En avant, toutes !

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09:11:00 « Bonjour ! Comment puis-je vous aider aujourd’hui ? »

09:11:00 « Écris une nouvelle de science-fiction dystopique, de 15000 SEC dans un futur post-renversement matriarcal, dans lequel une rampe de lancement spatiale a été construite sur l’ancien canal asséché de Strépy-Thieu, en Belgique pour envoyer des condamnés pour délit sexuel vers Mars. L’univers doit être crédible, ironique, dense et technologique, avec des descriptions concrètes et des dialogues vivants. Le style doit être proche de Margaret Atwood, Dino Buzzati ou George Orwell : avec une chute dure, lucide, sans pathos.»

***

Une voix chantante s’éleva des haut-parleurs : “Groupe des 30-35, groupe des 30-35. Embarquement immédiat, porte 1C. Dernier appel.”

Du haut de l’ancienne salle de commande de l’ascenseur à bateaux, deux femmes observaient le cortège effervescent d’une colonne d’hommes.

De là-haut, ils ressemblaient à des fourmis attirées par un spot de sucre.

Vingt ans plus tôt, le bâtiment avait été reconverti en tour d’observation lors de l’installation de la rampe parabolique du plus grand spacioport exorail européen.

Le dispositif avait conservé la logique d’origine : les prisonniers arrivaient en convois par l’amont sur ce qui restait de rivière. Quelques contrôles d’identité et ils étaient descendus mécaniquement, comme les péniches d’antan, jusqu’au niveau inférieur.

Là, ils marchaient un quart d’heure pour rejoindre la navette, stationnée sur des rails dans l’ancien lit du canal.

Une fois chargée, elle était lentement hissée jusqu’au sommet de l’arche de lancement par un treuil électrohydraulique, comme un wagon de fête foraine.

Arrivée au point culminant, on la lâchait. Elle descendait à toute allure le long de la rampe incurvée, puis, au creux de la parabole, était propulsée par champ magnétique inversé — direction : orbite basse.

Trois minutes, pas une de plus, entre le lâcher et la disparition dans la stratosphère. Les décollages verticaux et polluants de phallus géants, on ne les voyait plus que dans les documentaires du passé.

De leur poste, sur une passerelle vitrée suspendue juste au-dessus du couloir d’embarquement, les femmes observaient les derniers hommes défiler un étage plus bas, sous les portiques, leur badge à la main, valise à roulettes derrière eux. Ils regardaient, ébahis, le mur de données projeté au-dessus de la porte 1C : coordonnées orbitales, pression atmosphérique simulée, statut biométrique, charge de la capsule en individus et en kilos — tout clignotait dans une symphonie rassurante de voyants verts et jaunes et de pictogrammes stylisés.

— Des questions, Lina ?

— Oui. Pourquoi ils ne sont pas menottés ? Ils pourraient s’échapper facilement…

Paula esquissa un sourire qui fit apparaître de fines rides aux coins de ses yeux et deux fossettes malicieuses.

— T’as pas tort… mais t’as pas raison non plus. Y en a qui se barrent, ouais. Une poignée : 0,02 %, à tout casser. Les autres ? Trooooop raviiiiis d’être là. S’ils pouvaient ils nous ouvriraient une chaîne YouTube pour nous raconter tous les petits détails de leur aventuuuure. Dieu merci, leur tél ne leur sera rendu qu’une fois sur place !

— 0.02% ça fait 24. Et rien cette fois-ci. Comment vous l’expliquez ?

— Oh tutoie-moi pour l’amour du ciel !

— Oui je vais essayer, désolée.

— Oh arrête de t’excuser pour tout ! Heu, oui, donc tu disais pourquoi pas d’évadés cette fois ? Je sais pas, on est sur un bon filon ? Ou des plus futés qui ont capté que normalement pour s’envoyer en l’air faut avoir fait un minimum d’études et que là c’est leur chance.

Paula rit de son bon mot. Lina sourit. Au début de son stage, elle avait eu du mal avec son humour. Mais plus le temps passait, mieux elle la comprenait. Elle l’appréciait même. Sa façon de voir le monde, la société, la vie… était nouvelle pour la jeune fille. Nouvelle et rafraîchissante.

