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C’est terrifiant d’entendre résonner trois coups à la porte lorsque l’on croit être la dernière représentante de l’humanité. J’ai délaissé les semis que j’étais en train d’examiner et je me suis approchée lentement, très lentement. Je me souviens que j’avais peur. Le son des griffes sur le bois et les rugissements m’effrayaient moins que ce que je pouvais trouver, ou plutôt ce que je craignais de ne pas trouver derrière.

Il y a quelqu’un ?

   J’ouvris.

   De l’autre côté du seuil, il y avait bien quelqu’un. Sous un manteau noir, une guitare dans le dos, une flûte dépassant de sa besace, il avait des allures de musicien itinérant, même s’il n’avait pas l’air d’être ici pour jouer. Il pleurait.

Je m’appelle Aritz, laisse-moi entrer.

   À ce moment-là, j’étais pétrifiée. Cette voix, ces larmes, cette présence, je n’y étais plus habituée. J’ai tout laissé entrer. Ensuite, il m’a demandé :

Comment tu t’appelles ?

Je croyais que j’étais la dernière…

Comment tu t’appelles ?

Mnémosyne.

C’est joli, ça. C’est un nom qui trébuche, un nom qui bafouille, pour mieux qu’on s’en souvienne. Tu es toute seule ici ? Les arbres, les oiseaux, comment tu as fait pour les sauver ? J’ai même vu des fruits !

Je croyais que j’étais la dernière !

   Je devais rêver. Devant moi se tenait un autre. Je voulais bondir, je voulais courir : c’était trop de peur et de joie pour mon maigre corps.

La dernière de l’humanité ? Non. Sur le continent, nous sommes nombreux ! Ce sont les îles qui ont toutes disparues. En tout cas, c’est ce que je croyais : tu sembles avoir sauvé celle-ci.

Je n’ai rien sauvé. Les autres sont partis avec les produits et les tracteurs. J’ai laissé faire, je prends seulement soin du potager et du verger. Ce sont eux, les arbres, qui m’ont sauvée.

Bien sûr.

   Il n’y avait pas de moquerie dans ses mots. On a sursauté tous les deux quand une branche d’arbre a toqué à la fenêtre. Elle se balançait devant la vitre comme pour saluer l’invité. Aritz a séché ses larmes et il m’a raconté. Il m’a dit que je n’étais pas la dernière, loin de là. Je me souviens avoir cru qu’ils allaient revenir, qu’ils attendaient tous en file indienne, derrière la porte, réjouis. Toutes ses paroles me donnaient le tournis. Je n’étais plus habituée à écouter. Il m’a dit que le monde était beau, mais sec, mais brûlé, qu’il suffisait d’aller planter des graines dans le désert, mais que c’était la guerre, que ce n’était pas assez solide. Il répétait qu’on ne pouvait sans doute rien, rien réparer, et que tout allait mourir : les sapins, les souris, les hommes. Il a dit qu’il avait l’impression de jouer de la musique pour les cailloux. Il savait bien qu’il n’aurait pas dû fuir, que c’était lâche, mais il était fatigué, les bombes le suivaient, et avant même de planter, il savait que ça ne pousserait pas ; avant même de crier, il savait qu’on ne l’écouterait pas. Alors il avait arrêté d’essayer, puisque tout meurt, sauf l’humanité, pour l’instant, plus pour longtemps.

   Je lui ai dit de se taire. Je ne voulais pas savoir. Pour moi, une humanité sans fruits et sans oiseaux, ce n’était plus une humanité. Il a souri.

Tu as l’air de te souvenir, toi, Mnémosyne, des fontaines. Tu te souviens des rouges-gorges tombés du nid qu’on recueillait. Tu te souviens des maisons qu’on construisait pour les chauves-souris et les hérissons. Tu te souviens des hérissons ?

