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Ma chambre est plongée dans le noir. Le lit tout entier semble vibrer, comme s’il avait lui-même accueilli la foudre. Un léger sifflement strident chatouille mon oreille. À ma droite, le réveil indique 03h00. Je me retourne, rassemblant les quelques souvenirs qui commencent déjà à s’effacer de mon esprit. Un jeune homme. Un banc. L’océan…

Les bruits peu habituels de Meg gesticulant dans son lit me rappellent instantanément que je me trouve loin de chez moi. Mes yeux s’acclimatent enfin à l’obscurité, si bien que je la distingue à travers l’étagère.

- Mmh… Ça va, Abby ? T’arrêtais pas de bouger…

- Oui, oui. C’est juste un mauvais rêve. Rendors-toi.

Sans trop broncher, elle se retourne et s’exécute. Je tire le drap jusqu’à mes épaules et me mets dans une position plus agréable. Il m’est impossible de chasser ce regard bleu de mon esprit. Quel était son nom déjà ? Matthew. Matt… Oui c’est bien ça.

Prétendre que je n’ai pas envie de me replonger dans ce rêve serait mentir. Ce n’est pas la première fois que je suis remuée par mes émotions et ce n’est certainement pas la dernière non plus. En revanche, il ne m’était encore jamais arrivé de me réveiller avec une sensation aussi désagréable au creux de mon ventre. Un peu comme une boule qui ne cesse de rouler dans mes entrailles.

« Un peu de patience. Écoute... »

Si Matt avait fait ma connaissance dans le monde réel, il aurait su qu’il était vain de me demander cela. D’ordinaire, je ne suis pas vraiment patiente. Pourtant, lorsque j’étais dans ses bras, je n’avais aucune autre volonté que celle de lui faire une confiance aveugle. Je ferme les yeux pour sentir encore une fois la chaleur de ses mains bienveillantes posées sur ma taille. Ce souvenir provoque en moi une sensation agréable de papillons qui voltigent tout au fond de ma poitrine.

Avant que tout ne disparaisse de mon esprit, je m’assieds au bord de mon lit et saisis, dans le tiroir de la table de nuit, le carnet d’écriture que m’a offert ma mère avant mon départ. Dans la pénombre, je caresse avec émotion sa couverture feutrée, puis je me réfugie rapidement dans la salle de bains pour ne pas déranger Meg qui s’est manifestement rendormie.

Mes doigts glissent délicatement le long de l’arabesque argentée esquissée au centre de la couverture noire du carnet. Deux entrelacs indépendants se font face, pourtant unis entre eux par un troisième lien qui les rend indéfectibles. Ma mère d’un côté, mon père de l’autre, leur amour au centre. Voilà ce en quoi je croyais avant. Voilà les raisons pour lesquelles j’ai dessiné cette arabesque. Cette silhouette vaporeuse, constituée de plusieurs lignes entrecroisées, m’avait été inspirée par mes parents. C’était un jour de printemps, dans les jardins de l’hôpital, juste avant qu’on nous annonce que les jours de mon père étaient comptés. Après cela, tout a changé. Maintenant, je l’associe à un sens totalement différent. La vie. La mort. Le passage vers un autre monde. Un autre état… Est-ce la maladie qui m’a inconsciemment inspiré ce lien ? Je ne saurais le dire. Quoi qu’il en soit, j’affectionne cette arabesque autant que le carnet dans lequel je relate régulièrement chaque aventure issue de mon imaginaire.

Tout en me laissant porter par mes pensées, ainsi que par le rêve étrange que je viens de faire, je rassemble mes souvenirs et commence à laisser les mots glisser le long des lignes. Ma mère, fascinée par le geste noble de l’écriture manuscrite, adore ce genre de carnets. Au cours de ses études de journaliste, elle a toujours veillé à avoir sur elle de quoi prendre des notes. Plus d’une fois elle avait couché sur le papier ses inspirations ou avait relevé quelques faits significatifs pour le prochain article qu’elle allait écrire. Moi, jusqu’à présent, j’ai toujours pris la peine de consigner sur papier les quelques pensées qui me traversent l’esprit. Mais cette nuit, je sens que quelque chose a changé. Je ressens le besoin d’écrire dans ce carnet encore vierge tout ce dont j’ai rêvé depuis la veille de mon départ de San Francisco.

D'aussi loin qu’il est possible de me le rappeler, mes rêves ont toujours été assez extraordinaires, mêlant des lieux fantastiques à des histoires étonnantes, parfois même effrayantes. Mon père disait tout le temps que mon imagination débordante dépassait tout entendement, que c’était un don précieux, un exutoire dans lequel je pouvais me réfugier chaque nuit afin de vivre ce que la vie quotidienne ne pouvait m'offrir.

