Brontoscopie

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Grenoble, le 15 juillet 2023

Pierre fut pris d’un haut-le-cœur quand des mains ensanglantées retirèrent un tuyau de son œsophage. Dans la pièce, trois femmes couvertes d’un voile arachnéen, en état d’apesanteur, l’observaient. Il se mit à trembler dès qu’elles s’approchèrent de lui, l’une d’elles souleva sa paupière droite, puis l’autre, de ses doigts glacés. Aussitôt, l’éclair fractal d’une lampe transperça ses pupilles et le mot assassin s’inscrivit en lettres rouges avant de dégouliner sur le mur. Les rayons du soleil alors au zénith frappèrent son visage tel un glaive, l’obligeant à garder les yeux fermés. Soudain le timbre d’une voix éléphantesque lui signifia :

— Bon retour parmi nous, monsieur Latour, vous l’avez échappé belle !

Tétanisé, Pierre entrouvrit des yeux larmoyants, en arrêt image sur le réanimateur ; puis il découvrit son épouse, Sylvie, dans le lit voisin, qui émergeait aussi du coma. Des bulles, provoquées par le retrait de la sonde, éclataient sur ses lèvres.

Il lui adressa un sourire matois et soupira de satisfaction.

Les chefs de service se consultèrent en catimini, car aucun n’aurait pu prévoir ce qui venait de se produire. Malgré un électroencéphalogramme plat depuis l’accident, leurs patients s’étaient réveillés trois semaines plus tard. La famille du jeune couple se trouvait aux pompes funèbres pour organiser les funérailles quand elle fut prévenue par la direction du CHU.

Sylvie poussa un cri tandis qu’elle dévisageait son mari puis exigea un miroir. Sidérée, elle resta bouche bée pendant cinq minutes. L’infirmière en chef, Elisabeth Carrée, l’interpella en douceur.

— Quelque chose vous tracasse, mademoiselle ?

La cinquantenaire observa son nouveau visage poupin, aux yeux bleus cachés sous une frange noire épaisse, d’environ vingt-cinq printemps.

À ses côtés, Pierre n’était plus ridé et chauve, mais incarnait James Dean, l’éternel adolescent rebelle.

— Pourtant je lui avais bien dit que je n’étais pas d’accord avec son plan, marmonna, Sylvie, entre ses dents.

— Que voulez-vous dire Noémie ? Je ne comprends pas, s’étonna Elisabeth.

— D’abord, je ne suis pas Noémie, mais Sylvie Dumont et l’ignoble individu dans le lit voisin est Pierre Dumont, mon époux. Nous étions physiciens au Laboratoire pour l’Utilisation du Rayonnement Electromagnétique, le LURE, qui a explosé le 21 juin 1993. Aujourd’hui, nous revenons d’entre les morts.

Aussitôt, Pierre, sous l’apparence de Léo, réfuta ses propos, les yeux écarquillés.

— Ne l’écoutez pas, elle a été frappée par la foudre.

Le réanimateur s’insurgea du comportement de son patient.

— Léo, un peu d’indulgence voyons ! Vous étiez en mort cérébrale ainsi que Noémie, et vous avez repris connaissance sans explication scientifique. Néanmoins, je vous excuse à moitié, le responsable est davantage le stress traumatique causé par l’électrocution.

Des noms d’oiseaux fusèrent dans la chambre dès que le couple se trouva seul, si bien que la direction décida de les séparer. La famille accourut au chevet du fils ressuscité ; visite ponctuée par des larmes et d’innombrables embrassades, tandis que sa compagne refusait toute confrontation avec ses beaux-parents.

L’infirmière Elisabeth Carré, avait repris son service à l’accueil et se rappela les paroles de Sylvie alias Noémie. Trente ans plus tôt, elle avait intégré le CHU comme stagiaire pendant le drame du LURE. Elle pianota aussitôt sur Google, pour se remémorer l’effroyable évènement qui avait fait la une des quotidiens de l’époque.

