Chapitre 2

10 minutes de lecture

Camélia

Je reste immobile, incapable de bouger.

Incapable de réaliser qu'il s'agit bien de lui qui se tient là, debout devant moi.

Zakariya.

Il me domine toujours d'une bonne tête, mais ses cheveux de jais ont poussé, depuis la dernière fois que je l'ai vu. Ils sont légèrement ébouriffés, avec des mèches souples tombant de part et d'autre de son visage basané. Une coupe à mi-chemin entre le rideau et la wolf cut, reflétant parfaitement son allure à la fois libre et confiante.

Ses yeux sombres en forme d'amande me fixent avec une intensité déconcertante, mêlant à la fois de la surprise, de la confusion, ainsi qu'une légère pointe d'embarras.

En même temps, il y a de quoi avoir honte, vu la façon pitoyable dont il m'a larguée.

« Tu avais raison de douter, Camélia. Toi et moi, ça ne marchera pas. »

Deux simples phrases, reçues par texto – parce que sinon, ce n'est pas drôle. La veille, on s'était mis d'accord sur une date pour la khotba. Le lendemain, c'était le silence radio.

Je me souviens encore de la façon dont j'ai senti mon estomac se soulever, ce jour-là. En une fraction de seconde, tous mes projets, tout mon monde, s'étaient subitement écroulés. Je me suis tellement détestée d'avoir cru en notre histoire, d'avoir songé, ne serait-ce qu'un seul instant, qu'elle aurait pu fonctionner, alors que je connaissais au fond de moi nos incompatibilités. Rien qu'en y repensant, je sens de nouveau mon cœur se serrer violemment.

  • Maîtresse ?

La voix fluette d'Adam m'arrache soudain de ma transe.

Je baisse le regard et réprime un rire nerveux en observant une seconde fois les traits de son visage. Entre la forme et la couleur de ses prunelles, son nez aquilin et ses pommettes saillantes, on peut dire qu'il est son portrait craché. Pas étonnant que j'aie ressenti cette sensation de déjà-vu en le découvrant, la seule chose le différenciant étant son absence de barbe de trois jours.

Voyons le bon côté des choses : au moins, pas besoin d'effectuer un test de paternité !

  • C'est lui, mon papa ! déclare-t-il en tirant sur la veste en cuir de mon ex-fiancé.

J'aimerais pouvoir me réjouir aussi.

Mais je suis incapable d'articuler le moindre mot.

À la place, mes doigts se crispent sur la lanière de mon sac, comme si j'essayais de me raccrocher à quelque chose de tangible.

Zakariya ne sait pas où se mettre non plus. Je le vois à la manière dont il essuie distraitement sa paume moite sur son jean – un réflexe qui trahissait toujours son état de nervosité. Je remarque également le mouvement régulier de sa pomme d'Adam, qui remonte, puis redescend pour ravaler sa salive. Comme s'il voulait parler, mais que ses propos restaient coincés.

Ses lèvres finissent néanmoins par s’entrouvrir, et un souffle à peine audible s’échappe de sa gorge :

  • C-Cam...

Mon surnom, étranglé, brisé.

Pour être honnête, la plupart de mes proches m'appellent comme ça. Apparemment, les prénoms à trois syllabes, c'est trop long à prononcer. Et je dois admettre que je n'ai jamais été fan de ce type de diminutif, qui s'apparente davantage à de la fainéantise qu'à de la praticité, selon moi.

Enfin, jusqu'à ce que je rencontre Zakariya et que je réalise que oui, trois syllabes, c'est un peu fastidieux, finalement. C'est d'ailleurs pour cette raison que moi aussi, je lui avais attribué un surnom.

Zak.

Mais l'entendre de ses lèvres, c'est différent.

Contrairement à mes proches, il a toujours eu cette manie d’adoucir sa voix quand il le prononçait. Comme s’il s’agissait de la chose la plus précieuse qu’il voulait protéger.

