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Contrairement à ce que j’imaginais, les cours à UCLA sont bien moins astreignants que prévu. Heureusement, le fait de retrouver un certain rythme avec des journées bien remplies me permet de me structurer et de m’occuper suffisamment l’esprit pour ne plus penser à mes rêves étranges.

Au cours de la semaine qui vient de s’écouler, Meg a insisté plusieurs fois sur l’importance d’appeler ma mère. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre pour le moment. Les dernières nuits ont été bien moins agitées. Moins effrayantes. Il me semble donc raisonnable de ne pas l’alerter pour le moment. Le stress engendré par le déménagement a certainement contribué à générer tout cet imaginaire.

Je m’abstiens de confier à mon amie que je continue de me réveiller toutes les nuits à la même heure. J’évite également de lui dire que je rêve toujours de Matt. Je préfère garder secrètement pour moi cet univers intime dans lequel je retrouve celui qui berce mes nuits.

C’est étrange de dire cela d’un être qui n’existe pas, mais avec lui, le temps n’a plus aucune importance. Nous promener, ou juste contempler l’océan depuis notre banc, c’est tout ce qui compte. C’est la seule chose qui me semble réelle lorsque je suis dans ma bulle. Notre banc. Notre refuge.

Étrangement, ce qui me démoralise beaucoup, c’est de ne jamais avoir conscience que je suis dans un rêve. Pas au début tout du moins. Tout est toujours un éternel renouveau. L’environnement dans lequel je plonge la nuit me parait tout autant naturel que ma vie « réelle ». À mesure que le temps s’écoule, je suis assaillie de déjà-vus, mais je ne comprends pas d’où me vient cette impression de vivre des situations qui me sont familières. C’est seulement lorsqu’une évidence s’impose à mon esprit que je prends conscience que je rêve. La plupart du temps, il s’agit d’un événement en relation avec Matt. Ce qui par-dessus tout me perturbe, c’est que je ne suis pas supposée avoir conscience d’être dans un rêve.

Les phases de réveil n’en sont que plus déconcertantes. Plus le temps passe et plus je suis persuadée d’abandonner une petite part de moi à chaque fois que je m’enfonce dans un rêve. Je laisse des miettes de moi là-bas, dans cet univers généré par mon esprit tordu, que je me réjouis chaque soir de retrouver lorsque je me glisse sous les draps.

Quand je reviens à moi, il me faut toujours un moment pour me remettre de mes émotions et pour m’adapter à la réalité. La fac, Meg, les Sigma, Connor… Toutes ces choses que j’aime pourtant au quotidien et que pour rien au monde je n’échangerais contre de l’irréel.

Quelle ironie… J’aime les journées qui s’écoulent, mais je ne me sens pleinement moi-même que dans mes songes. Depuis le décès de mon père, j’ai le sentiment de n’être que l’ombre de moi-même. Je me sens en décalage avec la réalité. En marge…

Connor me manque. Je le connais à peine, pourtant je sais que je n’ai pas rêvé. Il s’est passé quelque chose entre nous, lors de la soirée des confréries. Nous avons développé un lien très particulier. Privilégié. Il est le seul depuis longtemps à m’avoir donné le sentiment d’être plus qu’une simple personne brisée, fragile, que l’on doit protéger. Il s’est intéressé à moi. Il m’a accordé de l’importance. Il m’a fait sortir de mes pensées moroses. Il m’a fait découvrir de nouveaux horizons et par-dessus tout, il m’a fait rire. J’aimerais vraiment le revoir, mais ce ne sera pas pour tout de suite.

Après ce qu’il s’est passé chez les Sigma, ma tâche principale, en dehors des cours, a été d’éviter de mettre une nouvelle fois Stacy en colère. Je ne souhaite pas non plus lui donner d’autres occasions de me reprocher quoi que ce soit. Elle m’a suffisamment mise en garde au sujet de Connor et m’a bien fait comprendre que mon rapprochement avec lui la dérangeait.