Sur une page du journal, Le Dauphiné, du 22 juin 1993, des témoins avaient entendu le LURE exploser la veille à 17h02. Cette détonation les avait interrompus dans l’exercice du yoga en salle, et une foudre globulaire avait effectué une danse machiavélique zébrant le ciel d’éclairs avant de s’éclipser. Malgré l’intervention rapide des pompiers, le couple d’apprentis sorciers qui avait reproduit le phénomène de la foudre en boule en laboratoire avait tout bonnement disparu.

Grenoble, le 21 juin 1993,

Sylvie et Pierre s’apprêtaient à sabrer une bouteille de Don Pérignon dans leur modeste laboratoire pour fêter l’expérience. Quelques heures auparavant, l’accélérateur linéaire en forme de bobine à coudre géante avait excité les atomes de silicium similaires à des cendres. Pierre avait produit ensuite un soluté qu’il avait vaporisé à l’intérieur du four. L’amas de poussières s’était mis à tourbillonner un instant, puis avait traversé les parois pour constituer une foudre en boule. Le couple fut alors happé par la sphère orange qui explosa la vitre du bâtiment avant de disparaître dans un festival d’orbes électriques et de sifflements.

Tandis que le ciel effaçait les stigmates de l’orage comme une ardoise magique, le scientifique tressauta quand il se sentit flotter dans les nuages aux côtés de son épouse encore dans les vapes. Il tenta de la toucher, mais elle n’était plus qu’un hologramme. Il l’interpella jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux.

— Sylvie, je crois que nous avons raté notre essai !

— Foutredieu ! Qu’est-ce qui nous arrive, Pierre !

— Bon sang ! nous nous sommes décorporés.

— Pourtant, je ne vois pas de tunnel lumineux ni d’anges pour nous accueillir dans l’au-delà.

— Allons à la pêche aux infos jusqu’à l’hôpital de Grenoble ! C’est à cinq minutes à vol d’oiseau.

Un paquebot blanc de quinze étages sur deux cents mètres de long se dressait devant eux, ceinturé par un bataillon de montagnes. Vu du ciel, le CHU contrastait avec les lueurs vespérales qui empourpraient les innombrables vitres côté ouest. Le panneau d’accueil déployait une ombre gigantesque qui s’avançait jusqu’à l’entrée principale.

Les entités désincarnées des chercheurs foncèrent sur la porte du bâtiment qui tournoya à la vitesse de l’éclair, puis elles écoutèrent les bruits de couloir, en suspension dans l’espace. Un poste de télévision, installé en hauteur dans la salle d’attente, diffusait les images du LURE dévasté par la foudre globulaire. Les pompiers équipés de masques fouillaient le laboratoire enfumé à la recherche des victimes.

Sylvie interpella son mari.

— Regarde Pierre ! nous faisons la une du journal télévisé.

— Bordel ! j’ai tout foiré. Je ne vois qu’une explication possible, la foudre en boule a atomisé nos corps.

— Alors, pourquoi sommes-nous encore conscients de ce qui nous arrive ? hoqueta, Sylvie.

— Je dirai que notre esprit s’est dissocié de notre enveloppe corporelle pendant l’attaque de la foudre. Pour des intellectuels comme nous, on s’en est plutôt bien tiré, n’est-ce pas ?

— Tu plaisantes ? Nous sommes devenus des fantômes errant dans un hôpital. Et notre fille Stéphanie est maintenant orpheline, c’est un vrai cauchemar, si au moins je pouvais la rassurer, faire quelque chose.

— Laisse-moi réfléchir un instant au lieu de bougonner comme une vieille femme, grogna Pierre.

— Même à l’état d’ectoplasme, tu es toujours aussi infect !

— Eurêka, j’ai une idée !

— Laquelle ?

— Et bien, si nous dénichons des corps électro-compatibles, nous reprendrons forme humaine.

