Chapitre 1
Camélia
Lundi 3 Septembre 2018
Je tapote nerveusement mon volant, le regard fixé sur le feu rouge qui ne semble pas décidé à passer au vert. La patience n’a jamais fait partie de mes qualités et si ce feu continue de me narguer, je suis certaine que je vais finir par exploser. Pas à cause de mon impétuosité, mais parce que je ne suis pas très enchantée à l’idée d’arriver en retard le jour de la rentrée.
Je pousse un soupir de frustration. En même temps, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. J’ai passé des heures hier à jongler entre différentes tenues afin de trouver celle qui donnerait la meilleure impression, persuadée que je serais ainsi tranquille le lendemain. Tout ça pour que le changement de météo me prenne de court et me force à tout recommencer ce matin. Je pourrais blâmer le ciel gris, mais Dieu sait que la seule chose que je peux réellement tenir responsable de cette situation, c’est mon indécision. Alors même si ma chemise blanche et ma longue jupe noire ne sont pas parfaitement repassées, et que mes bottines en cuir ne sont pas du tout cirées, je vais essayer de me satisfaire de mon look à moitié raté.
Un klaxon strident m’arrache brutalement de mes pensées. Je relève la tête et remarque que la couleur du feu a enfin changé. Je fais sauter le point mort et passe à peine la première vitesse qu’un second klaxon retentit. Mon exaspération monte, mais je prends sur moi pour ne pas m’énerver. Le temps file et je suis déjà bien trop en retard pour me laisser distraire par une telle futilité.
Je parcours la ruelle à toute allure, les mains crispées sur le volant. Je prends ensuite un virage serré et le rugissement d’un moteur me fait soudainement sursauter. Une moto déboule à contre-sens, saturant l’air d’une odeur âcre d’essence. Je pile machinalement, les sourcils froncés. Je n’arrive pas à croire que ce motard soit inconscient au point de remonter une ruelle aussi étroite en sens interdit – même si au vu de mon excès de vitesse actuel, je ne suis pas exactement un modèle de prudence non plus.
La moto finit par ralentir à son tour. Pas complètement, mais juste assez pour que je puisse croiser le regard de son pilote à travers la visière sombre de son casque. Ses yeux bruns me fixent. Ils sont aussi profonds que perçants, mais surtout, étrangement familiers.
Un frisson me parcourt l’échine.
Durant un instant, j’ai l’impression que le temps se fige autour de nous et je ne peux m’empêcher de me sentir déroutée.
Puis il repart nonchalamment, sans un seul signe d’excuses, ni la moindre once de culpabilité, laissant simplement le vacarme du moteur s’éloigner. Je suis encore décontenancée, mais je décide de ne pas m’y attarder.
Je secoue la tête et redresse le volant, avant d’accélérer et de reprendre la route. Au bout de quelques minutes, le paysage de l’école se dessine enfin. Je jette un coup d'œil à ma montre et esquisse un sourire en constatant que je suis pile poil à l’heure et que les élèves ne s’inquiéteront pas. Car oui, si je tiens absolument à être ponctuelle, ce n’est pas parce que je suis étudiante, mais parce que c’est moi, la professeure.
* * *
Je verrouille à distance ma Toyota Yaris bleu foncé, garée sur le parking de l’établissement. Je rejoins ensuite la cour de récréation et aperçois la directrice. Elle se tient devant la rangée de ce qui semble être ma classe, une main posée sur la hanche, l'autre occupée à redresser ses lunettes carrées sur l'arête de son nez. Ses cheveux courts couleur ambre sont attachés en une demi-queue de cheval et ses yeux turquoises ridés me scrutent avec insistance.
- Bonjour Madame Laurent, m'exclamé-je en me plaçant à ses côtés.
- Madame Mazari, me rétorque-t-elle sèchement. Les enfants vous attendent.
Visiblement, les salutations polies, ça ne lui parle pas.
J'avais déjà remarqué son attitude assez moralisatrice, lors de la réunion de pré-rentrée. Entre son discours paternaliste sur l'autorité absolue que doit incarner un enseignant et ses critiques constantes des méthodes actuelles – jugées trop laxistes –, elle a l'air de nourrir un véritable mépris pour les nouvelles générations.
Je me contente néanmoins de hocher la tête afin de feindre l'indifférence. Après tout, même si pour le moment elle ne m'inspire rien de bon, elle reste ma supérieure hiérarchique. J'ai donc tout intérêt à faire profil bas si je veux éviter les ennuis.
Je reporte mon attention sur les élèves. Certains chahutent, d'autres me scrutent à la dérobée, probablement déjà en train de me jauger. Je m'avance alors d'un pas et les salue, puis d'une voix nette je leur intime :
- Allez, on se range correctement et on y va.