Alors, depuis ce jour-là, j’ai fait en sorte de ne pas croiser le chemin de Connor. À regret. Mais c’était sans compter sur sa ténacité. Un subtil sourire à la cafétéria, un frôlement à l’angle d’un couloir, un regard le long de l’allée de la bibliothèque… Toutes ces petites choses qui m’ont empêchée de l’oublier.

Ce matin, j’assiste pour la quatrième fois au cours le plus prenant que je n’ai jamais eu. Notre professeur de « communication de l’information », M. Keller, a des avis très tranchés sur la manière dont une information doit être communiquée au grand public.

- Vous ne devez vous fier qu’aux faits observables. Votre esprit ne doit jamais laisser place à votre propre interprétation d’une situation. Car vous risquez non seulement de biaiser ledit fait, mais également d’orienter l’opinion publique.

- Pratiquer la désinformation ? questionne un étudiant.

- Pas tout à fait… Des commentaires plutôt, soit l’analyse des faits selon votre propre interprétation. Est-ce cela que vous voulez transmettre dans vos articles ? Dans vos rapports ? Dans vos présentations ? Un journaliste se doit d’être impartial : droit et juste. Il existe cependant des situation précises qui pourraient, dans certains cas, nécessiter l’utilisation des commentaires ou éventuellement la pratique d’une forme de désinformation.

Quelques étudiants le questionnent un peu plus. D’autres attendent patiemment leur tour, main levée.

- Prenons l’exemple d’une situation fictive. Disons qu’il apparait un fait qui, une fois révélé, pourrait engendrer le désordre, la peur, l’intolérance ou encore d’autres réactions au sein de la population.

- Une révolte ? demande un autre étudiant.

- Une révolte, pourquoi pas. Dans ce cas, la pratique de la non-information peut se révéler efficace. Non pas dans le but de nuire, mais dans le but de cacher les véritables conditions et conséquences de la situation qui s’est produite jusqu’à ce qu’elle soit décantée. Car toute vérité n’est pas bonne à dire. Et à plus forte raison à écrire. Du moins pas tout de suite.

- Vous pensez par exemple à une menace terroriste ? demande une autre voix.

L’ensemble de l'auditoire s’agite. Certains étudiants rentrent leurs épaules. D’autres paraissent totalement outrés. Les derniers affichent leur scepticisme.

- Ok, ok. On se calme… Disons plus simplement les choses. Lorsque quelque chose de grave se produit, je veux dire de vraiment grave, mieux vaut prendre la décision de ne pas communiquer l’information ou mieux, de ne rapporter que quelques faits succincts tant que nous, les journalistes, nous, les professionnels de la communication de l’information, ne sommes pas au clair avec les faits, ni avec les sources. Pourquoi risquer de déclencher une émeute ? Réfléchissez donc à cette question pour la prochaine fois.

À la sortie du cours, Meg bondit vers moi, comme à son habitude. Elle semble très heureuse, ce qui me fait plaisir. Je craignais qu’elle se sente mal à l’aise les premiers jours de cours et qu’elle mette les pieds dans le plat ou encore se fasse stigmatiser à cause de ses réactions. Mais apparemment, il y a des étudiants encore plus déjantés qu’elle sur le campus, ce qui lui permet de se fondre dans la masse.

Il est bientôt midi, on en profite pour s’installer à la cafétéria principale avant qu’elle ne soit complètement bondée. Munie de son plateau, Meg repère une table à l’ombre sur la terrasse.

- Alors, ton cours de médias ? me demande-elle en avalant une grosse fourchette de spaghettis.

- Communication de l’information.

- Ouais… Alors, ton cours de communication ?

Je pousse un petit rire étouffé.

- C’était franchement intéressant. M. Keller est très dynamique et illustre chacun de ses propos par des exemples concrets. En plus, il use tellement de gestuelle et de théâtralité que même le sujet le plus rébarbatif en devient passionnant. Et toi ton cours sur l’art et la métaphore ?