— Quoi ? Tu veux voler les corps d’humains décédés qui reposent à la morgue.

— Non, tu n’es pas sur la bonne longueur d’onde, Sylvie. Nous devons nous incorporer dans des individus en état végétatif qui sont maintenus en vie sous respirateur.

— Bon sang ! Tu veux maintenant assassiner des innocents.

— Vraiment, tu me déçois après vingt ans de mariage. J’ai une solution humainement acceptable à t’offrir et tu fais la fine bouche.

— O.K., crache le morceau !

— C’est la saison des orages, d’ici quelques jours ou quelques semaines, des patients victimes d’électrocution atterriront dans le service de réanimation.

— Et nous allons leur piquer leur identité avant qu’ils ne se réveillent, c’est bien ça ?

— Par éthique, nous nous intéresserons uniquement aux personnes en état de mort cérébrale.

— Mon pauvre vieux, je crois que la foudre t’a grillé les neurones et ôté tout sens moral. Je préfère rester un fantôme digne plutôt qu’une usurpatrice. J’espère que Stéphanie et notre husky Orion surmonteront notre décès, ma pauvre petite, comme elle me manque déjà.

— Sylvie, tu vas mourir d’ennui à arpenter les couloirs de cet hôpital sans but. Réfléchis ! Nous continuerons nos recherches sous une autre identité, et qui sait, je décrocherai enfin le prix Nobel sur les nanoparticules de silicium qui constitueront les voiliers solaires de l’espace.

— Arrête de prendre tes désirs pour des réalités, Pierre, nous sommes déjà trépassés. Tu n’as même pas une pensée pour notre fille et Orion, seul compte ton ego démesuré.

Trois décennies s’égrenèrent ensuite dans une routine qui avait anéanti tout espoir de réincorporation. Le couple de chercheurs s’abêtissait devant les émissions télévisées qui défilaient en boucle sur les écrans. Ils visitaient aussi les hospitalisés en jonglant avec les ustensiles médicaux ou programmant les appareils de radiothérapie à la place des praticiens. Des bruits couraient dans les couloirs que le CHU était hanté.

Cependant, le 21 juin 2023, un appel du service de coordination des urgences leur apprit qu’un jeune couple de randonneurs avait été retrouvé inconscient par des secouristes lors d’un violent orage dans le Dauphiné. Sylvie et Pierre guettaient avec impatience l’arrivée de l’ambulance en tripotant la porte tournante qui s’endiablait comme un carrousel à images. Elisabeth, intriguée par ce manège incessant, laissa tomber son listing dans la bannette et se dirigea vers l’entrée pour mettre fin à ce cirque.

Soudain, un véhicule de pompiers, toute sirène hurlante, déboula dans le sas des urgences et une équipe de soignants prit immédiatement en charge les infortunés.

Pierre jubila en bondissant jusqu’au plafond.

— Enfin, le grand moment est arrivé, Sylvie, nous allons reprendre le cours normal de notre existence.

— Tu les as bien regardés, Pierre ? Ils pourraient être nos enfants.

— C’est dommage en effet, mais nous sommes étrangers à cette tragédie. Tiens-toi prête, car nous devons être réactifs, s’ils sont débranchés, le jus sera coupé et l’incorporation rendue impossible.

Le couple de chercheurs s’introduisit dans la salle de réanimation autour des médecins affairés qui intubaient leurs patients et traversaient les spectres pour brancher les machines qui bipaient en cacophonie. Alors qu’ils surveillaient leurs futurs hôtes, Pierre et Sylvie furent aimantés par leur nouvelle entité puis fusionnèrent avec elle en une fraction de seconde.

*

Elisabeth Carré avait passé une nuit blanche à ressasser le drame du LURE. Malgré ses soixante ans, sa peau de porcelaine constellée de taches de rousseur semblait défier le temps. Elle se donna un dernier coup de brosse avant d’ajuster ses lunettes rondes en écailles puis rejoignit l’hôpital.