— Non, sérieux, faudrait voir rapport à leur prison d’origine et leur condamnation, je sais pas. Mais ça pourrait être une idée pour ton rapport, ouais.

Paula continua, sourire aux lèvres : — Regarde-moi la satisfaction sur le visage de ces andouilles. Les petites roulettes de leurs valises couinent gentiment, leur bagage à main se balance en rythme sur leur avant-bras et leurs yeux sont levés vers les étoiles — qu’ils peuvent même pas voir, faut le dire. On dirait une classe de rhéto qui part en voyage. Il n’y a eu aucun incident et l’embarquement est presque terminé. Ma tante disait toujours qu’un bétail bien transporté donne une meilleure viande.

Lina sentit son estomac se contracter. Ces hommes, la société les avait mis à l’écart… mais de là à les manger ? On lui faisait une blague, ce devait être ça…

— Je sais ce que tu te dis, Lina. Mais non. Les tribus de cannibales, là, qui bouffent l’autre pour piquer sa force mentale et physique ? Très peu pour moi. Qu’ils gardent leur cervelle de bulot, leur carcasse d’épouvantail et leurs bijoux de famille en contre-plaqué. Ce qui compte pour nous tient en deux mots : tranquilles et dociles. Moins ils font de vagues, moins ça nous coûte. Pas besoin de matons à chaque coin, pas de budgets qui explosent... Ils ont déjà assez foutu le bordel comme ça !

— Mais lors des précédents départs, certains se sont échappés, je l’ai compris, comment les avez-vous rattrapés ?

— Ah, ça ? Leur brillante idée s’est retournée contre eux. Tu vois, à l’époque de leur toute-puissance, ils avaient foutu des caméras partout. Partout. Dans les rues, dans les halls d’entrée, sur les façades, jusque dans leur putain de jardin. Officiellement pour la sécurité, évidemment. Mais en vrai ? Pour traquer les femmes pas assez voilées, celles qui faisaient une pause clope pendant leur ménage, celles qui conduisaient "comme des gonzesses" et causaient des accrochages. Les femmes, éternelles coupables depuis Ève.

— Au moment du Grand Renversement ?

— Exact ! Ils croyaient qu’avec nos gants de vaisselle on savait pas taper trois lignes de code. Et ben si ! On a réussi à retourner leurs armes contre eux. On a juste repris le contrôle sur la technologie qu’ils avaient foutu partout, de la rue à la chambre à coucher. Ça a été un jeu d’enfant. Leurs pères avaient peut-être digitalisé le monde mais ils avaient pondu des chiards incapables de se servir de leurs dix doigts.

Lina la regardait avec un mélange d’incrédulité et d’admiration. Paula continua : — On est sympa, les évadés on les laisse gambader un peu dans la nature. Ils peuvent pas faire de mal, y a personne à des kilomètres à la ronde, la dénatalité a bien fait son job. T’inquiète qu’aux premiers gargouillis du côté de leur bide, je peux te dire qu’ils cherchent une caméra et se postent devant pour demander à l’aide. Et on vient les récupérer, tranquilles, comme un colis en point relais.

Le bruit des roulettes de valises et les regards confiants faisaient vraiment penser à un départ en vacances. Seule l’odeur entêtante de désinfectant, sans doute utilisé par tous ces gars pour leur dernière douche, rappelait qu’il n’en était rien. Qu’ils aient le regard vide ou confiant, ils se dirigeaient tous vers la gueule béante de la porte 1C. Tous tendaient leur badge à la technicienne en poste devant les portes détectrices de métaux sans un regard ni un bonjour. Ça l’arrangeait, elle aurait dû se fendre d’un “au revoir” ou d’un “bon voyage” et elle n’aimait pas mentir.

— Comment ces hommes sont choisis ?

— Bonne question, Lina. Ils se choisissent eux-mêmes.

— Comment ça ?

