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Le propre du rêve, c’est de persuader notre esprit que chaque chose qui se produit pendant ce moment d’inconscience fait partie du monde réel. Ce n’est qu’au moment du réveil qu’on prend conscience que l’univers dans lequel on a vécu tant d’aventures extraordinaires n’est en réalité que le fruit de notre imagination. À ce moment précis, le rêve s’évanouit totalement pour ne laisser place qu’à un vague souvenir.

Mais pas pour moi. Pour une raison que je n’explique pas, et sans pour autant avoir beaucoup de souvenirs du monde « réel », je suis maintenant pleinement consciente d’être dans un rêve. Je ressens tout. Chacune de mes inspirations, chaque pas que je fais, chaque émotion qui me traverse. Mieux encore, je sais que lorsque je me réveillerai, je me souviendrai cette fois de tout…

Matt est là. Il m’attend debout, près de notre banc. Il m’a tellement manqué. J’ignore ce qui nous lie, mais cette sensation qui m’envahit à chaque fois que je le vois est enivrante. Quand il m’accueille enfin, il lui suffit de me regarder dans les yeux pour qu’il comprenne que j’ai conscience de qui il est.

Ses traits se détendent. Il est manifestement ému. Soulagé. Il me prend tendrement dans ses bras et nous restons là, seuls, enlacés face à l’océan. L’horizon est aussi sombre et menaçant que la dernière fois.

- Tu ne devrais pas te souvenir…

Je me blottis un peu plus au creux de son épaule. Je préfère me rappeler de tout ce que m’autorise ma mémoire et profiter de chaque instant avec lui, plutôt que de prendre conscience au réveil que je l’ai reconnu trop tard et qu’il m’a échappé une fois de plus…

- Les choses sont en train de changer par ici…

Ses sourcils froncés marquent son front de petites rides d’expression. Il semble extrêmement inquiet. Pensif.

- Que veux-tu dire ?

- J’ignore ce qu’il se passe, mais rien n’est plus comme avant…

Après un long moment de silence, il prend un air sérieux et se tourne vers moi.

- Il est temps que tu la rencontres.

Son ton énigmatique m’interpelle.

- De qui parles-tu ? lui demandé-je avec insistance.

Matt n’en dit pas plus. Sa main glisse dans la mienne pour m’emmener loin de notre endroit habituel.

Nous quittons notre lande pour traverser d’innombrables paysages, tous plus différents les uns des autres. Tout semble décousu, comme si le terrain formait une carte géante qui avait été découpée en plusieurs parties et que chacune d’entre elles possédait son environnement propre.

Nous passons ainsi d’un paysage sauvage à un endroit très exotique bordé de palmiers, pour ensuite longer le versant escarpé d’une crête enneigée. Matt a l’air préoccupé. Je tente de lui parler, mais je n’obtiens aucune réponse. Nous continuons notre chemin, main dans la main, sans même nous regarder.

En passant, je reconnais au loin les étendues violacées couvertes de petits points blancs. Je suis prise de frissons en repensant à l’apparition ténébreuse que j’avais rencontrée sous les saules.

Tout au long du trajet, aucun son ne sort de sa bouche. Pas même un râle. Je le regarde, impassible, en train de fixer son attention sur la plaine qui se dessine au-delà de la forêt. Même s’il ne lâche pas ma main, je ne me suis encore jamais sentie aussi étrangère à lui. Il doit probablement ressentir mon inquiétude, car il resserre son emprise sur ma main et prend le temps de m’offrir un léger sourire.

Nous pénétrons dans un sous-bois dont la végétation est si dense qu’elle masque la quasi-totalité des rayons du soleil. Après une traversée qui me paraît interminable, je commence à percevoir une faible luminosité accompagnée, un peu plus loin, par de fins filets de fumée qui s’échappent de nulle part.

Quand nous atteignons enfin la lisière de la forêt, je découvre une prairie qui s’étend en contrebas de ce qui semble être un petit village. Non loin d’un champ de blé se trouve une jolie petite chaumière au toit de roseaux, entourée d’une vieille clôture. À côté de celle-ci, plusieurs maisonnettes se succèdent, formant un hameau circulaire avec, en son centre, un enclos à chevaux.

Matt me précède et franchit le portail en bois qui mène à la chaumière. Il traverse le jardin potager puis s’arrête devant l’entrée, à l’abri du porche. Il hésite un moment, soupire et finit par ouvrir la porte.

À l’intérieur, une atmosphère chaleureuse émane de ce lieu. Les murs de bois sont recouverts d’ustensiles en tout genre, sculptés dans une essence noble. Quelques pigeons ainsi que divers bouquets d’herbes aromatiques sont suspendus au plafond. Un peu plus loin, sur la droite de la cuisine, deux vieux bancs en bois recouverts de coussins occupent un petit espace accueillant qui fait office de salon. Les murs du séjour, quant à eux, sont recouverts de travaux aux points de croix, encadrés dans des baguettes de bois poussiéreux.