L’infirmière débuta son service par la chambre de Noémie. La jeune femme avait les yeux rouges et la mine défaite.

— Bonjour mademoiselle Noé…

Elisabeth s’interrompit face au regard assassin que lui lança Sylvie.

— Décidément, personne ne veut admettre la vérité. J’ai beau répéter aux soignants que je suis Sylvie Dumont, et expliquer comment je me suis accaparé le corps de Noémie, vos collègues pouffent de rire.

— Rassurez-vous, je ne suis pas venue ici pour me moquer. Je me souviens de l’accident du LURE en 1993. Cet évènement a certainement marqué votre mémoire pour une raison que j’ignore.

— Impossible ! Noémie est née cinq ans après ma disparition, et le Laboratoire pour l’Utilisation du Rayonnement Electromagnétique a été pulvérisé pendant l’explosion. Par conséquent, elle n’a pu me rencontrer de mon vivant ni visiter l’installation. Pire, mon époux et moi, en état de larves ectoplasmiques, avons transmigré dans les corps du jeune couple, nous sommes donc à juste titre des usurpateurs. Cependant, je n’étais pas partante pour cette expérience immorale, mais à proximité de Noémie, j’ai été happée par une force surhumaine qui m’a obligée à fusionner avec la demoiselle.

Des coups frappés à la porte stoppèrent la discussion. Une géante sénégalaise aux dreadlocks roses fit son apparition.

— Bonjour, Noémie, je suis Mariama la psychiatre, j’ai besoin de m’entretenir avec vous en privé. Elisabeth, vous pouvez nous laisser ?

Mariama attendit que l’infirmière ait quitté les lieux, avant de s’exprimer.

— J’ai préféré patienter quarante-huit heures avant de vous apporter la bonne nouvelle, vous êtes enceinte de deux mois.

— Quoi ?!

— Mademoiselle André, vous allez être maman.

Sylvie s’effondra en larmes et se cacha sous les draps. Mariama haussa la voix.

— Excusez-moi, mais je pensais que vous seriez ravie d’apprendre l’heureux évènement. J’aimerais savoir si votre désarroi est lié au différend qui vous oppose à votre ami ou si vous n’êtes pas prête à devenir mère ?

Sylvie rabattit la couverture avant de réapparaître les cheveux en pétard.

— Pierre est au courant ?

— Je vous rappelle que votre compagnon se prénomme Léo, et que vous êtes la première informée.

— Par conséquent, ne lui dites rien !

— Je conçois que vous ayez vos raisons, mais comme vous n’êtes pas mariée, la paternité n’est pas établie d’office et l’avenir de votre petit me préoccupe.

— Bon sang ! Alors vous n’auriez pas débranché Noémie jusqu’à la naissance du bébé ?

— Dans l’hypothèse où vous ne vous seriez pas réveillée, nous aurions tenté de préserver vos fonctions vitales jusqu’aux termes de la grossesse pour sauver l’enfant. Je dis bien hypothèse, car c’est un parcours du combattant qui n’est pas gagné d’avance.

— Ce bébé a survécu à l’impensable, je serais une criminelle si j’avortai maintenant.

— Vous n’avez pas à culpabiliser si cette grossesse est non désirée, Noémie. Nous en discuterons ensemble dans quelques jours.

Mariama roula les yeux et soupira en tapotant son stylo sur le dossier médical.

— Mademoiselle André, je vais demander votre transfert dans mon service, vous avez besoin d’un suivi thérapeutique.

— Et concernant Pierre ?

— Encore Pierre ? De qui me parlez-vous enfin ?

— De mon mari, pardi !

— Votre conjoint se prénomme Léo, il a reçu l’autorisation de quitter l’hôpital aujourd’hui puisqu’il ne présente plus aucune séquelle de l’accident. D’ailleurs, ses parents viennent le chercher en fin de matinée avant de regagner Lyon.

