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J’avais réussi…

Allongée dans mon lit, dans la solitude des quatre murs qui m’entouraient, je m’étais focalisée sur les moindres souvenirs que j’avais de la Borne. Les yeux fermés, j’avais appliqué les techniques de méditation et de respiration que le Professeur Shaw m’avait enseignées lors de la séance d’hypnose. Le processus avait été finalement simple et mon esprit m’avait instantanément propulsé là-bas, dans une division familière.

Lorsque je prends conscience de l’endroit où je suis, mon cœur ne fait qu’un bond. Quelques cloches, probablement attachées au cou des vaches, tintent non loin de là. Des cris d’enfants me parviennent. Ce ne sont pas des plaintes, mais plutôt des cris de joie. De ceux qui émanent de leur petite gorge lorsqu’ils se poursuivent les uns les autres, tentant d’attraper le plus possible de leurs camarades afin de gagner la partie.

Une voix profonde et chantante, suivie d’un hennissement, me fait sortir de ma stase.

- Oh là, jeune demoiselle ! Vous feriez mieux de vous relever avant de vous faire piétiner par l’un de ces bestiaux.

Mes paupières s’ouvrent. C’est une journée magnifique. Pas un nuage n’assombrit le ciel. Au-dessus de moi, un homme grisonnant en tenue de campagne, accompagné de son cheval, me tend la main et m’aide à me redresser avant de tapoter généreusement mes vêtements pleins de poussière.

Ses paroles prennent tout leur sens lorsque je vois une magnifique génisse diriger curieusement son museau humide vers moi.

- Oh là ! Doucement, Clarisse. Brave bête. Joe ! Va la remettre dans l’enclos !

Un jeune garçon qui ne semble pas encore avoir atteint l’âge de l’adolescence accourt et tire la lourde bête par la bride.

- Merci, je ne l’avais pas vue.

- Pas de quoi ! Alors, que venez-vous faire par ici ?

Un large sourire s’étire sur son visage. De profondes pattes d’oie se dessinent au coin de ses yeux.

- Eh bien je… Je viens rendre visite à…

Je marque une pause, prenant conscience que je suis incapable de me rappeler de son nom.

- Je viens voir l’Ancienne.

- M’dame Ava ? Oh ! Votre visage m’est familier. Vous êtes déjà venue au village avec Matthew. Oh, mais c’est sûr ! Vous êtes Mam’zelle Abby !

- Exact, réponds-je avec le sourire.

- Comme vous me semblez jeune… Suivez-moi ! M’dame Ava se trouve juste en contrebas de cette colline. Au fait, ajoute-t-il en me tendant la main, je m’appelle Oliver.

Je réponds chaleureusement à sa poignée de main avant de le suivre en direction de la chaumière. En passant près d’une petite maison au toit de paille, je ne peux m’empêcher d’apercevoir un homme en larmes, recroquevillé sur lui-même au milieu d’un chemin en terre battue. Alors que le bon sens voudrait que je fasse preuve de pudeur, ma curiosité l’emporte.

- Vous connaissez cet homme ? Pourquoi pleure-t-il ?

Le regard subitement attristé d’Oliver ne fait qu’augmenter mon malaise. Manifestement gêné, il se penche vers moi et me murmure quelques mots.

- Son épouse a disparu aujourd’hui.

- Elle a disparu ? Le pauvre… Mais quelle horreur...

Oliver se racle la gorge à trois reprises.

- Est-ce que des recherches ont été lancées ? Est-ce que je peux vous aider ? Je suis prête à me porter volontaire si vous en avez besoin.

- Oh, vous savez, c’est… inutile.

Cette dernière déclaration me glace le sang. Je prends conscience que par « disparu », il faut comprendre qu’elle a quitté ce monde.

Nous effectuons les derniers mètres dans le silence le plus total. Seuls les bruits de l’herbe et de la terre foulée sous nos pas, mêlés aux cris joyeux des enfants, animent notre promenade. Une fois arrivés devant le petit portail de la chaumière, je remercie vivement mon guide.

- Pas la peine de me remercier. Ça a été un plaisir de faire votre connaissance Mam’zelle Abby. Les amis de M’dame Ava sont mes amis.

Il me salue de la main et repart dans la direction opposée.