Menteur.

Il n'a plus le droit d'avoir le privilège de m'appeler par mon surnom.

Pourtant, j'ai beau essayer de me convaincre intérieurement, je sens les larmes me monter. Alors je lutte de toutes mes forces pour les réprimer. Par fierté, forcément. Mais surtout parce que, s'il y a bien une chose que j'ai apprise de mon erreur, c'est de ne jamais dévoiler sa vulnérabilité, au risque d'en payer les pots cassés.

  • Alors c'est ça... que tu faisais ? dis-je d'une voix chevrotante.

Il tressaille, comme s'il ne comprenait pas ma question.

  • Quand est-ce que ça a commencé ?
  • De quoi est-ce que tu parles ? demande-t-il, visiblement dérouté.

Avant même que je puisse répliquer, il se tourne vers son fils.

  • Mon grand, mets ça, d'accord ?

Il sort une paire d'écouteurs de sa poche, lui place délicatement dans les oreilles et lance une vidéo de dessin animé sur son téléphone.

  • Reste derrière moi, s'il-te-plaît.

Son geste est tendre, mesuré.

Mais Adam est déjà trop absorbé par la vidéo pour écouter.

Lorsque Zakariya reporte son attention sur moi, quelque chose s'est durci dans son expression.

  • Explique-toi, Cam.

Le simple fait qu'il m'appelle ainsi me donne envie d'exploser.

Et en plus, il exige que je sois celle qui fournisse des explications ?

Le culot.

  • Je parle de ton affaire, clarifié-je fermement. Tu as rompu avec moi pour t'envoyer en l'air avec elle, c'est ça ? Ou bien tu la voyais déjà pendant notre relation ?

Sa mâchoire se contracte et ses narines se dilatent.

  • Tu crois vraiment que j'aurais pu te tromper ? Que je t'aurais plantée pour... ça ?

Durant une seconde, je reste figée.

Puis une ampoule s'illumine dans ma tête.

Adam m'a dit qu'il avait six ans.

Et Zakariya a rompu avec moi... il y a exactement six ans aussi.

À moins qu’il n’ait enfanté un kangourou, j’en déduis que la grossesse de madame a duré un peu plus de quatre semaines, quand même.

Un rire nerveux m'échappe alors.

  • Tu me prends vraiment pour une idiote, pas vrai ?
  • Non, arrête...
  • Non, toi arrête !

Le sang afflue dans mes veines sans que je puisse me contrôler.

  • Tu me largues sans explication, tu reviens six ans après avec ton mini-toi... et tu crois que je vais avaler ça ?

Il se raidit un moment, son teint hâlé devenu livide.

  • C'est... c'est plus compliqué que ça, marmonne-t-il.
  • Eh bien vas-y, explique-toi !

Ses lèvres s'entrouvrent pour dire quelque chose, mais rien ne sort.

Il se contente seulement de passer une main sur sa nuque, le regard fuyant.

Et son silence est une admission indirecte malgré lui.

  • C'est bien ce qui me semblait.

Sur ces mots, je tourne le dos, prête à décamper.

Mais avant de m'éloigner complètement, j'ajoute :

  • Et au fait...

Je me retourne pour lui faire face, le menton redressé, l'expression implacable.

  • Ce n'est plus Cam. C'est Madame Mazari.

* * *

Je ne voulais pas m'énerver, je le jure.

J'ai beau manquer de patience et parfois agir sous le coup de l'impulsivité, je ne suis pas quelqu'un de colérique. Je suis capable de garder mon sang-froid dans de nombreuses situations – notamment face aux provocations puériles de mes élèves –, alors j'estime pouvoir me qualifier de nature calme. Ou du moins, un minimum tempérée.

Pourtant, avec lui, ça a toujours été différent.