— Lyon ?

— Bien sûr, puisque vous êtes tous deux étudiants en cinquième année de fac de médecine.

— Mais, je vous répète qu’il y a erreur sur la personne, Pierre squatte le corps de Léo comme moi celui de Noémie.

— Je suis désolée, mais je dois partir, mademoiselle André, d’autres patients m’attendent.

Un instant après, Sylvie entendit Mariama qui chuchotait à l’oreille d’Elisabeth derrière la porte. Tout individu normal n’aurait pu ouïr la conversation.

« J’ai lu dans son dossier médical qu’elle était pupille de la nation, et son compagnon semble indifférent à son état de santé. Je vais devoir l’informer de la grossesse de Noémie, j’espère qu’il va se monter plus compatissant et s’occuper enfin d’elle ».

« Mariama, c’est étrange que ce jeune homme réclame à cor et à cri l’internement de sa compagne, j’ai comme l’impression qu’il désire se débarrasser d’elle ».

« Visiblement ce couple dysfonctionnel n’envisageait pas de concevoir un enfant ! Léo a pris prétexte de la confusion mentale de sa conjointe pour s’en éloigner. Oups, on me bipe, je vous recontacte en fin de journée pour faire un point sur la situation ».

Elisabeth réapparut dans la chambre de Sylvie, en s’efforçant de sourire.

Sa patiente l’interpella d’un filet de voix.

— Vous êtes une personne bienveillante, Elisabeth, contrairement à la psychiatre qui m’a catalogué comme débile, m’aideriez-vous à sortir de ce cauchemar ?

— Si je suis en mesure de le faire, bien sûr ?

— Alors, rendez visite à Stéphanie Dumont, je pense qu’elle est dans l’annuaire. Demandez-lui si elle a pris soin d’Orion pendant mon absence. Ce husky souffrait de la maladie orpheline de Vogt et je lui administrais un traitement spécifique prescrit par le vétérinaire Paul Mijoux.

— Si j’ai bien compris, vous me sollicitez pour rencontrer un proche des physiciens disparus ?

— Tout à fait, comme Pierre refuse de se rallier à ma cause, c’est le seul espoir qu’il me reste.

— Attendez une minute, ce n’est pas si simple ! Je suis tenue au secret médical, supposons que j’accède à votre demande et que l’affaire s’ébruite, je risque de perdre ma place.

— N’ayez crainte, quand vous révélerez ces propos à ma fille, elle ne fera pas d’esclandre.

— Votre fille ?! Mais quel âge a-t-elle au juste ?

— D’après mes calculs, Stéphanie a cinquante ans aujourd’hui.

— Attendez ! Elle a deux fois votre âge, c’est bien ça !

— Stéphanie avait vingt ans lors de ma disparition, le temps a fait son œuvre, c’est purement mathématique.

— Je risque de me retrouver au chômage, mais aussi d’atterrir aux urgences psychiatriques si l’entrevue avec votre grande fille se passe mal.

— Malheureusement, je n’ai plus qu’elle au monde et Pierre s’est détourné de moi. Il s’est approprié sa nouvelle identité tel un acteur de cinéma qui décroche un rôle. Or j’ignorais qu’il me trahirait après un demi-siècle de vie commune. Je vous en supplie, aidez-moi à joindre Stéphanie.

De retour chez elle, Elisabeth arpenta son appartement de long en large, bouleversée par la sincérité de sa patiente. Son intuition la poussait hors des sentiers battus, à fouiller l’irrationnel. Au bout d’une heure de tergiversations et de papouilles à Einstein, son chat angora, elle ouvrit son portable et se connecta à internet. Elle fut interpellée par un cabinet vétérinaire qui portait le nom de clinique d’Orion dont la gérante n’était autre que Stéphanie Dumont. L’infirmière guetta la fin de journée pour accomplir sa mission.