Ils obtempèrent instantanément et je les dirige vers les escaliers. Nous montons ensuite deux étages avant d'arriver devant la salle de classe. Je ne les fais pas entrer directement. Je prends d'abord la peine de noter quelques éléments mentalement. Les élèves isolés, discrets, qui cherchent déjà à se faire oublier. Ou bien au contraire ceux qui sont un peu trop bavards et à l'aise, par exemple. J'envisagerai sûrement un plan de classe à l'avenir, histoire d'homogénéiser tout ça.
- On entre en silence, déclaré-je subitement. Posez vos affaires et restez debout derrière votre chaise.
L'effet de mon injonction est immédiat. Les enfants s'exécutent tous sans broncher et je vois aux yeux écarquillés de certains qu'ils ne s'attendaient pas à une telle autorité de ma part.
En même temps, je ne peux pas vraiment les blâmer. J'ai beau avoir vingt-sept ans, on m'en donne régulièrement beaucoup moins. Il m'arrive parfois même de devoir prouver ma majorité auprès des administrations, ce qui peut facilement faire vaciller ma crédibilité.
Je m'installe derrière le bureau et propose aux enfants de s'asseoir également. Ils se plient alors tous à ma consigne, à l'exception d'un seul d'entre eux. Un petit garçon au teint bronzé et aux cheveux roux, qui persiste à rester debout. Le genre d'enquiquineur à vouloir prouver sa valeur en défiant l'autorité. Je connais très bien ce type, et si je ne le désamorce pas maintenant, il peut vite influencer la classe. Alors s'il me cherche, je vous assure qu'il va vite me trouver.
Je lui décoche un sourire et croise les bras sur ma poitrine.
- Tu veux jouer ? lui proposé-je. On peut voir qui de nous deux tiendra debout le plus longtemps.
Il cligne des paupières, dérouté par ma suggestion.
Puis il esquisse un sourire insolent et opine du chef pour accepter.
- Jouons alors, déclaré-je.
Je ponctue ma phrase par un léger gloussement.
L'enfant semble amusé par ma réaction et se détend presque, mais avant qu'il ne prononce quoi que ce soit, je le coupe dans son élan.
- Par contre, je dois te prévenir... susurré-je. Je joue souvent à ce jeu, et je suis très, très forte...
Il fronce les sourcils.
- En fait, je gagne même toujours, ajouté-je, le sourire élargi.
Les élèves s'agitent entre eux et je lève l'index en l'air.
- Mais attention, je ne joue jamais sans rien gagner. Alors si tu perds – et tu vas perdre –, tu vas devoir en assumer les conséquences...
Je me déplace lentement dans la salle, comme pour m'approprier l'espace.
- Les élèves regrettent toujours de m'avoir défiée... Parce que la punition que je leur réserve est abominable...
Je m'arrête soudain, haussant les épaules nonchalamment.
- Mais peut-être que tu es plus courageux qu'eux. Ou bien plus insensé.
Je lui adresse alors un regard sombre, dénué de toute émotion malgré la clarté émeraude de mes pupilles, et mon sourire s'efface, laissant place à une expression glaçante.
- Alors, tu veux toujours jouer avec moi ?
Le visage du garçon se liquéfie.
En un instant, ses doigts s'agitent sur le dossier de la chaise et il s'assoit finalement.
Je me tourne vers ses camarades, croisant les bras sur ma poitrine.
- Est-ce qu'il y en a d'autres qui souhaiteraient jouer ? Vous savez, c'est maintenant ou jamais...
Mais évidemment, aucun ne se manifeste.
Leurs visages sont tous livides et leur expression, apeurée.
Je me contente alors d'acquiescer, accompagnée d'un sourire triomphant.
- C'est bien ce qui me semblait.
Je tapote ensuite frénétiquement mes paumes l'une contre l'autre.
- Allez, on a perdu assez de temps comme ça.
Puis je saisis une craie posée sur le rebord du tableau, et je commence à écrire.
Pour être honnête, je suis plutôt fière de moi.
Cet élève a tenté d'ébranler mon autorité, mais au final, il n'a fait que la consolider. À ce rythme, j'aurais presque envie de le remercier.
On pourrait croire que ma facilité à gérer la classe vient de son niveau. En effet, les CE2 ont souvent la réputation d'être les plus simples à encadrer, et c'est aussi pour cette raison que les professeurs se battent pour les avoir chaque année.
Mais la vérité, c'est que je dois surtout ça à l'expérience que j'ai accumulée.
J'enseigne depuis trois ans maintenant. Après ma dernière année de master à l'institut du professorat de Paris, j'ai été affectée comme remplaçante dans une école du treizième arrondissement, à quelques rues de chez moi. Autant vous dire que j'en ai vu des vertes et des pas mûres – ce qui m'a beaucoup forgée.
