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   Ondine dormait au milieu de ses pelotes de plastique à moitié déroulées dans la maison. On s’empêtrait les pieds dedans. La couverture irrégulière sur laquelle elle s’était couchée crissait à chacun de ses mouvements. Sur ce camaïeu de bleu, Ondine semblait flotter. Paisible, pour une fois.

   J’avais guetté toute la nuit. Aritz n’était pas rentré. La gorge nouée, je me demandais s’il était parti comme ça, sans rien dire de particulier, sans aveu d'au revoir. J’ai couru jusqu’à la clairière. Il travaillait déjà sous le nez du tigre endormi. Sur son chapeau, trois moineaux piaillaient, comme pour lui donner des ordres.

   J’ai senti quelqu’un me frôler. C’était doux et chaud. Un souffle précipité sur mon bras : j’ai baissé les yeux. Dans le coin de mon œil, un museau, un peu de roux. L’animal s’est couché contre mon dos. Je devinais, à travers l'étoffe de ma robe, une couche de fourrure, les os saillants, l’impression d’une conversation que je n’arrivais pas à comprendre. Après quelques instants, la fourrure a glissé dans une caresse et j’ai entendu les pas s’éloigner sur la mousse de la forêt. Enfin, je me suis retournée.

   Il n’y avait plus personne.

   En rentrant, j’ai vu près de la maison un écureuil enterrer quelques noisettes, juste sous la fenêtre. Ça n’avait pas de sens : c’était bientôt l’été… Peut-être avait-il compris le danger qui venait. Il déposait ici son secret de survie. Il m’a regardée, l’œil fatigué, avant de s’enfuir dans la forêt, si vif.

   Je les remarquais de nouveau, comme à l’arrivée d’Aritz. Tous ces animaux qui nous observaient, comme s’ils attendaient un signe, une opportunité… J’ai vu le hérisson dormir sous un buisson, les escargots s'amasser sur les murs de la maison, comme autant de témoins, en attente, en mission. Je me suis dit : « C’est bizarre ». Je suis allée vérifier la montée des eaux.

   Déjà, elle était là. Déjà, les premiers arbres de la forêt trempaient les pieds dans l’eau. La falaise n’était plus qu’un promontoire. J’ai eu peur. Je suis retournée en courant dans la maison, j’ai jeté un coup d’œil aux animaux qui m'observaient, qui me scrutaient, qui m'espionnaient. J’ai eu envie de leur ouvrir la porte, mais il était trop tôt. J’espérais encore que l’eau allait s’arrêter là, que les branches les plus basses allaient la retenir comme on retient un enfant qui escalade les barreaux de son berceau.

   Les jours suivants m’ont détrompée. Ondine riait en dansant sur la mousse submergée, entre les troncs de l’orée. Elle s’amusait à bondir pour faire jaillir l’eau jusqu’aux branches. Elle dessinait sur l’écorce, avec les gouttelettes salée du bout de ses doigts, d’étranges méduses. Le marteau d’Aritz égrenait les minutes les plus tardives de la nuit. Boum. Boum. Boum. J’ai commencé à comprendre qu’il ne dormait véritablement jamais. Il ne rentrait, au petit matin, que pour me réveiller avant de retourner au radeau du tigre. Il avait toujours été comme ça, Aritz. Un peu étrange, comme en visite, comme de passage. Aujourd’hui, je me demande s’il a un jour été là pour de vrai. Quand je voyais les arbres en bourgeons, les fruits qui pliaient les branches, je n’en doutais pas. En tout cas, je n'en doutais pas autant : quand je le voyais s’éloigner dans la forêt, je me demandais tout de même si je le reverrais au matin.

   Alors j’ai imaginé le suivre. Et si je courais, si je l’appelais, si je grimpais sur son radeau ? On partirait à l’aube, on caresserait chaque arbre en emportant toutes les graines, toutes les spores de la forêt. On les entortillerait dans mes cheveux. On franchirait les vagues, et puis, là, à l’horizon : Terre ! Terre en vue ! C’est le continent ! On franchit la barrière de bidons, les fils barbelés, les plages minées, on contemple un instant les édifices de verre et de tubes qui s’élancent jusqu’à chatouiller les nuages pour les faire pleuvoir. On marche en suivant les amarantes, comme c’est tout ce qui pousse encore. On évite les bombes. On se cache, la nuit, entre deux pneus crevés. C’est long, on a les pieds plein d’ampoules. Mais on se sourit, Ondine est là avec nous, qui râle comme elle sait si bien le faire. Aritz joue de la flûte et on fuit les hommes qui cherchent à la briser. On leur tire la langue en passant. Flûte ! On court ainsi jusqu’au désert, et là, on se met au travail. Ondine effraie les bombes et les colons chercheurs d’huile, pendant que j’écoute Aritz planter une forêt nouvelle, graine après graine. La voilà, la jungle dont il avait rêvé, et pour moi une famille... Entre les lianes qui s’enroulent autour des cacaoyers géants et sautent d’acajou en acajou, on plante nos cabanes. J’y pose un peu de papier et d’encre, j’y invite quelques araignées. Ondine et Aritz me rendent visite, on se raconte des histoires et on rit tellement en pensant au temps où on croyait à la fin du monde.

   Mais tout à coup, j’entends un cri. C’est la chauve-souris de l’hiver qui m’appelle. Je l’ai laissée sur un morceau d’île abandonnée, sur un morceau d’île oublié. Un morceau d’île qui coule.

   Mon île.

   J’ouvre les yeux : tout s’évanouit. Le voyage, le continent, le désert, la jungle et la cabane rêvée. Je suis revenue avant d’être partie. A ce moment-là, j’ai compris. Je n’étais pas lâche. Je n’étais pas égoïste.

   C’était bien ici, ma place.   

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