Dans la salle d’attente, Elisabeth s’arma de patience grâce à la lecture d’un poster qui répertoriait les races canines du minuscule chihuahua jusqu’au lévrier irlandais géant.

Stéphanie, blonde et charpentée comme une culturiste, s’apprêtait à fermer son cabinet quand elle aperçut la frêle silhouette d’Elisabeth qui se reflétait dans la porte vitrée.

— Vous n’aviez pas pris rendez-vous, madame, mon agenda est vide après 18h30 ?

— C’est exact, mais j’ai un message personnel à vous transmettre : « Avez-vous pris soin d’Orion en lui administrant le remède spécial pour la maladie de Vogt prescrit par le docteur Paul Mijoux » ?

Stéphanie fixa son interlocutrice, statufiée, puis déglutit avant de pouvoir lui répondre.

— Bon sang, mais qui vous a communiqué cette information que je suis presque seule à connaître ?

— À vrai dire, c’est une jeune femme qui est hospitalisée à Grenoble. Elle et son conjoint, ont été foudroyés par un orage lors d’une randonnée en montagne, le couple se trouvait en coma dépassé, mais un miracle s’est produit, ils se sont réveillés la semaine dernière.

— Vous supposez qu’ils ont été électrocutés comme mes parents, il y a trente ans.

— Effectivement, c’est le seul point commun qui semble les relier. Cette patiente m’a supplié de vous contacter afin de vous transmettre ce message très spécial.

— Vous êtes venue me raconter cette histoire hallucinante pour me faire flipper ?

Stéphanie se laissa tomber dans son fauteuil à roulettes qui couinait, le souffle coupé. Elisabeth se fit plus indiscrète.

— Je suis désolée de venir chambouler votre existence, pouvez-vous m’en dire plus à propos d’Orion ?

— Le husky de maman souffrait d’une maladie génétique très rare. À l’époque, j’étais étudiante à l’école vétérinaire de Maison Alfort et le professeur Mijoux qui enseignait dans l’établissement m’avait aidée à élaborer un traitement. C’est complètement ubuesque qu’une jeune femme qui doit être née après la disparition de mes parents vous rapporte cette anecdote.

Stéphanie se leva et se dirigea vers la fenêtre pour observer le coucher de soleil qui se diluait à l’horizon, avant de poursuivre.

— Demain c’est jeudi, je prends congé l’après-midi pour faire mes squats en salle. À la place, je vais aller causer à votre drôle de patiente.

— J’espère surtout que vous lui permettrez de retrouver sa sérénité, soupira Elisabeth.

Le lendemain, sur le trajet de l’hôpital, Stéphanie se remémorait ce jour tragique. Tous les lundis, sa mère la déposait en gare de Grenoble pour rejoindre la capitale. Elle détestait les bisous des mamans comme toutes les jeunes filles, et lui adressa un baiser à la volée. À présent, elle regrettait les câlins maternels de son enfance qui embaumaient la vanille. Des orages étaient annoncés sur l’hexagone et le soleil emprisonné derrière une escouade de nuages tentait de timides percées. La foudre avait occasionné des coupures électriques sur la ligne ferroviaire et l’étudiante se présenta à l’école vétérinaire avec quatre heures de retard. Alors qu’elle s’attendait à recevoir un blâme, le directeur lui avait adressé un regard poignant qui l’avait statufié sur place. Soudain un coup de klaxon, extirpa Stéphanie de ses sombres souvenirs et elle démarra son véhicule au feu vert puis s’engagea sur le parking du CHU.

Elisabeth avait pris son poste un quart d’heure à l’avance et guettait la porte d’entrée en se triturant les mains. Stéphanie se présenta comme accueillante familiale comme lui avait conseillé l’infirmière pour justifier cette visite inopportune. Les deux femmes se dirigèrent ensuite dans l’aile ouest du bâtiment en respirant bruyamment et les jambes en coton.