Même à l'époque où on envisageait un avenir ensemble, Zakariya savait appuyer là où ça faisait mal, juste pour le plaisir de me voir réagir. Et je dois admettre que je ne le ménageais pas non plus. La dynamique de notre relation oscillait sans cesse entre complicité et défis, ce qui m'irritait autant que cela me plaisait, au fond de moi.

Je suis persuadée que lui aussi ressentait notre alchimie.

Mais visiblement, je ne lui ai pas suffi.

Une partie de mon esprit s'en doutait pourtant dès le début, vu le fossé entre nos envies.

Peu importe. Il incarne seulement le souvenir d'un lointain passé, à présent.

Je promène mon regard sur les murs blancs de ma chambre, tout en ressassant le visage d'Adam. Pour être franche, j'avais déjà envisagé à plusieurs reprises que Zakariya ait refait sa vie, surtout après toutes ces années.

Alors comme le revoir avec un enfant s'est révélé être une éventualité à laquelle je m'étais plus ou moins préparée, je n'ai pas eu envie de pleurer par choc, ou par sentiment d'avoir été trahie, mais plutôt par nostalgie.

Parce que malgré toute la douleur que son absence m’a infligé, il reste le seul homme que j'aie jamais aimé. Et malgré toute ma bonne volonté, je n'arrive malheureusement pas à occulter les moments de bonheur que j’ai vécus à ses côtés.

  • Cam ! Le dîner est prêt !

La voix de ma mère me tire brutalement de mes pensées.

Je me lève sans réfléchir et traverse le salon pour la rejoindre dans la cuisine. Une action qui me prend moins de trente secondes, compte tenu de la taille modeste de notre appartement.

Ma mère est affairée devant la vieille carcasse qui nous sert de fourneau, imperturbable comme à son habitude. Dès qu'elle entend le bruit de mes pas sur le carrelage, elle se retourne instinctivement pour me tendre sa casserole remplie de lentilles mijotées.

  • Oh non ! m'écrié-je. Pas La3dess !

Ses yeux verts se plissent de contrariété et je regrette aussitôt mes mots.

Après tout, elle a dû passer énormément de temps à préparer ce plat.

  • Pardon, rectifié-je en attrapant la casserole. Merci d'avoir cuisiné, maman.

Elle me fixe un instant en silence, avant de finir par esquisser un sourire.

  • Je sais bien que t'aimes pas ça, murmure-t-elle. Mais c'est bon pour le fer et ton anémie, benti.

Je souris à mon tour, touchée par son attention.

  • Je vais bien, maman, dis-je en levant une main en l'air. Ne t'en fais pas pour moi.

Elle se met à protester, me répétant son sempiternel discours sur le fait que les mères s'inquiéteront toujours.

J'en profite alors pour dresser la table du salon. Il s'agit de la pièce où nous passons le plus de temps ensemble, elle et moi. Sans doute parce que c'est la seule suffisamment spacieuse pour nous permettre de cohabiter sans nous marcher dessus. Et puis, le canapé en velours gris est particulièrement confortable pour regarder nos séries télévisées préférées.

Ma mère finit par me rejoindre, une bouteille de Selecto à la main.

  • On fête quoi ? questionné-je, déconcertée.
  • Ta rentrée dans ta nouvelle école, voyons !

J'arque un sourcil, mi-surprise, mi-amusée.

  • Ce n'est pas grand-chose, tu sais.
  • Pour moi, si ! Je veux marquer le coup !

Elle ponctue sa remarque en versant la boisson dans nos verres.

  • Alors, ce premier jour ? Comment ça s'est passé ?
  • Très bien, réponds-je en portant mon verre à ma bouche.
  • Et tes collègues ? Ils sont sympas ?
  • Je n'ai pas eu le temps de vraiment parler...
  • Mais il y a des hommes, pas vrai ?

Je manque de m'étouffer avec ma gorgée.

  • Maman !
  • Quoi ?
  • Pourquoi tu me demandes ça ?

