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Cette fois, je ne lui cache rien. Absolument rien. Ma mère m’écoute d’une traite, impassible, sans faire le moindre commentaire au sujet de mes peurs, de mes rêves, de Connor ou encore de Stacy. Elle ne me fait même aucune remarque pour l’avoir dérangée en plein pendant ses heures de travail. Contre toute attente, elle se montre même très compréhensive. En revanche, le ton de sa voix ne me trompe pas. La récurrence des rêves que je fais l’inquiète beaucoup.

- Je contacte le Dr. Hall.

Pas ça…

- Il a bonne réputation à Los Angeles. C’est le Dr. Adams qui me l’a recommandé.

Ma respiration s’accélère. Les jardins du campus se mettent à voltiger devant mes yeux. Je me réfugie sur le premier banc que je vois. En un instant, tout ce que je redoutais se produit. Ma mère prend les choses en main. Elle est incapable de me prêter simplement une oreille attentive et d’être la protectrice que j’aimerais qu’elle soit. Non. Cela fait un peu plus d’une quinzaine de jours que nous nous sommes quittées et déjà elle ne me laisse pas le choix. Elle préfère tout contrôler, tout juger, tout analyser, sans même me laisser la moindre chance de gérer mes propres problèmes en tant qu’adulte.

- Maman, ça va aller, la rassuré-je légèrement exaspérée.

- Non, ça ne va pas, Abby. Non seulement ça recommence, mais j’apprends également que tu n’as même pas pris la peine de me parler plus tôt de tes rêves étranges ! Je me doutais que la perte de ton père risquait de te fragiliser. Tout ceci n’est pas sain… Tu dois te faire suivre.

Je me décompose. Ma mère doit probablement le ressentir, car elle se râcle la gorge avant d’employer un peu plus de douceur.

- C’est pour ton bien, ma chérie…

J’ai tout sauf envie de recommencer une thérapie dans le but d’analyser les songes qui me hantent la nuit. La première fois que l’on m’a forcée à en suivre une, de longs mois se sont écoulés avant qu’on m’autorise à l’arrêter. Les séances individuelles n’étaient pas trop éprouvantes, mais celles de groupes constituaient pour moi une véritable épreuve. Les tours de parole avaient fait partie des moments les plus difficiles que j’avais eu à affronter. Devoir se mettre à nu et se confier devant un groupe d’inconnus n’a rien de simple. Alors évidemment, quand on a treize ans et que le groupe de parole est majoritairement composé d’adultes, on ne se sent pas à sa place. Je me retrouvais chaque jeudi, pitoyablement assise en rond à devoir écouter chacun des patients se plaindre de leur condition, tout en m’exposant aux regards vides des autres participants. Et évidemment, lorsque mon tour venait, le désintérêt faisait place à la compassion pour certains, et à des mimiques grimaçantes pour d’autres. Me confronter à chaque détail de mes cauchemars pour tenter d’y trouver une soi-disant raison logique me faisait revivre éveillée mes angoisses les plus profondes.

Cette période de ma vie a été extrêmement éprouvante, difficile et j’ai eu bien quelquefois envie de tout abandonner. Mais la pression qu’exerçaient mes parents ne m’avait pas laissé voix au chapitre.

À proximité de moi, tous semblent absorbés par leur travail. Le silence qui règne dans la bibliothèque Powell est apaisant. Les grands étalonnages de livres recouvrent les parois, toutes surmontées de grandes arches de verre. Seule à mon bureau, je referme mon carnet et le range dans mon sac. C’est finalement le seul thérapeute personnel que je connaisse ces temps-ci et je suis assez satisfaite d’avoir couché sur le papier ces réminiscences venues d’un autre temps, qui me rongeaient depuis la dernière conversation que j’avais eue avec ma mère.

Dans l’après-midi, le club de lecture se réunit pour la première fois à l’ombre des arbres du parc Meyerhoff. Chaque membre a reçu comme consigne d’apporter, lors de la première rencontre, un livre qu’il avait apprécié. L’idée est de présenter à tour de rôle une œuvre que l’on apprécie ou d’en lire un passage. Connor a tenu sa promesse en me présentant aux anciens membres, ce qui contribue à me mettre à l’aise.