L’infirmière toussota avant de cogner à la porte puis entra la première.

— Mademoiselle André, j’ai accédé à votre demande, voici Stéphanie Dumont.

Sylvie, les yeux en larmes, se mit à hoqueter comme victime d’une crise d’asthme en dévisageant sa fille, tandis que Stéphanie l’observait incrédule. Après un lourd silence, la vétérinaire s’exprima avec retenue.

— Mademoiselle, vous me témoignez une marque d’affection qui me semble d’autant plus inappropriée que je ne vous connais pas.

— Stéfie, si tu savais comme tu m’as manquée durant ce long exil. Je vois que tu portes toujours le pendentif que je t’ai offert pour tes dix-huit ans.

Stéphanie saisit à pleine main son trèfle à quatre feuilles en or et secoua la tête.

— C’est pas Dieu possible ! Comment connaissez-vous ça ?

— Parce ce que ta mère a été atomisée par la foudre en boule puis a transmigré dans le corps d’une jeune femme électro-compatible. Je sais que c’est complètement insensé, mais ces souvenirs attestent de ma bonne foi.

Livide, Stéphanie se laissa choir sur le lit et observa Sylvie sans pouvoir lui répondre. Elisabeth se précipita pour lui servir un verre d’eau qu’elle descendit d’un trait, puis Stéphanie se racla la gorge avant d’ajouter.

— Et concernant mon père ?

— Il a transmigré dans le corps du compagnon de Noémie et s’est approprié sa fausse identité sans scrupules. Maintenant c’est un fringuant jeune homme au physique de star qui m’a reproché de n’avoir pas menti comme lui. Or depuis son départ de l’hôpital, je suis sans nouvelles malgré ma gro… Euh ! Je dois te révéler un scoop, Stéphanie, je porte l’enfant de Noémie, en quelque sorte tu vas être sa grande sœur.

— Quoi ? Votre bébé a aussi survécu au traumatisme de l’électrocution, comment est-ce possible ? Écoutez, jeune fille, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui, votre récit est un vrai scénario de science-fiction et je dois rembobiner le film à tête reposée pour essayer de comprendre.

Les jours suivants, la fille de Sylvie chercha une explication plausible en parapsychologie. Elle créa même un blog « Haruspices fulgurateurs » pour étudier l’hypothèse d’une mémoire résiduelle qui aurait pu survivre à la disparition de ses parents, une sorte de disque dur annexe construit par la foudre en boule et qui aurait migré dans le corps de Noémie et de Léo. Sa théorie fut tournée en dérision par les grands pontes neurologues qui interprétèrent ses recherches comme les signes d’une démence précoce.

Cependant un évènement inattendu joua en faveur de Sylvie et Stéphanie un mois plus tard.

Un inspecteur lyonnais, Simon Lejeune, se pointa vers huit heures à l’accueil du service psychiatrique où était toujours hospitalisée Sylvie, enceinte de trois mois. Malgré les multiples requêtes de Stéphanie pour devenir tutrice de sa mère, la direction s’opposait à sa demande sous prétexte d’une suspicion d’altération mentale.

Elisabeth exigea la présentation de sa carte professionnelle avant de l’écouter.

— Je n’ai pas été prévenue par l’administration de votre visite, c’est pour quoi au juste ?

— Je dois m’entretenir avec Noémie André pour les besoins de mon enquête.

— Quelle enquête ?

Le vieux policier à la coupe mulet, lui adressa un sourire équin ferré de plombages datant d’Hérode.

— Vous avez certainement entendu parler aux infos des trois jeunes étudiantes en médecine qui ont disparu à Lyon, l’année dernière ?

— Oui comme tout le monde, mais vous devez comprendre que mademoiselle André ne peut être soumise à un interrogatoire. Je vous demande de patienter en salle d’attente, le temps de contacter ma responsable.

