Chapitre 15

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Madeleine se regarda une dernière fois dans le miroir de sa chambre. Malgré le manque de professionnalisme de la vendeuse, elle avait trouvé une longue robe du soir en satin couleur champagne, froncée au milieu du décolleté avec deux fines bretelles qui se croisaient à l’arrière et dégageant tout son dos.

Le souvenir de Marie, désespérée, revint soudainement. Elle était partie déboussolée et avait refusé la compagnie de Madeleine pour rentrer. L’optimisme et la joie de vivre de cette femme s’éteignaient et cela lui déchirait le cœur. Si les lettres de Benoît avaient nourri ses espoirs pendant de longues semaines, la dernière les avait anéantis.

Elle prit sa pochette de partitions et sortit de la chambre. En bas des escaliers, le sergent Prat l’attendait. Il était chargé de l’amener au château du Prince noir où avait lieu le banquet. La situation ne lui plaisait pas, mais qu’y pouvait-elle ? Le Fedwebel avait insisté, il était son laissé-passé. L’idée de ne pas assister du tout au banquet lui avait frôlé l’esprit, mais l’image froide du colonel avait avorté son insubordination.

À mesure qu’elle descendait les marches, le regard du sergent s’obscurcissait et le malaise de la jeune femme montait.

  • Fräulein, cette robe est très jolie, avoua-t-il lorsqu’elle arriva à sa hauteur.

N’attendant pas de réponse, il lui prit le bras et l’escorta jusqu’à l’entrée. Madeleine lança un dernier regard dans le salon où était assise sa mère. Les yeux de cette dernière la foudroyaient du regard. Comment osait-elle collaborer avec les Allemands ? Ce n’était pas de cette manière qu’Yvonne avait élevée sa fille. Elle-même avait refusé l’invitation. Plutôt mourir que de faire plaisir aux doryphores. La pianiste avait tenté de lui faire comprendre qu’elle ne pouvait pas refuser, Yvonne était restée sur sa position : on a toujours le choix. Cette femme avait la tête dure alors que Madeleine ne pouvait s’empêcher de penser aux conséquences d’un tel affront.

Le sergent Prat ouvrit la portière de la voiture et la jeune femme glissa à l’intérieur. Le château n’étant qu’à quelques minutes en voiture, ils arrivèrent rapidement.

Karl se montra galant et vint lui ouvrir la portière avant de l’escorter à l’intérieur. La grande salle avait été magnifiquement aménagée : des éclairages tamisés en forme d’étoile étaient accrochés au plafond, laissant l’extérieur dans le noir afin d’observer le ciel. Une estrade avait été installée pour des danseuses, un immense buffet était placé tout le long du mur : champagne, vin, hors d’œuvre, pâtisseries, et bien d’autres aliments auxquels les habitants n’avaient plus accès depuis quelque temps. Madeleine vit dans cette profusion de nourriture interdite une provocation, une manière de montrer qui était puissant ici.

Le sergent Prat se détacha rapidement d’elle pour s’approcher de M. Tissier qui avait joué les traiteurs pour le banquet. Elle en profita pour aller se servir une coupe de champagne en attendant le reste de l’orchestre. Un magnifique piano à queue était installé en bout de salle. Elle s’en approcha et caressa du bout des doigts l’écriteau « Bösendorfer » qui ornait le devant. L’instrument était majestueux, en bois laqué couleur ocre brune. Le cordage était apparent et entouré de bois d’un brun plus clair sur lequel des alvéoles et des arabesques étaient dessinées. Elle avait toujours connu ce piano dans le château, mais n’avait jamais eu l’occasion de jouer dessus. L’excitation lui mordit les tripes et lui fit oublier le contexte dans lequel elle se trouvait.

Une présence dans son dos la ramena à l’instant présent. Sursautant, elle découvrit Prat, rictus aux lèvres. Il posa une main sur sa hanche et, lorsqu’elle essaya de se dégager, resserra sa prise.

  • Vous allez devoir commencer seule, il semblerait que le reste de la troupe soit en retard et le colonel refuse de les attendre, susurra-t-il à son oreille. Ne jouez que des classiques, de préférence de l’Est.

Il lui prit la main et l’accompagna jusqu’à la banquette avant de lui retirer la coupe de champagne. Le comportement du sergent indisposait Madeleine. Essayait-il d’être avenant ? Et depuis quand ? Ce trait de caractère lui était encore inconnu jusqu’ici. Depuis son arrivée, il donnait une image d’homme froid, dangereux et incontrôlable. Ces gestes « délicats » ne lui ressemblaient pas et déconcertèrent la pianiste. Rapidement, afin d’oublier ce comportement inattendu, elle entama les premières notes de Für Elise.