Nous sommes une petite quinzaine lorsque la réunion débute. Sans le regarder, je peux sentir que Connor ne cesse de me dévisager, même lorsqu’il s’adresse à d’autres personnes. Le silence est demandé afin que le président puisse démarrer officiellement la séance. Je manque de m’étouffer quand je vois Connor se lever, remerciant chaleureusement celui qui vient de lui céder la parole. Je suis agréablement surprise, non seulement par la fonction qu’il occupe au sein du club, mais également par le charisme qu’il dégage en parlant avec passion des écrits qui l’ont poussé à devenir étudiant en littérature.

Au cours de l’heure qui suit, tous sont attentifs aux propos de leurs camarades. Ils débattent de diverses thématiques abordées ou du style d’écriture employé. Je suis vraiment contente de m’être inscrite dans ce club car à la fin de la réunion, je quitte le groupe avec trois nouvelles recommandations de livres à lire.

Afin d’éviter de me retrouver seule avec Connor, je m’éclipse discrètement en longeant l’avenue principale à grandes enjambées. Après quelques mètres, des pas rapides se rapprochent de moi.

- Abby ! Attends !

Connor se plante devant moi et m’oblige à lui faire face. Je prends une profonde inspiration et reste de marbre. Mon impassibilité doit le surprendre car il ne dit rien de plus.

- Laisse-moi passer, finis-je par lâcher froidement.

- Mais enfin Abby, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Il semble interloqué par ma réaction, presque déstabilisé. À croire qu’il n’a pas remarqué le malaise omniprésent dès que Stacy est dans les parages.

- Écoute, je vais être franche. Tu es quelqu’un d’adorable et de très séduisant, mais ça s’arrête là. Ça doit s’arrêter là.

J’ignore si je dois considérer son air impassible comme quelque chose d’agaçant ou de terriblement attirant, mais il est préférable que je lui exprime tout ce que j’ai sur le cœur.

- Si je veux prendre ma vie en main et m’engager chez les Sigma cette année, je dois faire des choix. J’ai tout sauf envie de commencer ma nouvelle vie dans une sororité avec un handicap.

Cette dernière phrase le fait sourire.

- Tu me traites de handicap maintenant ? plaisante-t-il.

Je prends immédiatement conscience de mon erreur.

- Tu ne comprends pas, Connor… Je t’aime beaucoup, mais…

Il lève un sourcil, manifestement curieux de ce que je vais ajouter. Je me reprends.

- Je t’apprécie beaucoup, mais je ne veux pas être forcée de devoir choisir entre Stacy et toi. Je rencontre déjà assez de difficultés avec elle sans que je me mette en plus des bâtons dans les roues.

Il recule de quelques pas et croise les bras sur sa poitrine. Son regard s’assombrit quelque peu.

- Je peux savoir ce qu’elle t’a dit au juste à mon sujet ?

Je soupire, baisse les yeux et prends une lente, mais néanmoins profonde, inspiration.

- Tu vas trouver ça ridicule… Mais pour bien comprendre ce qu’il s’est passé, il faut que je te raconte mon arrivée chez les Sigma. Ma mère m’avait recommandé de bien m’habiller pour me rendre aux portes ouvertes des sororités. Lorsque je suis arrivée chez les Sigma, Stacy a pris ma tenue pour une provocation.

- Une provocation ?

Il fronce les sourcils.

- Suite à la soirée des confréries… J’en ai déduit qu’elle semble dérangée par le fait de nous avoir vus flirter ensemble. Je lui ai affirmé qu’il ne se passait rien entre nous.

Les traits de Connor se détendent. Il me dévisage paisiblement, un petit sourire naissant au coin des lèvres. Aucun signe d’agacement ne vient troubler la beauté de ses traits.

- Ensuite ? demande-t-il pour me forcer à aller un peu plus loin dans les confidences.

- Elle a dit qu’elle te connaissait bien et elle m’a conseillé de faire attention.

Je prends garde de bien peser chacun de mes mots. Connor ne dit rien. Il se contente de m’observer en train de lentement me décomposer devant lui.

- Je ne sais pas trop ce qu’elle a voulu dire, mais j’en ai déduit qu’elle m’en veut pour une chose que j’ignore.

Je n’aurais pas dû en dire autant. Après tout, j’ignore quelle est la nature de leur relation, ou s’il a pu se passer quoi que ce soit entre eux par le passé. Peut-être même qu’il était sur le point de se passer quelque chose, mais je me suis immiscée entre eux sans même le vouloir.

