CHAPITRE 1 - L.A 1.0 - PARTIE 1 - Une ville en string turquoise

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Le ciel de Los Angeles pissait ses couleurs sucrées. Rose bonbon, bleu de piscine chlorée, orange de soda éventé. Des palmiers minces se découpaient comme des putains en talons trop hauts, alignés le long des boulevards. La ville jouait à la carte postale, et moi je savais que c’était du carton imbibé de foutre sec.

Candy Slut m’attendait contre sa vieille Mustang rouge. Quarante piges, maquillée comme un cadavre qu’on expose, cigarette collée à ses lèvres gonflées, robe bon marché qui collait à ses cuisses marquées. Ses seins siliconés tenaient debout par miracle, ses tatouages bavés racontaient une carrière de pipes mal payées. Ses ongles roses ressemblaient à des griffes de chienne en chaleur.

— Monte, Mark. J’ai pas toute la nuit pour tenir la main d’un puceau.

Sa voix râpait comme du papier de verre trempé dans la vodka. Je monte. L’intérieur de la caisse pue le tabac froid, la sueur vieille et le cuir moisi. Y’a des taches collées sur le siège arrière qu’aucun savon n’a voulu affronter.

Candy écrase sa clope dans une canette vide et démarre comme une folle. Elle conduit comme elle baise, j’imagine : brutal, sans frein, sans prévenir.

— Tu crois que tu viens écrire un papier sérieux ? T’es là pour voir la viande, mon chou. Et crois-moi, ça pue la viande passée.

Dehors, Los Angeles continue de peindre son mensonge. Les néons lèchent les façades en turquoise et violet, les piscines brillent comme des putes de luxe. Les enseignes promettent des miracles à dix dollars : tacos, massages, amour éternel. Ça sent le sucre et l’essence, mélange parfait pour vomir.

Candy rit, un rire de hyène.

— Regarde-moi ce ciel de salope. Tout doux, tout rose, tout bleu. Et dedans, c’est des queues molles qui bouffent du Viagra et des filles maquillées comme des clowns qui serrent les dents pour payer leur loyer. Bienvenue à Hollywood, bébé.

Je note rien. J’absorbe. Elle me balance ça dans la gueule comme un crachat, et bizarrement ça me fait bander le cerveau. Pas mon corps, mon cerveau.

On file jusqu’à une villa blanche. Dehors : piscine turquoise, bouées flamants roses, citronniers en pot. Ça sent presque la pub pour Coca-Cola. Dedans : une fosse à foutre. Canapé gris taché, serviettes jetées, bouteilles vides, odeur de lubrifiant bon marché et de parfum sucré dégueulasse. Des projecteurs halogènes chauffent la pièce comme un four.

Trois filles attendent sur le canapé. Maquillées comme des putes de trottoir, short trop court, talons qui pendouillent, faux-cils qui battent l’air comme des insectes malades. Elles rient trop fort, mâchent leur chewing-gum comme si elles broyaient des os. L’une remonte sa jupe sans même s’en rendre compte. La deuxième rote sa vodka Red Bull. La troisième prend un selfie en duckface, flash qui éclaire ses dents tachées de rouge à lèvres.

Un producteur bedonnant sue comme un porc dans son t-shirt noir. Sa bouche pue le soda éventé et le vieux sperme. Il aboie :

— Dépêchez vos culs, on tourne dans vingt minutes !

Candy me colle son coude dans les côtes.

— Regarde bien, Mark. Ça, c’est pas du porno glamour. C’est une usine à bite. Des filles qu’on maquille comme des poupées pour cacher qu’elles sont déjà crevées dedans.

Elle tire une latte sur une nouvelle clope, souffle la fumée en pleine gueule d’une des actrices qui sourit quand même. Soumission intégrée.

Je regarde. Ça me dégoûte. Ça m’attire. C’est exactement ce que je voulais voir et ce que je nie voir.