- Bof, c’était assez basique. « L’art est un concept dont l’objectif tend à atteindre le beau ». La prof n’a pas su répondre quand un type de mon cours lui a demandé ce qu’elle pensait de l’art abstrait qui vaut des millions alors que son propre frère de trois ans réalise des dessins bien plus beaux. Cette pédagogue médiocre doit en oublier que la beauté est relative aux goûts de chacun.

Stacy, Olivia et Chelsea nous rejoignent un peu plus tard et prennent place autour de la table. Je m’étonne de ne les voir que toutes les trois.

- Les jumelles ne sont pas là ?

- Non, elles ont décidé finalement d’aller voir chez les Alpha Kappa Alpha si elles y étaient, soupire Olivia.

Stacy fait mine de s’étouffer.

- Et Alicia ? s’étonne Meg.

- Alison, la reprend Chelsea.

- C’est la même chose, non ?

On éclate toutes de rire.

- Elle n’a pas apprécié mon franc-parler, avoue Stacy.

On se retourne toutes dans sa direction. Ses traits sont plus doux que l’autre jour et à la subtile teinte de ses pommettes, on peut en déduire qu’elle ressent tout de même quelques remords. D’une certaine façon, elle ne devrait pas s’en vouloir. Sa position de recruteuse la force certainement à être un peu peau de vache par moment. Ça fait partie du jeu.

- Boah, allez les filles ! Ça va, hein ! Et pis, je n’ai pas encore fait fuir ces deux-là, dit-elle en nous désignant presque dédaigneusement du bout du doigt, ce qui provoque l’hilarité générale.

J’ajoute en plaisantant qu’il en faudra bien plus pour nous faire fuir, mais c’est à ce moment précis que les garçons décident de faire leur entrée.

- En parlant de fuir… marmonne Stacy qui se met à faire une moue étrange.

- Salut les Sigma !

Quelques membres des Omega s’approchent de nous. Ethan se penche vers Meg pour lui faire la bise et Connor m’adresse un clin d’œil. Stacy lui lance un regard noir.

- T’avais pas cours, genre là, maintenant, tout de suite ? lui lance-t-elle d’un ton extrêmement sec.

Comment pourrait-elle connaître son planning ? Elle n’a aucun cours en commun avec lui. Ils se dévisagent tous deux en silence. Le malaise que j’essaie tant d’éviter depuis une semaine s’installe autour de la table. Tout le monde peut sentir une forme d’ironie dans la voix des deux protagonistes.

- Hey, ma grande ! Premièrement tu n’es pas ma mère, donc pas besoin de me surveiller en permanence. Et deuxièmement, non. Le cours a été annulé, finit par dire Connor.

Stacy se lève et se plante devant lui. La différence de taille entre les deux est tellement énorme que l’attitude de Stacy en serait presque risible, si elle n’avait pas ce petit côté autoritaire dont elle sait très bien user.

- Donc, comme par hasard, tu décides de te pointer vers nous comme ça ? Parce qu’on te manque ?

Elle se tourne et tend vivement sa main dans ma direction.

- … ou t’es là seulement parce que le truc rond qui te sert de cerveau a un Abby-radar implanté ?

Les garçons se moquent joyeusement de l’air renfrogné de Connor. Troublée, je dois fournir un effort colossal pour ne pas intervenir et préfère me mordre la lèvre. Je ne sais vraiment pas ce qu’il se passe entre eux, mais plus les jours passent et moins j’ai envie de le savoir.

Alors que la situation devient vraiment inconfortable, il se produit un phénomène auquel jamais je n’aurais pu me préparer. Un peu plus loin, une silhouette masculine, tournée dans notre direction, parait attentive à l’altercation qui est en train de se produire. Bras croisés, l’homme attend, adossé au tronc robuste d’un arbre. Je me liquéfie…

- Abby, tu vas bien ?