Cette année pourtant, tout est différent.
J'ai été mutée dans une autre école, dans le seizième, plongée dans cette ambiance nouvelle qu'il me faudra peu à peu apprivoiser. J'ai toujours aimé sortir de ma zone de confort, alors la perspective d'un nouveau départ ne m'effraie pas. En fait, je suis même excitée à l'idée de tout recommencer.
* * *
Le reste de la journée s'est convenablement déroulé.
Après une brève présentation sur le programme et les attendus de l'année, je suis rapidement entrée dans le vif du sujet avec une dictée. L'objectif n'était pas de noter les élèves, mais de vérifier leurs acquis afin de revoir au besoin certaines règles d'orthographe et de grammaire.
Ensuite, j'ai proposé un exercice de mathématiques, toujours dans l'idée de cerner leur niveau et d'identifier les éventuelles difficultés. Si le français n'a pas posé de problème particulier, je ne peux malheureusement pas en dire autant des calculs. Mais au moins, je connais à présent les points à retravailler pour la prochaine séance.
Debout, devant la grille, j'attends que les derniers parents récupèrent leurs enfants. La cour de récréation se vide, le brouhaha laissant place à un calme apaisant. S'il y a bien une chose que j'avais sous-estimé avant de commencer ce métier, c'est la fatigue écrasante liée à la sollicitation constante. De la part des élèves, avec leurs questions, mais également à cause de l'état de vigilance permanente que je m'efforce d'adopter. Il suffit d'un instant d'inattention, un simple dos tourné, pour que le pire puisse arriver. Autant vous dire que je préfère l'éviter.
Je cale mon sac sur mes épaules et me dirige vers le parking, enfin prête à quitter l'école. Cependant, en longeant le portail, mon regard s'arrête sur une silhouette immobile : un petit garçon qui attend, assis sur le trottoir, son cartable posé à ses pieds. Il paraît minuscule, avec ses jambes qui se balancent doucement dans le vide. Je lui donne tout au plus six ans.
- Tu attends quelqu'un ? lui demandé-je en m'approchant.
Il relève ses grands yeux sombres vers moi, mais ne répond pas.
Je comprends, il se méfie.
Je décide alors d'opter pour une stratégie différente et sors mes clés.
- Tu vois la voiture bleue garée là-bas ?
Il suit mon index agité et hoche la tête.
- C'est la mienne. Je suis une des maîtresses, ici.
Il continue de me scruter, comme pour tester ma sincérité.
Puis il tire légèrement sur le bas de son tee-shirt, avant de murmurer.
- J'attends mon papa.
- D'accord. Tu veux bien que j'attende avec toi ?
Il opine du chef et j'en profite pour mieux l'observer.
Ses cheveux bruns, épais et ébouriffés, encadrent son visage au teint hâlé. Ses traits, quant à eux, sont fins et délicats, contrastant avec son expression sérieuse.
Il n'y a pas à tergiverser, il est adorable.
Cependant, plus je le regarde, plus une sensation étrange m'envahit : celle d'un drôle de déjà-vu. Comme si son visage appartenait à un souvenir lointain que j'étais incapable de ressasser.
- Comment tu t'appelles ? questionné-je pour me changer les idées.
- Adam, rétorque-t-il spontanément.
Je souris.
- Oh, c'est un très beau prénom !
Il baisse les yeux, visiblement gêné par mon compliment, ce qui m'amuse.
- Alors dis-moi Adam... tu es en quelle classe ?
- En CP.
- Waouh, tu es grand dis donc ! m'exclamé-je. Bientôt, tu vas apprendre à lire !
Il hoche de nouveau la tête, ses prunelles sombres pétillant de fierté.
- Et tu aimes bien ta maîtresse ? ajouté-je.
Un mince sourire traverse ses lèvres.
- Oui... elle est gentille.
- Tu en as de la chance, toi !
Il se tortille un peu sur place, l'air de vouloir m'interroger.
- Et toi maîtresse... tu as des enfants ?
Sa question me prend de court.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il se montre aussi franc.
- Euh... eh bien...
Avant que je n'aie le temps d'achever ma phrase, un cri résonne derrière le portail.
- Adam !
Le petit bondit aussitôt, accourant vers l'homme qui vient d'entrer.
Je devrais me sentir soulagée.
Sauf qu'à la place, je sens mon estomac se retourner.
- Merci, madame, déclare-t-il d'une voix grave. Merci de l'avoir...
Il se fige soudain, incapable de terminer.
Logique.
Moi non plus, je ne m'attendais pas à le revoir.
Le seul homme que j'aie aimé. Celui qui m'avait promis le mariage avant de rompre brutalement, sans un mot d'explication, pour disparaître à jamais.

Annotations
Versions