La Muette de Goudule Druilhe
Embrasé. Le ciel se teintait de nuances carmin à mesure que le soleil déclinait au-dessus de l’océan. Sur le chemin rocailleux qui menait jusqu’au promontoire, une vieille dame, voûtée par le poids des années, claudiquait en s’aidant d’une canne usée. Les genoux rongés par l’arthrose, chaque pas lui arrachait une grimace. Pourtant, rien ne la détournerait de son devoir quotidien. Même si personne ne l’avait jamais crue.
Au prix d’un effort colossal, elle parvint à se hisser au sommet et contempla avec attention la baie qui s’offrait à elle. Des frissons lui parcoururent l’échine et son rythme cardiaque s’accéléra. Un voile nébuleux assombrissait sa vision centrale, néanmoins il ne l’empêchait pas de distinguer la large zone rouge rubis au bord du rivage. L’appel du sang. Ce qu’elle redoutait tant depuis soixante-dix ans était sur lepoint de s’accomplir de nouveau. Elle émit une plainte étouffée, la seule possible pour elle. L’écho de cris familiers surgit cependant dans sa tête ; souvenirs sonores accompagnés d’images, toutes plus insoutenables les unes que les autres.
Au bord de la panique, l’octogénaire rebroussa chemin et, faisant fi de ses rhumatismes, s’empressa de rejoindre Goudule Druilhe ; son village d’adoption après le drame qui avait décimé les siens, une nuit de printemps. Précisément comme cellequi s’annonçait.
Une fois l’ouverture de la palissade franchie, l’ancienne s’immobilisa, la respiration saccadée. Prise d’un vertige, elle s’effondra sur la terre fangeuse. La sueur perlait sur son visage ridé et sa chevelure nivéenne poissait. D’une main tremblante, elle massa sa poitrine douloureusement lancinante. Elle refusait de mourir. Pas avant de les avoir tous avertis. Se relever. Les prévenir. La peur paralysait son corps et des larmes jaillirent de ses orbites révulsées.
— Ben alors, la Muette ? T’es tombée sur l’cul ?
Le garde trapu du village s’approcha d’elle et la remit debout d’un seul bras. Elle s’agrippa alors à lui, refusant de le lâcher.
— C’est quoi ton problème, la vioc ?
— L... Le... Les... c... c.... Les... bégaya-t-elle avec difficulté.
Incapable de prononcer la moindre phrase, et ce depuis le massacre des siens, elle commença à gesticuler avec hystérie en désignant la direction de l’océan.
— J’pige rien à c’que tu m’veux. Parle, crévindiou !
Agacé par son attitude insensée, le rustre bouscula la Muette sans ménagement. Elle baissa la tête, frustrée, et s’éloigna. La simple pensée d’articuler des mots la mettait dans tous ces états. Peu importait, cet homme n’était qu’un sot ! Quelqu’un finirait bien par tenir compte de ses avertissements. Comme le forgeron assis sur le banc devant son échoppe, pipe en bouche. Il s’était toujours montré fort aimable à son égard.
— B’jour m’dame. Z’êtes bien pâlichonne ce soir.
La vieillarde lui mima alors la tragédie prochaine jusqu’à suffoquer. En vain.
— T’inquiète pas, cette fois l’curé a prévu d’la place pour toi aussi. Allez viens, c’est l’heure d’la messe !
Et il abandonna la Muette, les doigts agriffés au pommeau de sa canne alors qu’elle observait l’astre du jour sombrer à l’horizon. Les villageois se rassemblèrent devant leparvis de l’église. Sa dernière chance. Elle clopina courageusement vers eux, agita sa canne dans les airs puis frappa la lourde porte de bois de la paroisse. Les regards convergèrent unanimement dans sa direction.
— Fuyez ! Les Croaks sont revenus nous décimer ! Surtout ne proférez jamais, ô grand jamais, un seul bruit ou bien ils vous dévoreront en ne laissant que vos os ! Notre voix les attire comme des mouches !
L’ancienne s’interrompit, haletante. Une incompréhension absolue planait dans l’assistance. Ces phrases, elle les aurait hurlées si seulement son traumatisme dû à ces créatures abyssales ne l’en avait empêchée. De fait, aucune parole sensée n’avait franchi ses lèvres, mais plutôt une succession de lettres inintelligibles rendant son discours totalement incohérent.
— Dégage, la folle ! injuria un jeune homme à la barbe noire et drue.
— Calme toi don’, tu vas nous crever dans les bras ! s’exclama une femme crasseuse vêtue de guenilles rapiécées.
La foule la hua de concert puis la chassa du parvis sans scrupule aucun. De jeunes enfants profitèrent de cette agitation pour lui jeter des pierres en chantonnant à tue- tête :
— Qu’elle est bête, la Muette ! Qu’elle est bête, la Muette !
Blessée et humiliée, la paria s’exila du village sans un regard en arrière. Ils étaient perdus. Puisse Dieu avoir pitié de leur âme ! S’il existait... Seule une terreur sans nom réanimait ce qui subsistait de sa foi passée.
Sur le chemin censé la mener à l’abri, une clameur s’imposa dans le silence de la nuit. Clac clic clac clac. Trop tard ! Cliquetis et grognements saturés de désir meurtrier, une armée de monstres aux pinces tranchantes fonçait droit sur elle. Figée, la vieille ferma les yeux et retint son souffle. Leur passage empuantit l’air ; un mélange de vase et de chair en décomposition qui évoqua une cruelle réminiscence à la Muette.
« Cache-toi dans le placard, Ninon. Reste ici et surtout ne fais aucun bruit jusqu’à ceque je revienne te chercher. Jure-le moi ! Bien. Maintenant, je dois prévenir ton père aux champs de l’attaque du village !
Sans l’intervention de l’ancien curé de Goudule Druilhe, de passage dans les lieux deux jours après le drame, la pauvre enfant serait morte de faim dans sa cachette de fortune, attendant que le fantôme de sa mère ne vienne la libérer de sa promesse.
Recluse dans son esprit, Ninon ne descella ses paupières qu’une fois le cortègefuneste disparu. Épargnée, elle chut sur ses genoux endoloris et pleura à chaudes larmes. Dans le lointain retentit les hurlements des habitants de Goudule Druilhe, relayés par le vent.
— L... les... Croaks arrivent, parvint-elle à prononcer enfin d’une voix érailléeavant de s’effondrer sur le sol putride, main crispée sur le cœur et sourire aux lèvres.
L’ironie du sort voulut que ce ne fut pas les créatures qu’elle craignit toute son existence qui fauchèrent sa vie, mais la Mort elle-même dans son habit de brumes sombres et mystérieuses.
Quelques minutes plus tard, le calme régna de nouveau dans les landes laissant les esprits de l’air seuls témoins du drame de Goudule Druilhe. Plus tard, d’aucuns racontèrent que le spectre d’une vieille dame errait le long de la côte, un doigt frêle posé sur ses lèvres incitant au silence le plus profond.
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