Meg pose une main sur mon bras, manifestement inquiète de me voir pâlir. Je me frotte énergiquement les yeux afin de chasser cette illusion. En vain. Je pourrais reconnaître Matt entre mille.

- Oui, oui. Ça va ne t’inquiète pas…

J’essaie de la convaincre du mieux que je le peux, tandis que Matt m’appelle du regard. Impulsivement, j’essaie de me lever pour aller à sa rencontre, mais Meg me retient vigoureusement par le bras.

Connor et Stacy continuent de se disputer. Je me sens de plus en plus mal. Je songe même à me trouver une excuse afin de quitter cet attroupement quand tout à coup, quelque chose que je n’avais pas vu venir se produit. Après un long moment passé à se dévisager sévèrement, Stacy pousse de grands éclats de rire stridents.

Comprendre l’émotion qui me traverse quand elle finit par se jeter dans les bras de Connor, qui aussitôt lui ébouriffe affectueusement les cheveux, est assez complexe. Une pression tenace sur mon plexus m’oblige à retenir ma respiration. Je resserre les mâchoires pour éviter de dire quelque chose que je pourrais regretter. Ma gorge se serre. Je préfère détourner le regard.

Ethan, comme à son habitude, reste en retrait près de Meg. Plus je les vois et plus je me dis qu’ils pourraient former un bien joli couple dans un proche avenir. Un brin de folie, beaucoup de timidité et énormément de gentillesse les rassemblent.

- Bon, allez les garçons, c’est l’heure de la trêve, ajoute Chelsea en balançant les sacs par terre. Asseyez-vous avec nous, propose-t-elle.

Son intervention permet de détendre un peu l’atmosphère. Je sens que quelque chose entre Stacy et Connor vient de m’échapper, mais je préfère laisser tomber pour le moment et je m’intègre aux discussions plus légères du groupe. Les garçons en viennent même à plaisanter sur la tenue de certains étudiants excentriques qui passent devant nous.

Du coin de l’œil, je perçois le regard insistant de Connor qui tente régulièrement d’établir un contact avec moi, mais je m’astreins tant bien que mal à l’éviter, malgré les coups de pieds que Meg me balance aussi discrètement que possible sous la table.

Stacy ne dit plus grand-chose, mais je peux sentir également son regard pesant sur moi, accompagné d’un sourire malicieux. Je me demande si elle éprouve du plaisir à me voir aussi embarrassée, ou bien si c’est simplement la présence de Connor qui la met dans cet état.

Quoi qu’il en soit, je me sens toujours très mal à l’aise vis-à-vis de l’un, comme de l’autre. Je tente donc de les ignorer un peu plus. Mais quand je regarde ailleurs, mon esprit continue à me jouer des tours car Matt, toujours immobile, apparait à nouveau dans mon champ de vision.

Quand l’heure de la reprise sonne, le petit groupe se sépare enfin. Libérée de l’étreinte de Meg, j’en profite pour m’éclipser le plus discrètement possible afin d’essayer de rejoindre Matt, mais il s’évapore sous mes yeux, comme s’il n’avait jamais été là. C’est impossible… J’ai le sentiment que mon esprit me joue des tours. Je le cherche discrètement du regard en faisant mine d’attacher mon lacet, mais nulle trace de lui aux alentours. « Ce n’est pas un fait observable. Il n’est pas réel… » me murmure une petite voix tout au fond de moi.

Je contourne alors la cafétéria, puis longe le long bâtiment des sciences. Je veille à m’être totalement isolée de certaines oreilles indiscrètes avant de rassembler toutes mes pensées. Le bilan de cette première semaine parait finalement peu épanouissant et très déstabilisant, surtout après la scène à laquelle on a pu tous assister. Je ressens vivement le besoin d’être écoutée, rassurée et conseillée.

J’inspire profondément avant d’appuyer sur l’un des rares numéros favoris de mon répertoire.

- Abby ?

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