Candy ricane, voix râpeuse :

— Écris ça, mon grand. Pas le bullshit. Écris : Los Angeles c’est une putain en string turquoise, un ciel de sucette et une bouche pleine de foutre.


On ressort de la villa comme d’un abattoir. L’air du soir colle à la peau, chaud et humide, ça sent le chlore et la pisse de chien. Dehors, le ciel est violet dragée, strié d’orange vif, les palmiers découpés en noir contre la carte postale. C’est beau comme un mensonge Instagram. J’ai envie de prendre une photo, mais j’ai déjà trop honte d’être là.

Candy écrase sa clope sur le capot, allume la suivante aussitôt. Elle fume comme elle respire.

— T’as vu ton premier plateau, Mark. Félicitations. Tu viens de regarder des chiennes maquillées sourire pour la caméra et se débrancher sitôt qu’on dit cut.

Elle éclate de rire, une toux sale coincée dans la gorge. Ses dents sont blanches mais pas nettes. Ça brille comme des faux diamants.

— Et c’était le niveau facile, ajoute-t-elle. Du light. Du grand public. Attends de voir ce qui se passe quand la caméra est coupée et que les mecs paient cash pour le hors-script.

Elle conduit comme une folle, encore. Le pare-brise reflète les néons : turquoise, rose, vert pomme. Ça transforme la voiture en flipper déglingué. Je m’accroche à la poignée. Candy ricane :

— Détends-toi, Johnson. J’ai plus d’accidents à l’écran que sur la route.

On traverse des rues bordées de fast-foods qui sentent la graisse brûlée et les frites trop salées. Des putes traînent aux coins de rue, shorts invisibles, talons qui claquent, cheveux fluo. Les panneaux publicitaires au-dessus vendent des parfums à 200 dollars. L.A. joue encore à la princesse pastel. Les trottoirs racontent autre chose : pipi, crack, foutre, vomi.

— C’est ça, mon amour, me dit Candy. C’est ça que t’es venu chercher. Tu veux écrire le porno comme si c’était une thèse. Mais c’est pas une thèse, c’est une meute. Les mecs bandent, les filles encaissent, et toi tu prends des notes pour te branler la nuit en te racontant que t’es sociologue.

Je ne réponds pas. Elle a raison. Elle me perce comme une aiguille dans une capote.

On s’arrête dans un diner ouvert 24/7. Enseigne rouge clignotante, moitié des néons morts. Dedans, c’est blanc sale, tables en formica, serveuse aux yeux cernés qui mâche son chewing-gum comme si elle voulait tuer le temps à coups de dents. Candy commande pour deux, sans me demander. Burger, frites, café boueux.

Elle parle la bouche pleine, ketchup au coin des lèvres.

— Les clients les pires ? C’est pas les jeunes cons en rut. C’est les papas de famille qui payent pour nous baiser salement et qui rentrent jouer les saints devant leurs gosses. Les pasteurs qui veulent qu’on les fouette pendant qu’ils récitent la Bible. Les flics qui nous traitent de merde en uniforme et qui nous lèchent le cul en civil. Tous ces hypocrites. C’est eux qui payent les lumières.

Elle rit. Sa voix est un caillou qui raye le verre.

— Et toi, Mark ? Tu fais partie de quelle catégorie ? Le curieux ? Le voyeur ? Le futur client ?

Je bois mon café. Il est dégueulasse. Parfait pour ce que je suis en train de devenir.

On repart. L.A. de nuit est un carnaval toxique. Les néons bleus s’accrochent aux palmiers, le ciel devient noir mais sucré, comme une barbe à papa carbonisée. On croise des motels à dix dollars l’heure, enseignes Vacancy qui clignotent comme des SOS. Candy choisit le plus miteux.

Le gérant nous regarde à peine. Il nous file une clé rouillée pour la chambre 208. L’ascenseur pue l’urine et le spray à la lavande. Le couloir est une bouche de vieille tapissée de moquette poisseuse.

