1

5 minutes de lecture

   La chauve-souris est partie mais je n’ai jamais rouvert le volet. Aritz chantait. On est sortis pour admirer les perce-neiges puis j’ai osé m’aventurer jusqu’à la plage. Elle était toujours là. L’océan rongeait sagement son sable et ses cailloux en ronronnant. Calme. Quelques morceaux de plastique et des bouts de bois parsemaient le rivage. J’ai serré les dents et j’ai ramassé le moindre fragment avant de tout jeter dans une des grottes de l’île. Alors, j’ai senti la caresse du soleil et le vent chaud sur ma peau, le sable qui s’engouffrait dans mes chaussures trouées. Le printemps. C’était si doux que j’ai failli oublier la menace. J’ai commencé à rassembler le bois flotté et à parcourir l’île à la recherche d’arbres écroulés. Aritz m’a observée traîner chaque arbre mort à travers l’île avant de se perdre en messes basses avec le tigre triste. Au moins, sur la plage, je n’entendais pas leurs chuchotis. C’était ce que je me disais, alors. Je ne pensais qu’à fermer, qu’à me fermer.

   Enfin, j’ai planté. Face à l’océan, là où le sable se mélange à la terre, j’ai posé les premières branches de ma palissade. Ce n’était pas une jolie palissade de planches toute droites et bien vernies, mais un entrelacs de branches et de roseaux tressés. J’espérais qu’Aritz, en se promenant sur la plage, lui ferait prendre racine. Ainsi, l’île deviendrait indestructible. Je croyais encore en la force des arbres. Je ne savais pas qu’Aritz ne viendrait pas sur la plage à temps. Je ne savais pas que son tigre et lui avaient un plan et que c’était pourquoi ils disparaissaient tous les deux plusieurs jours parfois jusqu’à ce que je coure au hasard en les appelant. Je croyais connaître l’île par cœur, mais ils avaient trouvé une cachette, un endroit rien qu’à eux où se préparer. Le tigre. C’était le tigre qui l’avait trouvé.

   Un matin, avant qu’Aritz n’ouvre la porte et disparaisse à nouveau, je lui ai rappelé ses propres avertissements :

Sois prudent : c’est un tigre et il a faim. Un jour, il te dévorera. Deux poules ont déjà disparu.

Ce n’est pas un tigre, c’est le tigre le plus triste du monde. Je crois qu’on se comprend, lui et moi.

   Comme je ne voulais pas le contredire, je lui ai demandé de m’aider à construire la palissade. Je lui ai expliqué mes espoirs de racines. J’ai tu mon deuil de poules. Il a souri.

Bientôt, Mnémosyne, tu n’auras plus besoin de palissade. Ni toi, ni tous les animaux, ni tous les arbres.

   Et il a claqué la porte derrière lui. C’est à cet instant que j’ai commencé à soupçonner. Il avait dû fouiller dans mes livres à la recherche de contes et de légendes, il avait dû lire l’histoire d’une arche qui sauvait l’humanité, qui sauvait les éléphants, les chevaux et les chiens. Il pensait déjà à l’île engloutie, aux fleurs noyées et au tigre gonflé d’eau de mer. Il pensait encore nourrir le continent.

   J’ai senti la colère s’allumer dans mon ventre et me ronger comme un feu. Après avoir tourné en rond en essayant d’éteindre les étincelles, je suis sortie en furie. J’ai couru derrière les traces d’Aritz : une marque de botte dans la boue, l’herbe couchée, un pissenlit écrasé, une branche cassée sur un buisson. Il s’était aventuré dans la partie la plus dense des bois, où je n’allais jamais. Là, Aritz coupait un arbre, à la hache, en pleurant, devant le tigre à la tête baissée. Derrière eux, les morceaux de troncs s’amoncelaient. J’ai crié. Aritz a lâché son arme, le tigre a plongé son regard dans le mien. Aritz a bredouillé, a hoqueté, il a parlé de radeau et de sauvetage. Derrière lui, le tigre a soupiré. Moi aussi. Combien d’arbres comptait-il abattre pour aider l’île à s’enfuir ? Sans arbres, quelle île resterait-il ? Je lui ai dit : « Tu ne construiras pas d’arche. »

   Aritz s’est assis.

Mnémosyne, il n’y a pas que cette île. Au-delà des continents de plastique, il existe peut-être encore des pays où les arbres poussent, où les fruits mûrissent, où les animaux grouillent comme ici, mais sans faim, mais sans limites. Le tigre ne peut pas rester ici. C’est trop petit pour lui, beaucoup trop petit ; il finira par tout dévorer. Il veut partir. Tu ne peux pas obliger tout le monde à rester ici en attendant le déluge.

Et tu ne peux pas obliger tout le monde à te suivre au désert. Je ne te suivrai pas. J’aime mon île, j’aime ma maison, les étoiles que je vois, le plastique caché, les empreintes, les fruits, les souvenirs qui tissent autour des arbres un édredon imaginaire où je peux me blottir quand j’ai peur. Si je m’éloigne, tout cessera d’exister. Si je pars avec toi, je devrai traverser les villes plastiques, les déserts, les plaines de sel, tout ça pour des rêves de myosotis ! Tu veux partir, sauver ce tigre… Non. Ce tigre veut partir et te sauver ; tu ne fais que le suivre. Aritz. Aide-moi à construire la palissade. Avec une palissade, on peut garder le danger dehors, sauver les cœurs battants sous la fourrure, protéger les pas des crabes sur la plage, défendre l’île contre l’eau qui l’envahit. Les oiseaux peuvent voler jusqu’au continent. Mais la chauve-souris, elle… Elle ne survivra jamais sur ton radeau. Il lui faut une palissade. À moi aussi. Nous n’avons pas besoin de fuir, grâce à la palissade. Il suffit de fermer, tout fermer.

   Aritz a soupiré à son tour. Dans ses yeux, j’ai lu : « La palissade, toujours la palissade, elle s’acharne pour cette palissade. »

Mnémosyne, je partirai. Ceux qui voudront vivre me suivront. Viens avec moi.

   Depuis notre rencontre, Aritz n’a jamais changé. Son doute s’est mué en espoir, son espoir en projet, son projet en résolution. Mais lui... Il est resté toujours le même, les yeux au bord des larmes, les pensées vers l’ailleurs, les mains dans le faire. Et moi, je regardais son monument se construire devant mes yeux dans une musique enthousiaste dont j’étais la dissonance.

Je construirai la palissade. L’eau restera dehors, les racines iront creuser jusqu’aux fonds marins et l’île, fermée, poussera vers le ciel. Je te ferai rester.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Dame Citrouille ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0