Il me disait que les rêves étaient comme des films que l'on regarde de ses propres yeux, dans lesquels chaque maître des rêves y joue le rôle principal. Il affirmait également que chaque nouveau monde ainsi imaginé m'offrait la perspective d'une nouvelle histoire à raconter. « Tu as un don inestimable Abby. Ne l'oublie jamais. Fais en sorte que tes rêves fassent partie intégrante de ta vie. Et si un jour ton chemin te le permet, utilise ton don au service des gens. Écris. Fais rêver. Fais voyager les autres dans tes récits. »

Plus encore que ma mère, c'est lui qui m'avait donné le goût de l'écriture. Lui pour qui le métier de journaliste était une vocation plus qu’une passion. Lui qui ne cessait d’écrire ses pensées lorsque son temps libre le lui permettait.

Mon stylo glisse de manière fluide le long des lignes. Je n’y réfléchis même pas. Je le laisse juste aller en suivant le flot de mes pensées. C’est aussi facile que lorsque je plonge dans le sommeil pour y découvrir des univers improbables et uniques.

Lorsque j’étais plus jeune, je rêvais certaines fois de mondes féériques et fantastiques qui me semblaient terriblement familiers et réalistes à l’instant où je les rêvais. Pourtant, lorsque j’émergeais de mon sommeil, tout s'effaçait en l'espace de quelques secondes, ne laissant dans mon esprit que le vague souvenir de la trame des histoires fabuleuses que je venais de vivre. À d’autres moments, je me projetais dans des lieux plus familiers et j’y rencontrais des gens dont le chemin avait croisé le mien au cours de leur vie. Le rêve semblait si bien construit qu’au réveil je n’arrivais pas à faire la distinction entre la réalité et l’imaginaire.

Les premiers rêves ont commencé il y a bien longtemps, l’année où mes grands-parents m'avaient emmenée, pour la toute première fois, faire du ski pendant les vacances d’hiver. Cette année-là, ils avaient loué un chalet dans les hauteurs d’un petit village touristique cloisonné par de longs versants de montagnes enneigées. Une rangée de masques traditionnels décorait les murs du salon. Ces effrayantes sculptures avaient été travaillées dans du bois noble, assombri par les années. Leur bouche grande ouverte laissait généralement apparaître de longues rangées de dents dont le sourire vicieux me faisait détourner le regard. À chaque fois que j’entrais dans le salon, je sentais le poids de leurs regards qui me dévisageaient de leurs petits yeux sadiques. Pour une enfant de mon âge, il est évident que de telles œuvres pouvaient s’avérer effrayantes, voire traumatisantes.

C’est comme cela que m’est venu le premier rêve dont je me souviens, pour ne pas dire mon premier cauchemar. Un homme aux cheveux grisonnants était attablé dans la petite cuisine du chalet, un journal ouvert entre ses mains. Curieuse, je m'étais penchée par-dessus son épaule gauche pour regarder la page qu'il lisait avec autant d’attention. Au centre de celle-ci, il y avait une photographie en noir-blanc de l'un de ces fameux masques. Prise de nausées, mes pieds semblaient rivés au sol, me rendant incapable de me déplacer. Il m’était impossible de me détacher de cette image qui s'était subitement mise à s'animer. Les petits yeux noirs de l’horrible masque me dévisageaient méchamment. La grande bouche, ouverte à l'extrême, était prête à m'avaler. Soudainement, je m’étais sentie comme attirée par le centre du journal et j’avais fini par plonger au cœur d’un siphon nappé de bleu avant de disparaître…

Ce cauchemar est le premier dont je me souviens réellement. Il est de ceux que l’on n’oublie jamais, qui provoque un réveil brutal suivi d'une crise de tétanie. Il s'est répété exactement de la même manière pendant plusieurs années. Parfois, je croyais l’avoir oublié, mais il suffisait d’une mauvaise nuit pour que je me surprenne à me cacher sous les draps de peur de croiser une fois de plus ce regard qui me glaçait le sang.

Un malaise me parcourt alors que je couche les derniers mots sur le papier. Je prends le temps de relire quelques passages, essentiellement pour ne rien avoir oublié de Matt. Pour le reste, me plonger dans de mauvais souvenirs me laisse un goût amer. Discrètement, je me faufile jusqu’au lit en prenant soin de ne pas réveiller Meg. M’aidant de la faible luminosité du réveil, je range le carnet à tâtons dans le tiroir et je me recouche sans que rien ne vienne perturber à nouveau mon sommeil.

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