La chambre est propre en surface. Trop propre. Couvre-lit bleu ciel, cadre d’une plage triste, Bible dans le tiroir. Ça sent le savon rance et la clim en fin de vie. Candy ouvre la fenêtre. L’air chaud entre avec une odeur de tacos et de poubelles.

Elle allume une autre clope, s’assoit sur le lit, croise les jambes. Sa robe remonte trop haut. Elle ne s’en fout pas : elle veut que je regarde. Je regarde.

— Bienvenue dans ton baptême, Mark. Demain, je t’emmène au studio pro. Tu verras, c’est comme aujourd’hui, mais plus silencieux et plus cher. Même foutoir, juste mieux maquillé.

Elle tire sur sa clope, souffle la fumée vers le plafond jauni.

— Et rappelle-toi une chose : ici, personne n’est propre. Même pas toi.

Elle rit, éteint sa clope dans un verre à eau, se couche comme si j’étais pas là. Moi je reste assis, les yeux ouverts.

Dehors, L.A. continue de se la jouer carte postale. Rose, bleu, vert, orange. Une putain de peinture de conte de fées. Et dedans, Candy Slut fume dans son sommeil. Moi, je respire la crasse et j’ai déjà envie de plus.



Le matin cogne sur Los Angeles comme un projecteur qui ne sait pas s’éteindre. Le ciel est un foutu milkshake pastel : bleu de piscine, rose chewing-gum, orange jus de mangue, vert menthe aquarelle. Les palmiers font les malins, droits, minces, arrogants, comme des mannequins qui n’ont rien à vendre sauf l’ombre qu’ils ne donnent pas.

Candy Slut me réveille en me balançant un gobelet de café tiède sur la table de nuit collante.

— Debout, Johnson. Aujourd’hui tu vois le cirque pro. Même boucherie, meilleure moquette.

Elle a dormi maquillée. Son mascara a bavé comme un pneu crevé. Elle s’en fout. Elle passe un coup de rouge à lèvres sur sa bouche abîmée, c’est une réparation de fortune, comme du scotch sur une vitre explosée. Elle se regarde dans le miroir, se sourit sans tendresse.

— Ça ira, ma salope, dit-elle à son reflet. Puis elle m’adresse un clin d’œil.

— Et toi, mon journaliste, tu feras pas semblant de tomber des nues. Tu vas regarder. Et tu vas encaisser.

On trace sur Ventura et on prend une bretelle vers des bâtiments qui ressemblent à des cliniques pour riches. Devantures blanches, palmiers plantés comme des cierges neufs, parkings propres, vigiles trop polis. Une plaque sans nom, juste une adresse. Candy rit :

— Le secret le moins secret de L.A. On lave pas plus propre. On cache juste mieux.

À l’intérieur, clim glacée, odeur de lingettes désinfectantes et de parfums à cent balles. Une réceptionniste glaciale mâche ses syllabes avec un sourire de robot. On signe un papier qui dit de fermer nos gueules. On met un bracelet comme à l’hôpital ou à Coachella, c’est pareil. Un couloir blanc mène à des portes blanches. On pourrait être chez un dermato. On est chez des saltimbanques de luxe.

Candy salue tout le monde sans humilité. Elle a trente ans de couloirs dans la voix. On nous colle un badge. On nous fait patienter dans une salle qui singe un salon d’hôtel : canapés trop propres, magazines sans intérêt, eau aromatisée au concombre, comme si la vertu avait un goût.

Un producteur lisse, cheveux gominés, chemise blanche transparente de sueur, nous serre la main avec force. Il appelle ça de la « rassurance ». Sa poigne pue la poudre à fric. Il parle bas comme un prêtre qui vend le paradis.

— On tourne à l’heure, dit-il. On respecte tout. Tout est consenti, tout est carré, tout est merveilleux.

