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   Elle était là, au bord de l’écume. Le soleil mourant découpait sa silhouette contre l'océan d'encre à coups de lumière et enflammait le sel qui recouvrait sa peau. Elle faisait face à son ombre sans réaliser qu’elle brillait. Les gouttes qui dégoulinaient de ses cheveux de cascade tombaient comme des perles d’or. J’entendais de loin sa respiration épuisée. On aurait dit une sirène sans écailles et sans errance. Je me suis approchée : son visage est sorti de la pénombre. Elle souriait de toutes ses dents.

   Quand elle m’a aperçue, elle a poussé un cri de joie et elle s’est mise à courir à ma rencontre, avant de sauter dans mes bras. Elle me serrait de toutes ses forces et je ne savais plus que faire de mes mains, alors j’ai attendu. Son souffle chatouillait ma nuque et, le visage perdu dans ses cheveux, j’avais l’impression de me noyer dans des abysses remplies d’algues. Le sel qui gouttait de ses boucles piquait mes yeux. Au bout d’un moment, je me suis libérée doucement de son étreinte et je lui ai demandé :

Qui es-tu ?

Je m’appelle Ondine. Je viens d’un village de pêcheurs, sur la côte. Il n’y a plus personne parce que l’océan a disparu et qu’il n’y a plus grand-chose à manger, mais c’était mon village.

Alors pourquoi es-tu partie ?

   Elle a baissé les yeux sur le coquillage qu’elle faisait rouler entre ses doigts. Une simple coquille de bulot. C’est ce que je croyais.

Je voulais voir l’océan une dernière fois avant de partir. J’ai marché comme j’ai pu sur le plastique flottant, puis j’ai fini par glisser. Alors j’ai nagé sous la couche de plastique, en remontant tant bien que mal à la surface quand je voyais un peu de lumière. Enfin, j’ai trouvé l’océan. J’ai nagé sans entraves, sans risquer de coupure ou d’étouffement. Ça faisait longtemps... La nuit, je me laissais flotter sur le dos. Je comptais les étoiles. Ce matin, j’ai entendu les oiseaux. J’ai guetté l’horizon et j’ai aperçu cette île. Enfin ! J’étais épuisée, alors j’ai décidé de l’atteindre coûte que coûte. C’était plus facile que prévu : il n’y avait pas de barrière de plastique, ici. J’ai croisé des poissons ! Des poissons ! Je n’ai pas vu de plage comme ça depuis des années. C’est magnifique. Comment tu t’appelles ?

Mnémosyne.

Tu vis toute seule, ici ?

   J’ai hésité, car je ne connaissais pas la réponse. Toute seule, oui, mais plus maintenant, en tout cas pas pour l’instant.

Aritz est là. Il construit un radeau.

Pourquoi veut-il partir ?

   J’ai souri.

Pour la même raison que toi. Il veut revoir les vraies forêts.

   C’est à ce moment que j’ai remarqué la maigreur d’Ondine et les traces que le sel laissaient sur sa peau en séchant. Elles suivaient les limites de chaque cellule de l’épiderme, se transformaient en images de failles de sécheresse ou d’écailles. J’ai pris sa main. J’ai eu peur qu’elle me glisse entre les doigts comme un poisson, mais elle s’est laissée faire.

   J’ai mené Ondine jusqu’au ruisseau le plus clair de l’île. La forêt était déjà sombre, alors je l’ai poussée et portée de mon mieux : elle ne tenait presque plus sur ses jambes. Quand je les ai vues trembler dans l’eau, j’ai pensé : « Elle regrette sans doute ses nageoires. » Je l’ai guidée jusqu’à la maison, j’ai fermé la porte et j’ai souri devant les yeux ronds d’Aritz. Puis, j’ai approché le panier qui contenait la récolte du jour (trois carottes maigrelettes et un peu de salade) et je l’ai posé devant Ondine en la forçant à s’asseoir.

   En une minute, elle avait tout dévoré. Nous la regardions en essayant d’ignorer le creux abyssal dans nos ventres. Tout en mastiquant, Ondine commentait tout ce qui l’entourait. « C’est joli, ce tableau… Il y a beaucoup de livres, ici. Vous aimez lire… ? » J’ai vite appris qu’Ondine n’aimait pas le silence.

Mnémosyne m’a dit que tu construisais un radeau pour retourner sur le continent.

   Aritz ne répondait pas. Je sais qu’il attendait une histoire. Et par la magie d’Aritz, l’histoire d’Ondine est venue, ses larmes aussi. Elle n’a pas parlé du plastique ni de la faim, de l’océan disparu. Elle a évoqué les reflets de l’eau sur les murs de chaux blancs de son village, la pêche aux crabes avec les filets cassés qu’il fallait sans cesse réparer, les goélands. Entre deux hoquets, nous avons vu apparaître dans la pièce les après-midi de soleil sans fin, les vieux à la peau tannée sur le banc en bois séculaire, les jeux dans l’eau : ricochets, chasse aux coquillages et dessins éphémères. Le parquet se couvrait sous nos yeux de tas d’algues et de galets et l’écume jaillissait presque sous le pas de la porte.

   Aritz la regardait émerveillé. Moi, j’avais peur, parce que dans sa voix résonnait l’habituel révolu : que l’océan avait dû être beau, là-bas, même plein de traîtrise… Mais aujourd’hui, les remous de l’océan n’avaient rien à faire sur le seuil de ma maison.

   Quand Ondine s’est calmée, rassasiée, Aritz a glissé sa main sur les livres de la bibliothèque. Au premier sourire de la nouvelle venue, il a dégainé : ce soir, il lirait quelques pages des contes d'Andersen.

   Je me suis vite endormie, bercée de mots et de voix. Le lendemain matin, Aritz m’a dit qu’Ondine n'était plus là. J’ai couru jusqu’à la plage. Adossée à mes balbutiements de palissade, Ondine dormait encore, sa robe fanée remuant comme une flaque d’écume autour d’elle. Bien sûr. Le bruit des vagues avait dû lui manquer. 

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