   Alors nous sommes sortis et je lui ai montré les traces. Je lui ai dit que je n’avais pas besoin de me souvenir. Je lui ai montré les nids, les tas de feuilles, les empreintes, la bave des escargots sur les rochers. On s’est assis sans rien dire et on a écouté les roucoulements, les cris, les grondements, les pépiements, les froissements, la sève qui s’écoule, les pattes des mantes religieuses qui cliquettent. La voix d’Aritz a changé. Il parlait dans un sourire, il disait : « Il reste des traces ! Maintenant, j’y crois un peu. Tu sais, il y a longtemps, je rêvais de faire renaître les forêts et les jungles, de ramener les tigres et les fauvettes, les ormes et les séquoias, de revoir les rats et les moutons. J’en avais assez de simplement les regarder dans les livres d’images, je voulais les voir bouger, les voir respirer et croiser leur regard. Je recommence à rêver. Cette île verte, toi qui te rappelles les hérissons… »

   Je me souviens avoir trouvé cette discussion étrange. Nous étions encore des inconnus et pourtant les mots filaient tout seuls. Au bout de quelques minutes dans le regard l’un de l’autre, nous entremêlions déjà secrets et craintes, espoirs et rêves insensés. C’était tout simple. C’était comme ça, avec Aritz. Il rêvait, il tissait des bouts de phrases, des morceaux de révolte et de projet et il étendait son œuvre devant les premiers yeux venus. Et pendant qu’il me parlait d’arbres, de fauves et de déserts repeuplés, je pensais au renard qui rôdait dehors, entre le squelette et le fantôme, à l’océan qui rongeait la plage et au pommier stérile.

   Il m’a demandé :

D’où viens-tu ?

   J’ai étendu les bras.

D’ici. J’ai toujours habité là.

   On a marché dans l’île. Je lui ai montré les clairières, les étangs, les arbres les plus vieux, les fleurs comestibles, desséchées, le verger, le potager presque vides. Je lui ai présenté les trois poules survivantes. Elles ont arrêté de picorer un instant pour contempler Aritz d’un œil circonspect. Elles ont caqueté entre elles, comme d’habitude. J’ai souri.

   Au rythme de nos pas, je lui ai raconté le fleuve, la boucle, l’océan. Il m’écoutait à peine. Je crois qu’il essayait de reconnaître les arbres et le chant des oiseaux. A la nuit tombée, je lui ai dit qu’il pouvait dormir chez moi, à l’intérieur. Il ne m’écoutait pas. Ses yeux étaient perdus loin, loin dans les étoiles. La tête renversée, la bouche ouverte, on aurait dit qu’il essayait de boire l’univers. Je l’ai laissé à sa soif et je suis rentrée. Dehors, ça grognait et chantait plus que d’habitude.

   Le lendemain matin, je l’ai trouvé couché sur le sol, les yeux ouverts. Il scrutait les poutres du plafond en posant les doigts sur sa guitare, sans jouer. J’entendais le frottement de sa peau sur les cordes, mais pas de notes. Je me suis assise devant la fenêtre. Il a souri. On a regardé les oiseaux danser dehors.

   Je lui ai demandé :

D’où viens-tu ? Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?

   Il a attrapé ma dernière pomme, sur la table, et s’est levé en me faisant signe de le suivre. On n’a même pas fermé la porte. On a marché dans la forêt et on est arrivés sur la plage. Il avait tiré sur le sable un radeau de bidons en plastique. Je me rappelle avoir frissonné de rage. Cet animal débarquait sur mon île à bord d’un rafiot de plastique et mangeait la dernière pomme de mon verger sans le moindre scrupule. Je me suis approchée, déjà prête à pousser l’embarcation dans l’océan ou à en détacher les bidons pour les cacher.

   Pendant qu’Aritz s’approchait du radeau, une mousse verdoyante poussait à vue d’œil sur les bidons et les barres d’aluminium.

Aritz, regarde.

   Il a caressé la mousse au milieu de laquelle semblait déjà s’agiter des collemboles.

Je ne comprends pas… Ça me rappelle... de la mousse ! Dis, Mnémosyne, c’est de la mousse, non ? De la mousse sur mon radeau !

   Il s’est assis en souriant, il a tapoté la mousse qui recouvrait les bidons puis il m’a dit :

Viens t’asseoir. Je vais te raconter une histoire.

   J’ai grimpé sur son bateau de fortune comme si j’allais partir en voyage. Après tout, écouter Aritz raconter des histoires, c’était un peu se jeter à l’aventure.

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