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Les frondes de la fougère se balancent au rythme du léger courant d’air qui circule à travers la fenêtre entrouverte. Je me laisse aller dans le divan si confortable du Dr. Hall, jambes croisées.

- Si je résume bien, vous vous êtes enfin confiée à votre petit ami. C’est un merveilleux pas en avant, nous progressons enfin. Vous pouvez être fière de vous !

Je ne suis pas certaine que le mot « fierté » soit le plus approprié. C’est plutôt le soulagement qui m’anime, doublé d’une culpabilité évidente à l’idée d’avoir pu blesser Connor.

- En revanche, ce qui m’inquiète le plus, c’est la dimension que prennent vos rêves. Ils semblent vouloir vous apprendre quelque chose, et ce n’est pas la première fois que vous faites des rêves récurrents.

- C’est vrai, mais les rêves que je faisais il y a quelques années étaient toujours les mêmes, contrairement à ceux que je fais actuellement, dis-je à travers mes dents serrées. Ils évoluent. Ils changent. Ils progressent comme le fil d’une histoire qui se déroule sous mes yeux. L’environnement reste le même, mais je vis les rêves comme si je les reprenais exactement là où je m’étais arrêtée pour poursuivre la suite d’une histoire.

- Je vois… Cela n’a dans le fond que peu d’importance. Ce que nous devons comprendre, c’est la capacité de votre inconscient à vous confronter régulièrement à une situation de stress.

- Mais je ne me sens pas stressée…

- Entendons-nous. Quand je vous parle de stress, je parle en réalité de la faculté de votre esprit à persévérer dans une voie qui pourrait rapidement devenir anxiogène, sans pour autant réussir à s’en extraire. C’est un petit peu comme si vous vous étiez brûlée en posant la main dans un four bouillant, que cela vous amuse et que vous vous obstiniez encore et encore à vous brûler à nouveau, dans l’unique but de vérifier si vous êtes capable de soutenir la douleur un peu plus longtemps ou de vous y enfoncer un peu plus.

Je ne peux m’empêcher d’étouffer un petit rire.

- Vous êtes en train de dire que mon inconscient est quelque peu masochiste ?

Il griffonne quelques mots sur sa feuille.

- On peut dire ça comme ça, en effet. Non seulement cet univers onirique occupe tout votre esprit, mais en plus je vous sens comme investie d’une mission lorsque vous me parlez des aventures que vous y vivez.

J’essaie de ne pas intervenir et le laisse terminer l’une de ses nombreuses tirades analytiques. Mes ongles effectuent nerveusement des va-et-vient réguliers sur le cuir de l’accoudoir.

- Si nous revenions un peu à votre enfance. Racontez-moi donc ce rêve dont vous m’avez tant parlé, lors d’une séance précédente, et qui vous terrorisait lorsque vous étiez plus jeune.

Si je veux pouvoir progresser, je suis dans l’obligation d’accepter sa démarche, aussi intrusive soit-elle. Mais aujourd’hui, je ne suis pas en phase avec la thérapie. Contrairement aux séances précédentes, le Dr. Hall semble avoir envie de me déstabiliser un peu plus en décortiquant mon esprit, morceau après morceau.

- Lequel ? Celui dans lequel j’étais effrayée par des masques ?

J’ai parlé un peu plus sèchement que je ne le voulais.

- Non. Je pensais plutôt à celui qui avait pour thématique une sorte de forme diabolique qui vous attirait à elle.

Je comprends que son objectif est de me faire prendre conscience de certains faits à travers l’analyse de situation, mais pourquoi faut-il toujours qu’il me force à lui reparler de ce dont on a déjà discuté ?

- Vous connaissez très bien l’histoire, Dr. Hall…

- S’il-vous-plait, Mlle Porter. Faites un petit effort… Vous êtes tout à fait consciente que je ne vous demande pas cela par hasard, mais qu’il s’agit d’un processus obligatoire dans le cadre de votre thérapie.

Je pousse un gémissement.

- Très bien… C’est un rêve dans lequel, chaque nuit, une force inexplicable me poussait instinctivement à explorer les sous-sols d’un immeuble totalement déserté. Dans les caves, l’odeur infecte des vieux effets abandonnés emplissait mes narines et la peur me nouait la gorge, mais je continuais malgré tout mon chemin. C’est tout au fond d’un local, derrière un tas d’immondices, que se trouvait une sorte de gouffre sans fin duquel provenait une lueur bleue qui m’appelait à elle.