- Et c’est ça qui t’a fait peur ?

Sa voix si douce m’extrait de mes pensées.

- Ça ne m’effraie pas, mais je viens d’arriver sur le campus et sincèrement, j’ai tout sauf envie de me mettre entre une autre femme et toi.

Ses yeux s’écarquillent. Il lève à nouveau un sourcil, écarte les bras et, contre toute attente, éclate de rire. Sa réaction me surprend.

- Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !

Il se moque de plus belle. Son attitude commencerait presque à m’irriter si elle ne me déroutait pas autant. Néanmoins, je veux savoir ce qui provoque son hilarité.

- En fait, si tu traites toutes les femmes comme ça, je comprends pour quelle raison Stacy s’est autant énervée ! Es-tu seulement conscient que, pour une raison qui m’échappe, elle semble t’en vouloir ?

Je me fâche et adopte un ton plus ferme auquel ni lui, ni moi, ne sommes habitués. J’ai bien peur que mes paroles aient dépassé ma pensée. D’un côté, je regrette l’impulsivité dont je viens de faire preuve. Mais d’un autre côté, il n’existe pas de meilleur moyen pour que la vérité éclate. J’espère seulement que Connor fera preuve de franchise pour que je sois rapidement fixée sur la situation.

- Bien sûr que Stacy m’en veut ! Elle ne peut que m’en vouloir et elle continuera de le faire ! s’époumone-t-il les bras levés au ciel, avec une pointe d’ironie dans ses paroles.

Sa réponse me fait sortir de mes gonds. Je sens mes joues s’empourprer et je m’efforce de serrer les poings et la mâchoire pour me retenir de dire quelque chose que je pourrais regretter. Je rêve ou ce type est réellement ignoble ? L’image de l’homme si attentionné et charismatique que j’ai rencontré l’autre soir laisse place à un tout autre visage. Et ce que je vois ne me plait pas du tout.

- Mais, enfin ! C’est quoi ton problème, Connor ?

Je me surprends à m’entendre crier à travers tout le campus, comme une enfant capricieuse.

- Est-ce que tu as joué les pourris avec elle ? Dans le fond, c’est ça ta stratégie ? Tu les séduis toutes et ensuite tu finis par les abandonner pour passer à la suivante ?

J’aimerais pouvoir arrêter le fil de mes pensées, mais je crains qu’il ne soit trop tard. Je m’en veux de m’être autant laissée bercer d’illusions par un séducteur tel que lui. Connor n’est pas celui que je croyais.

- C’est peut-être même le sort que tu me réserves aussi ?

Un nouveau fou rire l’envahit. Son attitude insupportable me déçoit tellement que je me détourne de lui et reprends mon chemin à grandes enjambées.

- Abby ! crie-t-il. Tu n’as rien compris !

J’enchaine les pas et m’éloigne encore un peu plus rapidement. Je n’ai plus envie d’écouter le moindre mot de sa part. Comment ai-je pu me laisser aussi facilement berner ? Connor n’est qu’un chasseur de nouvelles proies, rien de plus. Je me suis fait avoir comme une débutante. Ma colère est telle que des larmes rafraichissent mon visage bouillonnant d’exaspération. Malgré mes pas élancés, Connor me rejoint facilement. Il finit par me stopper en me saisissant par le bras.

- Ne pars pas. Je vais tout t’expliquer, me supplie-t-il le souffle court.

Un bref instant de distraction le fait lâcher prise. J’en profite pour reprendre ma route à plus vive allure.

- Abby ! crie-t-il une fois de plus.

Je perçois sa voix qui continue de crier mon nom, mais je n’ai plus envie d’entendre le moindre mot sortir de sa bouche. J’ignore si ce sont les questions que j’ai posées qui me mettent dans cet état ou l’attitude désinvolte dont il a fait preuve, mais je me sens humiliée. Je crois n’avoir encore jamais ressenti pareille déception.

- Abby ! me supplie-t-il.

Je ne l’écouterai plus jamais. Tout du moins, c’est ce que je m’évertue à croire jusqu’à ce que je l’entende se justifier une ultime fois dans mon dos.

- Stacy est ma sœur !

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