Les lieutenant Wolffhart et Koenig discutaient sur la terrasse. La soirée était douce en cette fin d’été et le ciel haut dégageait à l’infini l’horizon céleste. Les circonstances étaient parfaites pour cette « Nuit des étoiles ».

Coupant leur conversation, le son du piano s’éleva dans le château.

  • Ah je crois que ta pianiste est arrivée, dit Werner sourire aux lèvres.
  • Ma… Qui ?

Emmerick jouait les innocents, mais son ami n’était pas dupe et lui répondit par un clin d’œil. Ils se levèrent et rejoignirent la grande salle. Wolffhart s’approcha du banquet pour se donner une excuse et la trouva assise sur la banquette du piano. Il ne voyait que son dos, presque entièrement découvert, laissant apparaître toute cette peau diaphane jusqu’au bas de ses lombes. Ses omoplates se mouvaient, sensuelles, au rythme de ses doigts qui bougeaient sur le l’instrument. Ce n’était qu’un dos, pensa-t-il, mais il ne put s’empêcher de graver dans sa mémoire cette magnifique chute de reins. Une envie soudaine de recouvrir ces épaules nues le prit.

  • Tu devrais lui faire un de tes petits tours de magie qui marchait bien à l’école militaire, dit Werner dans son dos en arrivant au buffet à son tour.
  • On était des gamins, ça ne marche plus ce genre de truc.
  • Scheisse ! ria son ami.
  • Et je te rappelle que l’état-major n’aime pas beaucoup qu'on ait des liaisons.
  • J’ai vu le colonel fricoter avec une boulangère de la ville deux ou trois fois, argumenta son ami. Et puis tu sais bien que c’est autorisé de draguer des poules et fréquenter les cabarets et bordels tant qu’il n’y a rien de sérieux.

Emmerick se tut. Ce n’était pas tout à fait vrai, mais Von Faber fermait les yeux sur quelques ébats hors lupanar. Aucune maison close n’avait été installée à Lormont. Bien que quelques danseuses fassent des extras contre de l’argent, aucune d’entre elles n’avait envie de se plier aux exigences sanitaires du Reich. Et les maisons de Bordeaux ayant la réputation d’accueillir un vrai défilé de soldats, repoussaient quiconque avait l’idée d’en ouvrir une ici. Aucune Lormontaise ne voulait subir une telle procession.

La musique s’arrêta, sortant Emmerick de ses pensées, et la jolie pianiste enchaîna avec les notes du Liebestraum n°3 de Franz Liszt. Les doux accords le transportèrent. Mélodie aérienne dont les échos se diffusaient dans son être. L’harmonie du son lui rappela ses amours adolescentes, telles des cicatrices qui s’estompent avec le temps mais ne disparaissent jamais tout à fait. Il suffit d’un reflet de miroir, d’une photographie retrouvée pour les remarquer et basculer dans les souvenirs d’une infirmière pulpeuse, d’une étudiante réservée, d’un rire chaleureux, pour que la chair de poule ressuscite. La musique s’emballa, les images défilèrent. Hilda, Flora, Suzanne qui lui courraient après lorsqu’il était à l’école militaire. Werner qui les détournait de lui pour mieux les accueillir. Au rythme de la mélodie virevoltaient dans sa mémoire les femmes qu’il avait connues. Il vit dans la sensualité de la pianiste un peu de la piquante Charlotte qui avait, la première, cherchée sa bouche, de la timide Kirsten qui avait guidé sa main sur ses seins après un bal, de la délurée Elsa qui avait pressé son sexe contre sa cuisse dans une ruelle étroite de Stuttgart. Et voilà que ces visages renaissaient en cet instant dans celui de Madeleine Perrin.

Si seulement... Si seulement elle avait été une simple invitée, il aurait pu essayer de se faire pardonner. Une danse, un verre, un sourire, ou dans l’ordre inverse, peu importait. Corps sensuels évoluant sur la piste au rythme des vibrations sensorielles, elle l’aurait excusé et à nouveau il l'aurait embrassé.

Ses chimères prirent fin en même temps que la musique. Troublé, Emmerick souffla profondément. Une coupe de champagne. Boire. Il en avait besoin. Depuis quand était-il si sentimental ? Werner se moquerait s’il pouvait lire ses pensées. Lui qui jamais ne s’était entiché d’une femme, le voilà tourmenté par cette pianiste.

Il but d’une traite un deuxième verre. Ces rêveries étaient vaines, vouées à l’échec. Soldat allemand, il n’était pas en France pour s’éprendre d’une femme.

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