Chapitre 10

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Eliane marchait dans une forêt sombre, la température était fraîche. Sans comprendre pourquoi, l’obscurité de la nuit l’inquiétait, elle ne se sentait pas en sécurité. Ce bois avait pris l’allure d’un piège sinistre. Elle avançait d’un bon pas, jetant régulièrement des coups d’œil derrière son épaule. Dans ces moments-là, le moindre bruit prenait des proportions démesurées, surnaturelles et menaçantes. Elle ne savait pas très bien quelle direction prendre, son instinct la guidait. En passant près d’un buisson elle entendit soudain un grondement sourd, brisant le silence nocturne. Le cri d’une chouette la fit sursauter et elle hoqueta de frayeur.

Elle reprit sa marche, d’un pas plus rapide, évitant soigneusement de se retourner. Cela ne pouvait être qu’un animal après tout.

Puis, elle entendit un second grondement et, sans plus attendre, se mit à courir. L’obscurité de la forêt rendait la course difficile et dangereuse. Eliane ne regardait pas où elle mettait les pieds, son souffle court l’empêchait d’entendre, de savoir si elle était suivie. Son intuition l’avertissait d’une menace. Tout ce qui l’importait désormais, c’était de s’échapper. Mais où ? Elle ne connaissait pas cet endroit et courait droit devant en espérant sortir de ce bois. Fuir vite. Elle voulut accélérer mais son pied glissa sur une pierre. Elle tomba tête la première, roula sur le côté pour finalement se retrouver à plat sur le dos.

La jeune mère eut à peine le temps de se relever sur les coudes qu’ils étaient là. Les nazis, avec leurs gros chiens en rage. Elle voulut parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tétanisée, elle les voyait s’avancer, regards maléfiques, sourires vainqueurs. Ils lâchèrent les chiens qui se jetèrent sur elle.

Eliane se réveilla en sursaut, dégoulinante de sueur. Depuis l’intrusion des Allemands une semaine plus tôt, elle était terrorisée. Elle faisait les cent pas la journée et n'osait plus sortir de cet appartement. Ses seuls moments de repos étaient inlassablement entrecoupés de cauchemars plus horribles et effrayants les uns que les autres. Son nom sur cette liste, c'est tout ce à quoi elle pensait. Cela n'augurait rien de bon.

Sa petite Annie remua dans le lit. Il était encore très tôt, à peine quatre heures d’après le réveil mécanique. Impossible de retrouver le sommeil. La jeune mère sortit du lit pour se rincer le visage dans la minuscule salle de bain. Des cernes violettes et le teint pâle accentué par ses cheveux d'un noir de jais. Son reflet dans le miroir était celui d'une femme de quarante ans ayant une vie de misère.

Elle regagna la pièce principale et son regard se posa sur sa fille. Elle lui caressa tendrement l’épaule dans un geste maternel, comme s’il était possible de remettre un peu d’équilibre dans les épreuves qu’imposait la période actuelle. Cette enfant grandissait trop vite et perdait sa candeur. Enfermée dans cet appartement minuscule, elle gâchait sa jeunesse. Mais comment faire autrement ? Eliane était perdue entre son envie d’offrir à sa fille une enfance heureuse et la peur de la perdre. Cette guerre… C’était sa faute. C’était elle qui volait l’innocence de son enfant. Sa petite fille, sa petite Annie. Elle était si compréhensive, ne se plaignant jamais. Eliane ne voulait pas qu’elle grandisse trop vite.

En fin de matinée, La jeune entendit trois coups courts et un long contre la porte. Le signal. Madeleine était là, de la nourriture dans les bras. Depuis l’intrusion des Allemands, les deux femmes avaient mis en place ce code pour qu’Eliane cesse de s’inquiéter.

  • Madeleine ! s’écria la petite fille en courant dans les bras de l’invitée.
  • Eh bonjour toi !

La jolie brune lui fit un baiser sur le front et se dirigea vers la table pour poser des carottes, des pommes de terre et une blette. La mère d’Annie la remercia, gênée de ne rien pouvoir offrir en retour. Elle mesurait toute la chance qu’elle avait eu d’être tombée sur cette personne à Paris et espérait un jour lui rendre sa munificence.