Il ment avec un sourire d’ordinateur. Candy hoche la tête avec la patience d’une femme qui a entendu toutes les messes et tous les blasphèmes.

— C’est bien, dit-elle. Je vais quand même vérifier que tes merveilles ne saignent pas toute seules.

On passe une porte et le « plateau » nous tombe dessus : blanc, propre, trop blanc. Lumière douce pour Instagram, murs qui renvoient le moindre éclat, prises électriques alignées comme des soldats. On croirait une boutique Apple avec des draps. Des gens parlent à voix feutrée comme s’ils avaient peur de réveiller une vérité endormie.

Les « talents » arrivent. Le mot me donne envie de rire et de gerber en même temps. On les briefe sur un ton mielleux : on les caresse de phrases molles, on les aligne comme des chaises. Les sourires sont doux comme des injections d’anesthésiants. Une maquilleuse tapote des joues trop tendues, une autre gomme des bleus de sommeil, on poudrera la fatigue et on la vendra en HD.

Candy m’attrape par la manche, me colle à un angle où on voit tout sans gêner. Son souffle sent la menthe agressive et la clope qui ne s’avoue pas.

— Ouvre tes yeux, Mark. Regarde l’usine de luxe : mêmes chaînes, meilleurs gants. Tu vois la différence ? C’est le volume du silence. Chez les pauvres, ça grince. Ici, ça glisse.

Elle a raison. Ici, tout est sourd. Les ordres sont des murmures, les blagues des sourires, les tensions des regards. Les mêmes corps, mais sur du carrelage de clinique. Les mêmes gestes programmés, mais avec une musique plus douce. On ne montre pas la sueur, on la photoshope dans la tête des gens.

Je détaille les mains : tremblements camouflés, doigts qui calculent, ongles qui cherchent des bords pour se rassurer. Je détaille les cou : veines qui pompent, cicatrices de rasage, hairlines rembourrées. Je détaille les bouches : souvent trop humides, parfois trop sèches, toujours en représentation. Je pense à ces affiches de fruits cirés qui ne pourrissent jamais, surtout parce qu’on ne les mange pas.

— Ils disent que c’est « sain », me glisse Candy. Sain comme un mensonge bien lavé.

Le producteur nous sert un discours sur « l’éthique », « la bienveillance », « la communauté ». Il enfile les mots comme des préservatifs sur la conscience. Je le laisse réciter. Candy sourit d’un air de mère indigne qui a déjà élevé cent gamins.

— Et si une fille veut couper, elle coupe, reprend-il. On respecte les limites.

— Et si elle veut pas revenir parce qu’elle s’est sentie traitée comme une poubelle de luxe ? demande Candy.

Il hésite, puis sourit encore plus.

— On fera un debrief.

— Un debrief. Super. J’amènerai des croissants.

Elle lui claque l’épaule comme on claque une porte. Elle me traîne vers une pièce annexe qu’ils appellent la « green room ». Pas de vert dedans : du beige propre, une table avec des fruits coupés, des barres protéinées, de l’eau tiède, des chaises trop dures. Une fille s’étire. Une autre se masse le visage avec les paumes pour sortir d’elle-même. Un type en peignoir regarde le mur, concentré comme avant un match. Personne ne rit pour de vrai. Tout le monde économise.

— C’est là que ça se passe, dit Candy. Pas dans la pièce blanche. Dans les yeux qui veulent être ailleurs et qui restent là parce que le loyer ne se paie pas avec des poèmes.

Une assistante vient vérifier les papiers de Candy, même si elle ne tourne pas aujourd’hui. Habitude, contrôle, paperasse. Elle tend un stylo qui n’écrit pas ; Candy en sort un de son sac, noir, lourd, qui trace la vérité malgré lui. Elle signe avec la nonchalance de quelqu’un qui a signé sa vie cent fois.

— T’as faim ? me demande-t-elle.

— Non.