— Nos équipes visitent les prisons avec un programme et un discours bien rodés. Nous les gardons après le repas de midi dans le réfectoire. Tartiflette, cassoulet ou lasagnes (avec beaucoup de béchamel et de viande). On les a flapis et on leur cale un PowerPoint bien ficelé, coupé d’une vidéo d’un précédent départ pour Mars. Évidemment ce sont des acteurs dans un studio et pour la vue depuis le vaisseau spatial, un petit bricolage de l’IA. Trois témoignages enregistrés. Toujours des acteurs. Un camp modèle avec plateau repas, PC individuel et vue sur la Terre. Puis on fait tourner les tablettes pour les inscriptions.

— Combien s’inscrivent ?

— En général on est content parce qu’à chaque session de recrutement on touche la moitié. Donc statistiquement, on vise le 100%. N’écris pas ça ainsi dans ton rapport de stage, on sait bien que 100% c’est impossible mais disons qu’on tend vers la perfection.

— Pourquoi certains s’échappent alors qu’ils se sont portés volontaires ?

— Ça c’est le paradoxe. On peut observer chez certains individus une once d’intelligence, un sursaut, une intuition, une fulgurance, appelle ça comme tu veux. À un moment, souvent avant l’embarquement, ils se disent “Hum, c’est trop beau pour être vrai”. Je peux pas leur donner tort. Et Paula partit d’un rire sonore qui fit se lever quelques têtes.

Lina ne pouvait détacher ses yeux de ce flux ininterrompu. Elle se demanda depuis combien de temps la jauge était fixée à 1200 individus. C’était tellement énorme. C’était plus que tous les élèves de sa faculté réunis. Et encore impensable quelques années plus tôt. Depuis le Grand Renversement, la science avait fait un bon incroyable. Sa grand-mère lui avait raconté que les voyages spatiaux à son époque c’était cinq personnes.

Paula sourit.

Décidément, c’était une belle journée, comme elle les aimait. Elle pensa que toutes les deux, là, immobiles et impassibles, elles devaient ressembler à deux vaches en train de regarder passer les trains. Ses fossettes se creusèrent plus profondément. Elle appréciait les gens comme Lina, qui n’avaient pas peur du silence. Ils sont tellement reposants.

Elle lui ferait un bon rapport, à cette petite.

Elle était bien mais il était peut-être encore un peu trop tôt pour lui parler des petits incidents. Dans son quotidien, Paula s’intéressait peu à la vie sur Mars mais elle se souvenait très bien de cette vidéo qui avait circulé sous le manteau : on y voyait un homme barbu, hirsute serait plus juste, un homme voûté sur la barre d’un chariot clairsemé de boîtes de conserve. Il pleurait. Disait que c’était tout ce qu’il leur restait pour tenir jusqu’au prochain ravitaillement. Puis l’image sautait. Un autre homme, torse nu, hurlait en frappant une cloison. L’image saccadée morcelait son visage en carrés macrobloques flous et grisâtres. Les blocs se disloquaient, l’alignement se délitait. Et soudain, l’écran virait au noir avec un sous-titre automatiquement généré qui indiquait : “Incident 17B — non résolu”.

— Lina, quelle est la répartition des genres en prison ?

— 95 % d’hommes, moins de 5% de femmes.

Paula ne souriait plus. — Tu sais quel est le taux de récidive de ces salopards ?

— Quarante. Tous actes confondus. Plus pour les prédateurs sexuels.

— Bien. Tu connais ta matière. Et sais-tu combien gagnait une femme contrôleur spatial par rapport à un homme au début des voyages pour Mars ?

Lina déglutit. Elle connaissait la réputation de Paula Ferrant et elle avait révisé sa psycho légale mieux que quiconque pour les examens, mais cette question-là…

— Moins, je suppose…

— Oui. 20 % de moins. Tu te rends compte ? Quand on a commencé à travailler ici, on n’a pas pu corriger ça tout de suite. Trop visible. Mais maintenant, c’est fait. C’est fou, non ? Ces porcs nous coûtaient une fortune en prison et ils étaient encadrés par des femmes qui, à travail égal, étaient moins bien payées que leurs homologues. Un comble. Ils nous ont coûté la paix, le temps, la sécurité, le bien-être et même le confort de pouvoir être juste qui on est. Et pour garder ce cheptel, il fallait encore qu’on soit moins payées.