Je retrouve l’Ancienne dans son jardin potager, en train de ramasser quelques légumes et des herbes fraiches.

- Bonjour Ancienne, dis-je en déposant un délicat baiser sur sa joue profondément marquée par le temps.

- Oh, bonjour ma douce. J’étais sûre que tu viendrais me voir. Il était temps que je fasse de la cueillette. Est-ce que tu sais cuisiner ?

Du haut de mes vingt et un ans, je suis forcée de reconnaître que je suis une piètre cuisinière. Mes maigres compétences ne se résument qu’à ouvrir une conserve et à en verser le contenu dans une casserole.

- Il n’est jamais trop tard pour apprendre à faire une bonne soupe ! D’ailleurs, je connais une recette délicieuse qui m’a été enseignée par ma propre mère. Dis-moi, ça te plairait de la préparer avec moi ? me demande-t-elle joyeusement.

Une lueur de nostalgie brille dans ses pupilles. Sa proposition me touche. J’accepte poliment et je l’invite à s’appuyer sur moi pour se relever. J’attrape l’anse de son panier bien rempli et nous entrons dans la maisonnette si chaleureuse et familière.

- Tiens, épluche donc ces carottes pendant que je m’occupe des raves, me demande l’Ancienne une fois confortablement assise.

Je lui souris et m’exécute à ses côtés.

- Sais-tu, Abbigail, que le premier secret d’une soupe réussie, c’est de plonger en premier les feuilles de choux dans un bain d’eau tiède et de les faire cuire une bonne demi-heure ? Une fois que nous aurons fait cela, nous remplacerons la moitié du bouillon par de l’eau claire. Sinon, gare aux flatulences !

Un petit rire s’échappe de sa gorge et elle me lance un clin d’œil amusé. Ses mains marquées par les années me tendent les ustensiles dont j’ai besoin. Je profite de ce moment complice pour lui parler des techniques que j’ai mises en place afin de me permettre d’entrer dans la Borne ou d’en sortir en employant ma dominante. Je crois qu’elles m’ont été enseignées par quelqu’un, mais j’ai le sentiment que quelque chose m’échappe une fois de plus… Seul un vague souvenir étouffé subsiste au fond de ma mémoire. L’Ancienne, quant à elle, ne semble pas surprise. Quelque chose me dit que je tiens d’elle tous ces enseignements.

- C’est bien, Abbigail. Si tu arrives à maitriser non seulement tes arrivées, mais également tes départs de la Borne, tu es sur la bonne voie pour comprendre comment influencer tout ce que tu vois autour de toi.

- Croyez-vous que je pourrais faire voler ces objets, par exemple ?

Le rire joyeux qui soulève sa poitrine m'attendrit.

- Tu peux toujours essayer, mais je ne suis pas certaine que tu obtiennes l’effet désiré.

Je comprends par là qu’il est inutile de tenter l’impossible, mais je suis curieuse d’apprendre de quelle manière manipuler de façon consciente ce qui m’entoure.

- Ancienne… J’ai fait la connaissance d’un homme juste avant. Un certain Oliver. C’est lui qui m’a guideé jusqu’à la chaumière.

- Oh, Oliver ! C’est un ami… Un homme bien ! Il est très apprécié de notre communauté. T’a-t-il dit qu’il était enseignant par le passé ?

- Non, je l’ignorais…

J’ignore pour quelle raison elle me confie cela, mais j’apprécie de plus en plus l’humanité dont elle fait preuve. Elle aime les gens qui l’entourent et elle s’intéresse vraiment à eux, contrairement à bon nombre de personnes qui peuplent la terre. Je présume que ce sont sa sagesse et sa philosophie de vie qui lui ont valu le surnom d’ « Ancienne ».

J’aimerais la questionner au sujet de la disparition de cette femme, mais de crainte d’être inconvenante, je choisis d’aborder le sujet autrement.

- Quelque chose me préoccupe, Ancienne.

- Dis-moi tout. Je suis loin de tout connaître, mais il me plait de penser que je pourrais peut-être t’aider.

- Vous vous souvenez de la fois où Matt et vous m’avez confié que mon subconscient influençait ce qui m’entourait ?

- Bien sûr ! Comment ne pas m’en souvenir ? Ma mémoire n’est pas encore défaillante à ce point. Où est passé ce fichu poivre ? ajoute-t-elle en marmonnant.