— Mauvaise réponse. Tu manges. Sinon tu tombes dans les pommes et tu m’énerves.

On avale des trucs sans goût dans un coin, debout. J’ai l’impression de bouffer du plastique mou. La clim me mords la nuque. Je suis une plante dans un frigo. Mes yeux brûlent, pas de fatigue : d’excès de voir sans cligner.

Sur le plateau, ça enchaîne. Les voix restent basses. Les parfait tombent comme des anesthésies locales. Je détourne le regard vers une fenêtre minuscule : dehors, le jour pastel joue au paradis. Ici, on respire par pitié.

Entre deux séquences, un mec en polo vient nous vendre la « data » : courbes, abonnements, pics de visionnage. Il parle comme un trader des pulsions. Candy le laisse déballer ses jolis graphiques puis lui coupe la parole d’un geste de la main.

— On s’en fout de tes histogrammes. Dis-moi : c’est qui qui paye le mieux, les hypocrites mariés ou les ados qui se cachent dans les chiottes ?

Il sourit en expert.

— Les mariés.

— Merci. File.

Elle se tourne vers moi :

— Tu vois ? La vertu est un portefeuille. L’indignation aussi.

L’après-midi se dissout dans la lumière blanche artificielle. Quand on ressort, le soleil a sauté l’heure dorée pour aller direct au violet. L.A. redevient ce bonbon vénéneux que j’adore. Les palmiers posent pour une carte postale, les façades pastel se grandissent. La ville me fait un clin d’œil. Je lui rends. Je suis une ordure.

— Ce soir, dit Candy, c’est soirée. Vieilles chiennes, jeunes chattes, types qui veulent montrer qu’ils existent. Tu vas voir du beau déguisé en sale et du sale déguisé en beau. La vérité ? Elle est au fond des verres, comme d’hab.

On file vers une maison dans les collines. Parking improvisé sur une pelouse qui ne le mérite pas, vigile tatoué qui bâille, bracelets fluo à l’entrée. À l’intérieur, musique trop forte, lumière rose et bleu, vapeurs sucrées, leggings brillants, shorts invisibles, torses huilés. On projette sur les murs des vidéos silencieuses de bouches qui rient et d’yeux qui mentent. Le bar sert des cocktails avec des noms trop drôles pour l’être. Les rires découpent l’air en petits morceaux.

Candy est chez elle. Elle salue, elle insulte, elle embrasse, elle achète, elle vend, elle protège, elle menace, elle console, elle rigole, elle fume. Elle est la marraine d’un carnaval où personne ne gagne le nounours. Je suis son ombre, et l’ombre a soif.

Des actrices qu’on a déjà vues sur des écrans me serrent la main avec des doigts glacés. Elles disent que je suis « mignon pour un journaliste ». Elles sentent la vanille et la nicotine. Certaines me racontent des blagues sales avec une voix d’enfant ; c’est la chose la plus triste que j’ai entendue de l’année. D’autres me vendent des abonnements en me regardant comme une caisse enregistreuse. Je n’ai pas d’orgueil : je sais à quoi je sers ici.

Dans un coin, un type en costume hors de prix rit trop fort, mâchoire tendue, regard vide ; on dirait un pasteur en vacances. À côté, un policier « en civil » joue aux cartes avec un sourire de hyène ; il perd et fait semblant de gagner. Un influenceur prend la même photo douze fois, change son menton d’angle, puis disparaît dans les toilettes. Des gosses riches se tiennent la main comme s’ils allaient à la messe. La messe est ici. L’encens sent la fraise chimique.

Candy m’attrape par le col, m’emmène dehors sur une terrasse qui regarde L.A. s’étaler comme une couverture électrique. La ville scintille en bleu, vert, jaune, orange, comme si quelqu’un avait renversé une boîte de feutres sur un drap noir.

— Respire, dit-elle. On oublie de respirer ici.

Je respire. Ça sent la fleur ratée et le chien mouillé. C’est mieux que dedans.