— Et une fois là-bas, sur Mars… ils font quoi ?

Paula haussa les épaules.

— Les deux premiers camps envoyés il y a six mois ne répondent plus. Les capsules ont bien livré le matos aux transporteurs mais après le transfert, silence total. Plus aucun signal. Pas un bip, pas une requête, rien.

— Vous savez ce qui leur est arrivé ?

— Effondrement interne je suppose. Les ingénieures s’étaient évertuées à rendre le système utilisable par un enfant de maternelle. Rien. Ils n’ont été capables de rien. Ni faire tourner les serres, nettoyer les filtres, récolter leur nourriture ou recoudre un bouton. Ils étaient partis tranquilles. Ils supposaient que tout allait se faire tout seul comme d’habitude.

— Et personne n’a été envoyé pour les aider ?

Paula se tourna vers Lina. La mâchoire contractée, elle lâcha :

— On n’envoie pas une équipe de secours dans une chambre à gaz.

Lina sentit une boule monter dans sa gorge. Elle regarda en contrebas la file, interminable. Certains riaient, se taquinaient comme des ados, se tenaient par l’épaule comme s’ils allaient voir un match de foot. Aucune arme pointée sur eux. Aucun garde. Ils avançaient inconscients vers leur destin funeste.

—Toi qui a l’air d’aimer les stats, tu veux savoir le vrai taux de survie ? Juste entre toi et moi. Pas pour ton rapport de stage.

Lina ne répondit pas.

— Zéro.

Paula sortit un badge d’autorisation. Le terminal brillait d’une lumière verte. Une pression et la navette serait hissée le long du rail, tout contre l’ascenseur. Lina s’approcha lentement du pupitre de lancement.

— Tu peux le faire si tu le veux. Je t’oblige à rien. Moi je scanne mon badge et toi tu presses le bouton. Un travail d’équipe. On partage la responsabilité. C’est win/win.

Lina fixa l’écran. En grande lettres il indiquait : 1 200 hommes à bord, coordonnées prêtes, trajectoire validée.

Une ligne : "Autoriser le lancement ?"

Deux options : OUI — NON

09:13:00 ChatGPT dit : “Souhaites-tu une fin nette et tranchée (Lina appuie ou refuse), ou une fin ouverte ? Je peux t’en proposer plusieurs variantes si tu veux comparer.”


***


Je ne sais pas. Je ne connais pas assez Lina. Moi, je poserais le doigt sur le bouton et je réfléchirais. Je réfléchis toujours. Trop. Je douterais. Ce geste aurait des conséquences évidemment, il créerait une charge mentale. J’hésiterais. Est-ce que je pourrais la supporter ?

Dans ce magma de possibles, je me raccrocherais à un regard de femme. Ma grand-mère. À ce que son fils lui avait fait. Elle avait septante ans et lui une envie. Il s’était servi de ce qu’il avait sous la main. Comme toujours. Je me repasserais les mots des voisins du 58. Comment ils avaient fini par appeler la police parce qu’ils entendaient la vieille dame crier à travers les murs trop fins : « Ne fais pas ça, ne fais pas ça. » Plusieurs soirs avant de réagir. Parce qu’ils ne savaient pas ce qu’était ce “ça”. Parce que personne ne pense à l’impensable. Personne n’imagine l’inimaginable.

Ce type avait pris ce qu’il voulait. Toute sa vie. Et moi, je l’avais laissé faire. Pas de cris, pas de plainte, pas de juge : une révolte molle. Aujourd’hui, il me reste le poids des remords. Si j’avais été à la hauteur, j’aurais pu la sauver. Lui éviter ce que j’imagine être le pire pour une mère.

Alors le doigt sur le bouton, je penserais que tout un tas de connards comme lui sont à bord de cette navette. Et là, non : la fin ne serait pas ouverte. Elle serait tranchée. Nette.

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