- En chemin, Oliver et moi avons croisé un homme qui pleurait. Il m’a confié que sa femme venait de « disparaître ».

- Une bien triste histoire, oui… Aide-moi donc à retrouver le moulin à poivre. Il doit se trouver juste à ta droite.

Elle élude la conversation avant même que je puisse tenter d’en savoir plus. Parmi tous les objets qui encombrent le plan de travail, je prends un tout petit moulin en bois rehaussé d’une manivelle métallique à engrenage, lorsque mon regard se pose sur un pendentif bombé. Il est relié à une chaîne brillante, qui traine dans une coupelle, entre deux têtes d’ail et un pot d’herbes moulues.

- Je me demandais comment il est possible que je rêve de la disparition de cette femme alors que cela n’a apparemment aucun lien avec mon propre vécu.

Tout en parlant, mes doigts se rapprochent de la chaine. Le pendentif au creux de ma main m’est plus que familier. Il représente l’arabesque argentée qui se trouve sur la couverture de mon carnet d’écriture. Le même symbole que celui que Matt et moi avons vu apparaître au centre de la lune.

- Peut-être que la réponse se trouve enfouie tout au fond de toi. Qui sait ? Oh, tu l’as trouvé ! Ce médaillon t’appartient, ajoute-t-elle avec un sourire malicieux. Je vais t’aider à le remettre !

Interloquée, je me retourne machinalement, puis je fléchis les genoux afin qu’elle puisse accrocher la chaine autour de mon cou. Après tout, elle me l’a dit… Même si je n’en ai pas le souvenir, je suis souvent venue lui rendre visite. Peut-être que je portais ce pendentif ici-même le jour où je l’ai malencontreusement perdu ou oublié.

- Est-ce que Matt va venir aujourd’hui ?

- Est-ce que tu l’as prévenu de ta visite ? me demande-t-elle à son tour.

J’aime sa façon de répondre à une question par une autre question. J’aimerais pouvoir en faire autant, mais je m’en sens incapable.

- Je suppose que vous connaissez ma réponse, Ancienne.

- Il ignore tout de ta venue, répond-elle en esquissant un petit sourire compatissant.

Alors que nous ajoutons les légumes soigneusement découpés à notre préparation bouillonnante un cri strident, autant glaçant qu’angoissant, traverse les murs.

Nous sortons en toute hâte de la chaumière et le spectacle terrifiant que nous découvrons nous fige le sang. Le ciel s’est assombri. Le vent s’est levé, emportant avec lui des brins de paille et des particules de poussière. Un portail, apparu de nulle part, se dresse au centre de l’enclos à chevaux, diffusant un halo très sombre. Deux Auras en sortent successivement. L’un d’entre eux se dirige vers une fillette à peine plus âgée que le petit Joe. Tétanisée, la bouche grande ouverte, l’Ancienne semble incapable de fuir devant cette apparition ténébreuse.

- Vite, rentrons ! m’ordonne-t-elle.

Nous nous réfugions à l’intérieur pour observer discrètement la scène depuis la fenêtre de la cuisine. L’Ancienne me fait discrètement signe de me baisser, ce que je m’empresse de faire jusqu’à ce que ma tête atteigne la hauteur de la sienne.

Alors que la foule recule prudemment, un homme d’une quarantaine d’années se lance courageusement à la rescousse de la petite fille, armé de sa fourche. Mais l’Aura l’expédie à quelques mètres de là d’un simple geste de la main. L’homme se relève et entreprend de fuir, mais le deuxième Aura dirige son bras dans sa direction. Il le stoppe net dans son élan et l’expédie directement au centre du halo sombre. Lentement, chaque membre de l’homme disparaît, aspiré par ce siphon tourbillonnant, ne laissant derrière lui que sa chaussure délacée.

Apeurés, les gens se sont maintenant réfugiés dans les maisons. Seule la fillette terrorisée reste sur le chemin poussiéreux, incapable de s’enfuir. L’Aura tend sa main informe vers elle et la pose délicatement près de sa clavicule. Au même instant, un éclair irradiant nous éblouit à tel point que nous sommes obligées de nous couvrir les yeux. Quand l’intensité lumineuse diminue enfin, la fillette n’est plus là. Les Auras ont disparu, tout comme le portail. À la place de ce dernier, se tient une jeune femme recroquevillée et tremblotante. Quelques villageois sortent prudemment de chez eux pour lui prêter secours.