  • Mon dieu Eliane, tu as l’air à bout de force… T’as une sale tête.
  • Je n’arrive toujours pas à dormir la nuit et la journée… il faut bien que je m’occupe d’Annie.
  • Cette petite n’a pas vu l’extérieur depuis trop longtemps, il faut que vous sortiez un peu…
  • Et si je me fais contrôler, qu’est-ce qu’il se passera ?

C’était l’angoisse de la jeune femme : être arrêtée et séparée d’Annie. Qu’allait-il arriver à son enfant sans mère ni père ? Elle n’osait pas l’imaginer. D’un geste de la main, Eliane balaya ses mauvaises idées. Mieux valait ne pas y penser et rester prudente. Cela ne devait jamais arriver.

  • Laisse-moi l’emmener dehors alors… ça lui fera le plus grand bien. Et tu peux en profiter pour te reposer, insista la pianiste.

Eliane souffla longuement et se tourna vers sa fille. Cette dernière, qui avait tout entendu, la regardait avec une moue sur le visage, sa poupée serrée contre sa poitrine, son regard suppliant sa mère. Ne pouvant y résister, Eliane céda.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Main dans la main, Annie et Madeleine se promenaient au parc de l’Ermitage, près du lac. Il y avait quelques personnes ici et là qui jouaient, riaient et profitaient du soleil d’août. C’était l’une de ces chaudes journées d’été où l’air sec et brûlant ralentissait les mouvements et pesait sur le corps. Au milieu des badauds, quelques soldats surveillaient les alentours. Certains s’aéraient le visage à l’aide de leur képi, d’autres avaient déboutonné l’encolure de leur veste. Aucun ne résistait à cette chaleur.

Arrivées devant un groupe d’enfants qui s’amusaient dans l’herbe, Annie demanda si elle pouvait les rejoindre. Madeleine accepta. Il était temps que cette fillette se fasse des amis à Lormont. Elle avait besoin de sortir, de s’amuser avec d’autres enfants. À cet âge, il n’était pas raisonnable de la maintenir enfermée toute la journée.

La jolie brune s’assit dans l’herbe, pas trop loin de la fillette pour garder un œil sur elle. Aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle avait toujours aimé ce lieu paisible, berceau de son enfance. Lorsqu’elle était plus jeune, elle venait ici pour s’amuser et inventer des jeux d’aventures, de pirates ou d’indiens avec son meilleur ami. Ils étaient tour à tour des Robinson Crusoé, des Axel Lindenbrock, des Tom Sawyer. La belle insouciance de la jeunesse. Ce serait tellement bien d’y retourner. Au moins tu pourrais retrouver Benoît. Benoît, son meilleur ami, son frère, était prisonnier de guerre depuis bientôt trois mois. Il lui manquait affreusement. Cette guerre lui avait arraché le seul homme qui comptait pour elle.

  • Bonjour Fräulein, entendit-elle soudain.

Interrompu dans ses pensées, Madeleine sursauta. Le lieutenant Wolffhart se tenait debout face à elle. En contre-jour, un halo lumineux entourait son corps. Ajouté à ses yeux brillants et son sourire en coin, il avait presque l’air d’un ange. Mais la couleur de l’uniforme la ramena très vite à la réalité.

La jeune femme se leva par respect, le salua d’un hochement de tête et reporta son attention sur Annie. Elle n’était pas sûre d’apprécier sa présence. Pourtant, sa rancune était passée. Elle était incapable d’avoir une quelconque hostilité tenace. Benoît profitait sans cesse de ce trait de caractère.

Emerick suivit son regard et découvrit le groupe d’enfants. Il se rangea à côté d’elle puis sortit une orange de sa poche. Il eut soudainement envie de la taquiner, d’attirer son attention. Il éplucha son fruit et, joueur, la tendit à la demoiselle.

  • Vous en voulez un morceau ? demanda-t-il, goguenard.