Comme Mariama était souffrante, l’établissement, victime de coupes budgétaires et de restrictions de personnel, n’avait pas d’autre psychiatre sous la main. Elle accepta ainsi l’entrevue de l’inspecteur de police en présence d’Elisabeth.

Sylvie participait à une séance d’art thérapie quand elle fut interrompue dans sa fresque représentant un paysage zébré d’éclairs.

L’inspecteur qui ne savait comment aborder cette patiente la félicita pour son talent.

— Noémie, vous êtes une véritable artiste, j’ai le coup de foudre pour votre dessin !

— Arrêtez vos simagrées, vous voulez quoi exactement ?

— Bon, je vais la jouer franc-jeu avec vous. Votre conjoint, Léo Latour, est en détention provisoire, soupçonné du meurtre de trois étudiantes en médecine. Il y a trois mois, juste avant votre accident, j’avais fait prélever l’ADN de l’ensemble des inscrits en faculté sans succès. Dernièrement, nous avons croisé notre base de données avec celle des hôpitaux français, et bingo ! L’ADN identifié dans les chambres des disparues correspond à celui de votre compagnon. À l’époque, celui-ci avait magouillé avec le biologiste en charge du prélèvement pour échapper à la justice. Écoutez ! Je sais que vous êtes souffrante, mais vous pouvez m’apporter des informations capitales pour retrouver les corps des victimes.

— Laissez-moi deviner, Léo a changé son fusil d’épaule et prétends s’appeler maintenant, Pierre Dumont, n’est-ce pas ?

— Bon sang ! Mais qui vous a révélé ce secret d’État ?

— Simple déduction, il vaut mieux faire machine arrière quand on a misé sur le mauvais cheval.

— Malheureusement, Léo est loin d’obtenir gain de cause en prétextant être Pierre Dumont, car son dossier médical certifie qu’il était sain de corps et d’esprit en quittant l’hôpital. Néanmoins certains détails m’interrogent, ses proches m’ont alerté sur d’importants bouleversements concernant sa personnalité. Par exemple, ses goûts culinaires et vestimentaires ont changé et il paraît frappé d’amnésie, c’est-à-dire qu’il ne se souvenait plus du prénom de ses parents. Même son chien grogne sur lui et ne semble pas le reconnaître. De plus, il a renoncé à devenir chirurgien alors que c’était sa vocation, et il s’est inscrit en doctorat de physique.

L’inspecteur Simon Lejeune fit crisser les poils de sa barbe entre ses ongles tachés de nicotine, puis descendit les dernières gouttes de son gobelet de café d’une main tremblante.

— Je vous avoue que ce foutu dossier me file des insomnies, je bouffe même des cachetons pour m’endormir le soir. L’accusé ne matche pas avec le profil du tueur sauf son ADN, c’est kafkaïen !

— Mon mari est une sorte de bernard-l’hermite, mais pas un assassin, inspecteur. Je vous suggère de vous intéresser à la métempsychose ou à la translation de vie pour résoudre votre enquête.

Elisabeth leva les yeux au ciel et toussota.

— Je suis désolé, inspecteur, mais ma patiente doit se reposer.

Sylvie s’agrippa à la table pour se lever, puis grimaça de douleur en se tenant le ventre. Dans un dernier effort, elle mit échec et mat, Lejeune, en quelques minutes.

— La foudre a fait justice elle-même, inspecteur, et concernant l’emplacement des corps, je crains que Léo n’ait emmené le secret dans la tombe.

— Alors je vais titiller une planche ouija pour obtenir ses aveux, ricana Simon.

Avant de partir, Simon Lejeune, écrasa son gobelet d’une main et l’expédia dans la poubelle, le fou avait renversé le roi sur l’échiquier de la vie.

Au même moment, trois cadavres féminins furent déterrés pendant la dépollution d’une friche industrielle où le LURE avait explosé trois décennies plus tôt. Hasard ou foudre omnisciente ?

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