Il farfouille dans ses notes.

- S’agissait-il de voix humaines ?

- Non. Plutôt d’une impression. Un ressenti, je crois… La sensation tenace que je devais plonger dans la cavité.

- Très bien… Autre chose à ajouter ? Vous m’en aviez pourtant dit un peu plus à ce sujet, la dernière fois.

Je pousse un tel soupir que le Dr. Hall est pris d’un léger sursaut, reconnaissable au frémissement de sa tempe.

- Vous le savez pourtant très bien… Je me sentais attirée malgré moi par le vide. J’avais tellement peur que cela provoquait en moi des vertiges. Je finissais généralement par faire un malaise et je me réveillais en hurlant.

Aujourd’hui, l’évocation de souvenirs d’enfance, qui s’apparentent plus à des cauchemars qu’à des rêves ne m’aide vraiment pas à progresser. Quand j’étais plus jeune, ces moments d’effroi étaient même responsables de nombreuses terreurs nocturnes.

- C’est mieux… Voyez-vous Mlle Porter, dit-il en retirant ses lunettes pour se frotter les yeux, il y a toute une symbolique derrière chaque émotion, chaque personnage ou encore chaque fait que vous me rapportez. Votre personnalité semble vouloir s’exprimer à travers vos rêves.

Il me dévisage fixement, sans sourciller. Je ne faiblis pas et continue à soutenir son regard.

- Vous en êtes d’ailleurs totalement consciente, même si vous refusez de l’admettre devant moi. N’est-ce pas, Abbigail ?

Je me plonge un peu plus dans le mutisme dans lequel je me suis réfugiée. C’est la première fois que le Dr. Hall m’appelle par mon prénom. Cet excès de familiarité m’interpelle. Essaie-t-il de m’apprivoiser ou s’inquiète-t-il vraiment pour moi ?

- Ce qui m’inquiète, poursuit-il, c’est votre capacité à vous persuader que vous et vous seule êtes dans le vrai. Malgré l’aide que je souhaite vous apporter, on dirait que vous prenez un malin plaisir à rejeter la main que je vous tends.

Il est vrai qu’aujourd’hui, je me sens bien plus sur la défensive que d’habitude. Le Dr. Hall remet ses lunettes et les ajuste du bout de l’index. Pour un homme de son âge, les petites pattes d’oie qui se dessinent au coin de ses yeux lui donnent un charme non négligeable.

- Pour en revenir à ce qui vous préoccupe, je relève un fait étrange. Vous m’avez confié avoir aperçu ce Matt alors que vous étiez éveillée. Pouvez-vous m’en dire plus ?

- Oui… Il se tenait dans le salon de notre sororité, derrière une amie.

Le mouvement naturel de sa main fait glisser de manière fluide le stylo sur les lignes.

- Y a-t-il quelque chose de significatif à relever qui pourrait s’être produit au cours de cette hallucination ?

Je déteste ce terme. Je n’ai pas halluciné. Matt était bien là. J’en suis sûre…

- Il m’a dit qu’il m’aimait.

Le Dr. Hall lève les yeux de sa feuille.

- Vous avez imaginé ses paroles ? demande-t-il inopinément.

J’hésite.

- Je les ai entendues.

Je m’abstiens en revanche de lui dire que ce n’était pas la première fois que je l’avais vu. Il continue de prendre note. Je m’arme de patience et prends sur moi de ne pas m’énerver plus que je le suis déjà.

L’acharnement de mes doigts sur le cuir commence à se voir. Quatre stries blanchâtres se distinguent du reste de la surface de l’accoudoir. Je choisis ma cuisse pour autre cible.

- Écoutez, commence-t-il, je vous ai promis d’être toujours sincère avec vous. Je ne suis pas habilité à poser ce type de diagnostic, mais en termes techniques, je crains que vous ne soyez en train de développer ce que j’appellerais une forme de trouble dissociatif de la personnalité.

