là où on m’a arraché ma fille.
Je ne bouge plus.
Peut-être que si je reste assez longtemps, tu reviendras. Peut-être que si je disparais ici, tu me retrouveras de l’autre côté.

Les autres femmes me disent de rentrer.
De dormir.
De manger.
Elles disent : « Peut-être demain. »
Mais demain n’existe plus.

Je me souviens de ta voix.
"Maman, tu viendras me chercher, hein ? Tu promets ?"
J’ai dit oui.
Parce qu’on répond toujours oui à un enfant.
Parce qu’on ne peut pas dire : « Je ne sais pas… Peut-être jamais… »

Chaque nuit, je t’imagine, seule quelque part.
Chaque nuit, je t’entends pleurer.
Et chaque matin, malgré moi, j’espère encore.
Cette espérance est un poison lent : elle me tient debout et m’achève à chaque aube.

Ce matin, un vieil homme est revenu des collines.
Je l’ai aperçu de loin, sa silhouette vacillante sous la pluie.
Il avançait lentement, comme s’il portait un fardeau invisible, chaque pas plus lourd que le précédent.
Je l’ai regardé approcher, et j’ai su.

Il s’est arrêté devant moi.
Il n’a pas parlé.
Ses lèvres tremblaient, mais aucun son n’en sortait.
Puis il a levé la main, lentement, comme s’il craignait de me frapper sans le vouloir.

Dans sa paume ouverte, un morceau de tissu.
Déchiré. Taché.
Bleu.

Ma gorge s’est serrée d’un coup.
Je l’ai reconnu immédiatement.
Ta robe.
Ta petite robe bleue, celle que tu avais mise ce matin-là, avec ce ruban que tu voulais "comme les grandes filles".

Mes doigts ont tremblé lorsque je l’ai prise.
Le tissu était froid, rigide par endroits, imbibé d’eau.
Je l’ai serrée contre mon visage.
J’ai inspiré, encore, encore, espérant retrouver ton odeur.
Mais il ne restait rien.
Plus rien que l’odeur de la pluie, de la terre et du sang séché.

Je me suis accrochée à ce morceau de tissu comme à un dernier souffle.
Des images se sont imposées, violentes, incontrôlables :
toi, riant dans cette robe, courant pieds nus dans la cour.
toi, t’accrochant à moi, hurlant quand on t’a emmenée.
toi… et puis plus rien.

Le vieil homme a murmuré, d’une voix presque inaudible :
« Je suis désolé… »
Je n’ai pas répondu.
Je ne pouvais pas.
Il est parti, et je suis restée là, figée, avec ta robe collée à ma peau, comme si elle pouvait encore me réchauffer.

Je l’ai prise.
Je l’ai serrée contre mon visage.
J’ai inspiré encore, encore, jusqu’à manquer d’air, espérant retrouver ton odeur.
Il n’y avait plus rien.

Je n’ai pas crié.
Je ne me suis pas effondrée.
Il n’y a plus rien à briser en moi.

Alors, lentement, j’ai ouvert ma main.
La chaussure est tombée.
Un bruit sourd dans la boue.
Je l’ai regardée s’enfoncer, disparaître, avalée par la terre trempée.

Avec elle, tout ce qui me restait de vivant a sombré.

Je lève les yeux vers le ciel sans lumière.
La pluie martèle mon visage, glaciale.
Je ne la sens plus.
Je ne sens plus rien.

Je m’allonge dans la boue, à côté de l’arbre.
J’enlace la petite robe contre ma poitrine, comme je t’enlaçais avant.
La pluie continue de tomber, et je ferme les yeux.

Je t’ai promis que je viendrais te chercher.
Alors j’arrive, mon amour.
J’arrive.

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Raconte-moi une histoire

Lancé par Johanne Docao

Raconte moi une histoire n'importe quoi, mais attention, je ne veux pas perdre mon temps à rire, rêver ou dormir. Je veux une histoire qui fasse pleurer.

Commentaires & Discussions

La Chaussure dans la BoueChapitre5 messages | 2 mois

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