Elle hausse les épaules, faussement innocente.

  • Je m'intéresse à ton travail, c'est tout.
  • Ben intéresse-toi plutôt à mes élèves, alors !

Elle passe une main dans ses cheveux bruns coupés façon garçonne.

  • Ce n'est pas avec tes élèves que tu vas construire ta vie, Cam.

Oh non.

Elle recommence.

  • Qu'est-ce que tu insinues, là ?
  • Ben... que ce n'est pas avec tes élèves que tu vas t'assurer un avenir !

Je relève la tête, piquée au vif.

  • Ah bon ? Pour autant que je sache, c'est grâce à eux que j'ai un salaire et que je survis, non ?

Elle laisse échapper un soupir de frustration.

  • Ce n'est pas ce que je voulais dire...
  • Ah non ? m'exclamé-je. Alors qu'est-ce que tu voulais dire ?

Je sais très bien ce qu'elle voulait dire.

Elle s'interrompt un moment, comme pour chercher les bons mots, avant de reprendre :

  • Cam... commence-t-elle, tout doucement. Tu es belle, tu es intelligente...

On y est.

  • ... tu as tout pour plaire ! Mais tu te renfermes, tu refuses de laisser une chance à la moindre personne sans que je comprenne pourquoi...

Peut-être parce que la seule fois où j'ai autorisé mon cœur à aimer, il s'est fait piétiner ?

Bien évidemment, ma mère ne peut pas le deviner.

Et même si je le lui révélais – ce qui n'arrivera jamais, au vu de ma fierté –, je suis certaine qu'elle ne lâcherait pas l'affaire pour autant.

  • Tu as déjà vingt-sept ans...

Elle prononce cet âge comme s'il sonnait le glas.

  • Si tu continues comme ça, tu vas finir seule toute ta vie.
  • Et donc ? rétorqué-je nonchalammant. C'est quoi le problème, si je finis seule ?

Ma mère me lance un regard horrifié, comme si je venais de lui balancer la pire des atrocités.

  • Je veux juste que tu sois heureuse, Cam !

Sur cette remarque, je repose mon verre brusquement.

  • Je n'ai pas besoin d'un homme pour être heureuse ! Je le suis déjà, bon sang !
  • Arrête de mentir ! rouspète-t-elle. L'être humain n'est pas fait pour rester seul toute sa vie !
  • Et toi ? Tu étais faite pour rester avec papa, peut-être ?

Le silence qui s'ensuit est assourdissant.

Je regrette instantanément d'avoir laissé échapper ces propos.

Sauf que c'est trop tard.

Je suis allée trop loin et je ne peux plus me rattraper.

Ma mère baisse la tête. J'ai hérité de sa grande taille – mesurant comme elle un bon mètre soixante-dix –, mais elle me paraît minuscule à cet instant précis. Elle a les épaules affaissées, le corps recroquevillé, et si elle n'émet aucun son, je sais qu'elle tente de dissimuler les billes de larmes formées au coin de ses yeux.

Mon cœur se fend littéralement à cette vue. J'ai envie de m'approcher, de la prendre dans mes bras et de lui dire à quel point je suis désolée.

Mais ma fierté mal placée m'empêche de la consoler.

J'aimerais tellement qu'elle comprenne que le bonheur ne se résume pas à un couple. Qu'elle cesse de croire que l'amour romantique est la seule voie pour se sentir entière, alors qu'elle sait mieux que personne à quel point il peut blesser.

Et même si je me hais de la forcer à affronter les blessures de son passé, je me dis que c'est peut-être le seul moyen pour qu'elle me laisse enfin respirer.

Alors je me lève de la table, la gorge serrée, la poitrine écrasée. La chaise racle le parquet déjà rayé dans un grincement sec, et il me faut puiser dans toutes mes ressources pour réussir à quitter la pièce sans me retourner.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 92 versions.

Vous aimez lire Enyris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0