Madeleine jeta un œil au lieutenant se mordit la joue. Dans un autre contexte, avec quelqu’un d’autre, elle aurait ri. Cependant, la situation n’était pas appropriée. Elle s’imaginait mal créer une quelconque complicité avec un Allemand.

  • Non merci, j’ai suffisamment mangé.

Emmerick patrouillait lorsqu’il avait aperçu la jolie brune assise, seule, au milieu du grand parc. Elle portait une robe fleurie au tissu léger, qu’elle avait remonté au-dessus des genoux pour laisser sa peau prendre le soleil. Ses cheveux étaient noués par un foulard de la même couleur que son vêtement et son visage, relevé vers le ciel, donnait l’accès à son cou, ses clavicules et le renflement naissant de ses seins. Captivé par cette vision, il avait laissé ses pas l’amener près d’elle.

  • Vous portez une jolie robe, où l’avez-vous achetée ? demanda-t-il pour entamer la conversation.
  • C’est pour vous ou pour offrir lieutenant ? dit-elle, cédant à la taquinerie.

En croquant dans l’orange, le sourire du jeune homme s’élargit, révélant deux adorables fossettes, et il haussa un sourcil avant de reporter son attention dans le vague. Profitant de la distraction, Madeleine détailla son interlocuteur. La couleur de ses yeux était plus intense avec le soleil et ses pupilles contractées rendaient l’iris bleu encore plus hypnotisant. C’était presque surnaturel.

  • Lieutenant… À quoi servent ces noms sur votre liste ? demanda-t-elle sans réfléchir.

La question était maladroite, la jeune femme se doutait bien qu’il ne répondrait pas. Elle tentait tout de même, espérant attraper une information. Le sourire d’Emmerick fana aussitôt.

  • Quelle liste ?
  • Vous savez, il y a plusieurs jours les soldats sont venus contrôler nos identités.
  • Le recensement… Pourquoi vous me posez cette question ?

Emmerick fronça les sourcils et sonda le regard de la jeune femme, cherchant la raison de cette curiosité soudaine. Était-elle inscrite sur la liste ? Il n’osa pas demander, pas certain de vouloir connaître la réponse.

Alors qu’il s’apprêtait à partir, mécontent de la tournure qu’avait pris la conversation, une petite fille courut vers Madeleine en l’appelant. Intrigué, il ne bougea pas. Était-ce sa fille ? En voyant le soldat, Annie s’agrippa aux jambes de la Française.

  • C’est un monsieur comme ceux qui font pleurer maman ? demanda l’enfant apeurée.
  • Annie, ne dis pas ça…

La jeune femme était gênée, appréhendant la réaction du lieutenant. Ce dernier s’accroupit pour être à la hauteur de la fillette. Il avait sa réponse, elle n’appartenait pas à Madeleine.

  • Bonjour, dit-il simplement étirant ses lèvres.

Annie tourna la tête pour ne plus voir le soldat. Elle se rappela soudain qu’un homme avait donné un papier à tous les enfants du groupe. Elle le tendit à Madeleine en évitant soigneusement de croiser le regard d’Emmerick. La Française blêmit soudainement, lorsqu’elle lut la lettre.

  • Qu’est-ce que c’est ? demanda l’officier en se relevant.

Elle n’eut pas le temps de répondre qu’il lui arrachât le papier des mains.

POUR UNE FRANCE LIBRE

Allons enfants de la Patrie

Le jour de gloire est arrivé

Contre nous de la tyrannie

L'étendard sanglant est levé

L'étendard sanglant est levé

Entendez-vous dans les campagnes

Mugir ces féroces soldats

Ils viennent jusque dans vos bras,

Egorger vos fils, vos compagnes

Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons !

Marchons, marchons,

Qu'un sang impur abreuve nos sillons.

Plus les yeux du lieutenant avançaient dans la lecture, plus ils s’assombrissaient. Sa mâchoire se contractait, ses mains se crispaient sur le papier, son souffle se saccadait. Lorsqu’il eut fini, il broya durement la lettre dans sa main et, ivre de colère, il empoigna violemment le bras de Madeleine.

  • Je vous emmène ! cria-t-il.

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