Du côté de la cuisine, une vieille femme se tient courbée devant la cheminée. Un doux fumet émane de son chaudron, suspendu au-dessus des braises.

- Bonjour, Ancienne, dit Matt à mi-voix.

Sa voix, inhabituellement fragile, est entrecoupée de subtils sanglots.

La vieille femme se retourne et balaie de son visage les longues mèches folles qui se sont échappées de son chignon. Elle sourit.

- Alors, c’est maintenant que tu te décides enfin à me rendre visite ? Il y a bien des jours que je ne t’ai vu, Matthew.

Matt s’approche d’elle et la prend délicatement dans ses bras. La tête de celle qu’il nomme « Ancienne » se loge contre son torse. Elle semble minuscule et extrêmement fragile à côté de lui.

- Tu m’as manqué, lui murmure-t-elle.

Elle se dégage de son étreinte et se dirige vers moi à petits pas. Malgré les années qui le marquent, son visage dégage beaucoup de douceur. Chacun des plis de sa peau semble me sourire.

Elle s’arrête devant moi et me regarde d’un air curieux. La manière qu’elle a de pencher sa tête sur la gauche puis sur la droite tout en me dévisageant me laisse perplexe. Sa main vient se poser sur ma joue et elle se met à sourire.

- Bonjour Abbigail. Je suis très heureuse de te voir.

Sa bien curieuse façon de m’accueillir me laisse perplexe. Mon regard se pose successivement sur Matt, puis sur elle, et continue ses allées et venues inquiètes avant de revenir à l’Ancienne.

- Comment vous…

Je suis tellement étonnée qu’il est impossible de formuler ma question en entier.

- Une chose après l’autre… Après tout, tu es venue pour cela, non ? me demande-t-elle d’une façon si bienveillante que la douceur de sa voix m’apaise instantanément.

J’aimerais lui répondre que oui, mais à vrai dire, je n’en ai aucune idée. Venir ici était la seule idée de Matt. C’est lui qui tenait absolument à ce que je rencontre l’Ancienne. Et je commence à comprendre pourquoi… C’est peut-être en ces lieux que je trouverai une partie de mes réponses.

L’Ancienne me prend la main et m’invite à m’asseoir.

- Le temps n’est pas clément par-delà ces frontières. Vous devez avoir froid après ce long trajet. J’ai préparé un peu de thé, je suis sûre que cela vous réchauffera.

Elle se sert d’une grosse louche en bois pour remplir trois bols de ce que je crois être, à l’odeur, un mélange de thé vert, de valériane et de fleurs d’hibiscus.

- Il y a aussi un peu de romarin, ajoute l’Ancienne.

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Sa réponse a été si fluide, si naturelle, que je pourrais presque me persuader qu’elle peut lire dans mes pensées.

- C’est étrange, non ? me demande-t-elle.

Ses lèvres esquissent un sourire énigmatique. De légers plis se dessinent au coin de ses yeux brillants.

- Un peu déconcertant, en effet. Comment avez-vous fait ? demandé-je, curieuse.

- Tu te poses quelques questions, n’est-ce pas ?

À vrai dire, je m’en pose de plus en plus. Mais comment peut-elle le savoir ?

- Tu ne comprends pas pourquoi tu fais autant de rêves similaires, poursuit-elle, ni ce qui fait que tu commences à t’en souvenir. Est-ce bien exact ?

Je hoche maladroitement la tête pour lui répondre. Elle prend un tabouret et nous rejoint autour de la table.

- Je comprends encore moins comment vous parvenez à lire dans mes pensées.

L’Ancienne établit un contact complice avec Matt avant de revenir à moi, puis elle se met à nouveau à sourire. Malgré son âge avancé, ses petites dents blanches semblent bien soignées.

- Je ne lis pas dans tes pensées. Je te connais Abbigail. Je te connais depuis longtemps maintenant.

Elle comprend à mon expression interrogative qu’il est important de poursuivre.

- Ce n’est pas la première fois que l’on se rencontre, encore moins la première fois que tu t’assieds à ma table. En revanche, c’est la première fois que tu en es pleinement consciente. Je suis même prête à parier que tu t’en rappelleras lorsque tu te réveilleras, ne crois-tu pas ?

Mon air déconcerté répond de lui-même à sa question.

- Bien… Maintenant que tu as conscience que tu es en train de rêver en ce moment même, cela signifie que ton esprit s’est libéré de ses chaines. Il est en train de s’éveiller. Je pense qu’il est maintenant prêt à accueillir les réponses que tu recherches. J’espère seulement que tu t’en souviendras la prochaine fois que nous nous rencontrerons, tout du moins en partie…

Je ne comprends vraiment rien à ce que l’Ancienne me raconte. Il me faut un moment pour tout assimiler et tenter de remettre un peu d’ordre dans le chaos de ces informations. Une grimace se dessine sur le visage de Matt. Je me demande pourquoi il fait pareillement la moue…

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