- Une vie, pour un corps donné… murmure l’Ancienne.

- Que dites-vous ?

L’Ancienne secoue la tête, prenant manifestement conscience que je l’ai entendue.

- Je sais que tu te poses beaucoup de questions, mais il est temps que tu t’en ailles, Abbigail.

- Qui sont-ils, Ancienne ? Et qu’essayez-vous de me faire comprendre ?

- Je ne peux pas te le dire…

Ses yeux trahissent son inquiétude. Ils passent successivement de la fenêtre à moi, sans jamais vraiment s’attarder sur l’un ou l’autre.

- Mais pourquoi donc ? Pourquoi est-ce que je ne comprends rien de ce qu’il se passe alors que je suis supposée avoir une forme de pouvoir sur ce qui se manifeste dans mon rêve ? Et en quoi est-ce que ça impacterait ma vie de savoir qui sont réellement les Auras ?

L’Ancienne me regarde avec compassion. Elle pose sa main frêle sur mon bras.

- Que fais-tu dans la vie, Abby ?

- Je …

Alors ça… Je voudrais lui répondre, mais aucun mot ne sort de ma bouche. Je suis consciente de rêver et pourtant je suis incapable de dire quoi que ce soit à propos de ma vie dans le monde réel. La vérité sommeille en moi, sans que je puisse l’effleurer.

- Tu ne peux pas, n’est-ce pas ? Comprends-moi… Toutes les réponses ne sont pas bonnes à dire. Pas pour l’instant…

- Oh, Ancienne, je vous en prie. Expliquez-moi pour quelle raison ils nous poursuivent. Pourquoi cette fille s’est-elle évaporée au contact d’un Aura ?

Au son de mes paroles, mon cerveau fait le lien. Je crois commencer à comprendre plus de choses que je ne le devrais.

- Est-ce que ce sont eux qui ont emporté l’épouse de l'homme qui pleurait ? C’est pour ça qu’elle avait « disparu » ? Oh, je vous en supplie, expliquez-moi ce qu’il en est ! J’aimerais pouvoir enfin comprendre ce qui m’échappe, mais je me sens complètement perdue ! Qui sont-ils donc ? Ou plutôt, que sont-ils ?

Elle pousse un profond soupir.

- J’aurais souhaité que tu le comprennes par toi-même. Les Auras sont l’univers et le néant. Ils sont le tout et le rien.

Je ne saisis toujours pas… L’Ancienne soupire une nouvelle fois et ferme les yeux.

- Ce sont des passeurs…

Pour une raison qui m’échappe, une forme de malaise s’installe dans la pièce. L’Ancienne semble accablée. Il lui en coûte probablement de m’avoir fait cette révélation.

- Des passeurs de quoi au juste ? Qu’essayez-vous de me dire, Ancienne ?

- Certains doivent parfois nous quitter pour que d’autres puissent nous rejoindre. Une vie, pour un corps donné.

Cela doit certainement avoir un lien avec la mort de mon père. Se peut-il que mon subconscient veuille m’apprendre que la disparition d’un proche fait partie du processus que l’on appelle communément « la vie » ?

Comprenant à sa mine déconfite que cette révélation doit probablement lui en coûter, je la remercie et la serre affectueusement dans mes bras. Elle répond à mon étreinte, puis me recommande de partir avant que le ciel ne s’assombrisse à nouveau.

Elle a raison. J’inspire profondément, les yeux clos, et me répète en boucle le nombre « trois », en vain. J’ai beau essayer d’appliquer le concept de la dominante, rien ne se passe. L’Ancienne doit probablement avoir remarqué que je grimace.

- Focalise ton esprit sur ta dominante. Ouvre les yeux et utilise un point d’ancrage, si cela peut t’aider, me recommande-t-elle.

J’acquiesce, reconnaissante. Cherchant du regard un point sur lequel me concentrer, ma main se porte instinctivement sur le médaillon. Je le serre de toutes mes forces au creux de mon poing. Concentrée, je me représente mentalement ma dominante plusieurs fois d’affilée jusqu’à ce que les contours du corps de l’Ancienne se voilent et que je réussisse enfin à m’échapper de cet endroit.

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