Cette fois, ma main rencontre un malheureux coussin verdâtre sur ma droite et se met à le broyer. Un mouvement près de la fenêtre détourne mon attention et je lâche prise. En croisant le regard du Dr. Hall, je crois apercevoir un petit rictus qui se dessine au coin de ses lèvres. Il continue de marmonner tout en griffonnant quelques mots.

- Anxiété, stress, paranoïa, colère, hallucinations… Autant de termes qui caractérisent votre état. Je me fais beaucoup de soucis pour vous, Abbigail.

Je ne dis rien. Je me contente de froncer les sourcils en le dévisageant sévèrement.

- Je suis bien conscient que tout cela n’est pas facile à entendre, mais j’aimerais vraimentvous recommander de contacter l’un de mes confrères. Si mes hypothèses s’avèrent exactes, il sera plus à même de vous venir en aide… Vous m’écoutez ?

Je rassemble toutes mes forces pour recentrer mon attention sur ce qu’il me dit. Je secoue la tête avant de lui adresser un petit signe affirmatif.

- Et si vous pouviez arrêtez de lacérer mon divan, je vous en serais très reconnaissant.

Surprise, je lâche l’accoudoir. Je ne m’étais même pas rendu compte que mes ongles s’étaient remis à l’œuvre.

- Est-ce que tout ce que j’ai évoqué vous parle ? Question ridicule… Sinon vous ne seriez pas en train de fulminer, n’est-ce pas, Abbigail ?

Son stylo glisse tout aussi rapidement qu’avant le long de la feuille déjà bien remplie.

- Je pense que nous sommes arrivés à une étape cruciale de votre thérapie. Il est nécessaire de ne pas en rester là et de prendre les choses en main dès maintenant.

Il se lève, sort de son tiroir un petit bloc de feuille et griffonne ce qui semble être un début d’ordonnance.

- Puisque vos rêves ont continué à se manifester, j’en conclus que vous n’avez toujours rien pris pour apaiser vos nuits. Ni les médicaments que je vous ai prescrits, ni un traitement alternatif, n’est-ce pas ?

Je le fixe droit dans les yeux, impassible.

- Hum, je vois… Si mes doutes se confirment, ce sont des neuroleptiques que je devrais plutôt vous prescrire.

Un nœud dans ma gorge se met à grossir. Je ne voudrais pas craquer devant lui, mais ses insinuations me mettent vraiment hors de moi.

- Une dernière question. Avez-vous connaissance d’antécédents de troubles mentaux dans votre famille ?

Cette fois, je suis totalement hors de moi. Ne souhaitant vraiment pas répondre à cette question qui n’a pas de sens, je me lève en trombe, saisis mes affaires et me dirige vers la porte.

- Attendez ! Mlle Porter ! hurle-t-il.

Trop tard. Je me trouve déjà dans le hall, devant la secrétaire médicale qui me regarde, avec des yeux éberlués, cliquer nerveusement sur le bouton de l’ascenseur. Le Dr. Hall me rejoint haletant devant les portes closes, un livre à la main.

- Écoutez, j’aimerais que vous preniez le temps de lire ceci. Cet ouvrage traite non seulement des rêves et de leur interprétation, mais il va au-delà de l’aspect purement médical et rationnel. Il parle des blessures de l’âme et de leurs conséquences. Peut-être que vous y trouverez les réponses que vous cherchez.

Le bip familier m’indique que l’ascenseur est arrivé. Les portes s’ouvrent et je me glisse à l’intérieur.

- Prenez le temps de réfléchir à ce que je vous ai dit, dit-il en retenant la porte. Il serait bien que vous consultiez mon confrère. Si j’ai raison et que la maladie s’installe trop profondément, il n’y aura pas ou difficilement de retour possible sans devoir prendre d’autres mesures plus radicales.

Il me tend le bout de papier griffonné plus tôt. Ce n’est pas une ordonnance, mais les coordonnées d’un psychiatre.

- Je ne suis pas votre ennemi. Surtout, n’hésitez pas à me recontacter quand vous vous sentirez prête à le faire.

Je ne prends pas la peine de le remercier et chiffonne le papier avant de le glisser dans mon sac.

Les portes se referment sous le regard perplexe de mon thérapeute. Ce dernier semble avoir compris que, quoi qu’il arrive, je ne remettrai plus jamais les pieds dans son cabinet…

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