— Tu veux savoir la morale de l’histoire ? dit-elle.

— Dis.

— Il n’y en a pas. Il y a de l’argent, de la solitude, des chambres qui n’ont pas de mémoire et des téléphones qui en ont trop. Et il y a les couleurs. Les couleurs pardonnent tout. C’est leur boulot.

Je fixe la ville. Elle me rend beau dans ma tête. Je la déteste pour ça. Je l’adore pour ça. Candy souffle sa fumée dans le ciel et le ciel ne dit rien.

On redescend vers la musique et les rires. Candy joue la reine et je suis son scribe muet. On boit sans plaisir. On mange sans faim. On rit sans joie. On tient debout parce que tomber serait vulgaire même pour nous. Au bout d’un moment, les visages se mélangent, les dents brillent pareil, les yeux réclament la même chose : qu’on les regarde comme s’ils n’étaient pas déjà morts un peu.

— On s’arrache, tranche Candy. Les clowns vont enlever leur nez, ça pue la fin.

La route du retour est un ruban de sucre coloré. Les feux tricolores clignent comme des paupières vaillantes. Les stations-service brillent comme des aquariums. Les motels clignotent Vacancy comme des bouches édentées. On se gare devant un autre claque-hôtel. Le gérant somnole, nous tend une clé en plastique sans nous voir.

Chambre 312. Moquette maronnasse, rideaux épais, clim qui tousse sa vie, couvre-lit propre d’une propreté suspecte. Candy jette ses chaussures contre le mur, s’affale sur le bord du lit, rit sans joie.

— Tu tiens, Johnson ?

— Je tiens.

— T’as envie de gerber ?

— Parfois.

— Parfait. Ça veut dire que t’es vivant.

Elle allume la télé pour le bruit, tombe sur une chaîne d’info. Un nouveau scandale moral. Un type en costard qui hurle sur la décadence. Candy lève son verre vers l’écran.

— À ta santé, connard. Passe quand tu veux, j’te ferai un prix de gros.

Elle coupe le son. Elle me regarde sans maquillage d’ironie, juste deux yeux fatigués qui connaissent la ville par ses égouts.

— Écoute-moi bien. Je te montre le cirque parce que tu écris avec des yeux qui ne s’excusent pas. Continue. Mais ne joue pas les chevaliers blancs. Ici, on est des rats intelligents dans une cuisine propre. Le piège, c’est d’oublier qu’on est des rats. Le piège, c’est de croire qu’on est le chef.

Je hoche la tête. Je suis pas un chef. Je suis un type qui regarde et qui dit les mots à voix basse. Dedans, je les hurle.

Elle écrase sa clope, éteint la lumière. Une bande de néon vert bave par la fenêtre, trace un trait malade sur le plafond. L.A. ronronne comme un frigo plein d’ombres. Le climatiseur tousse, se tait, retousse, comme un vieil homme têtu. Les voitures au dehors passent comme des phrases trop rapides.

Je m’allonge sur le deuxième lit. Je ferme les yeux. Les couleurs de la ville s’incrustent derrière mes paupières : rose sale, bleu propre, vert chimique, orange chaleureux. Je pense à la villa blanche d’hier, à la clinique d’aujourd’hui, au carnaval de ce soir. Trois déguisements pour le même cadavre.

Je me dis que je pourrais partir. Je me dis que je resterai. Je me dis que j’écrirai. Je me dis que je suis une ordure utile. Je me dis que Candy Slut a raison : la morale, c’est un accessoire. L’argent, c’est la scène. Le silence, c’est l’orchestre.

Je dors avec la bouche sèche. Je rêve de L.A. qui me lèche les yeux avec sa langue pastel. Je rêve d’un ciel qui me dit chut, regarde, et d’une ville qui me répond parle sale ou tais-toi. Je choisis. Je parlerai sale. Jusqu’au bout.

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