Chapitre 17

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Madeleine s’accrocha au lavabo. L’électricité n’était toujours pas revenue, mais elle apercevait son reflet dans le miroir grâce au clair de lune. Ses cheveux, qu’elle avait coiffés en chignon, étaient ébouriffés et son rouge à lèvre avait bavé. Face à cette image, des larmes roulèrent sur ses joues. Rage ? Tristesse ? Honte ? Tout en même temps. Elle passa un coup d’eau sur son visage, rendant ses yeux encore plus charbonneux. Elle se demanda si c’était sa faute. Ce maquillage, cette coiffure, cette robe, c’était peut-être trop.

Elle prit une serviette blanche, immaculée, et la passa sous le jet d’eau du robinet. Rageusement, elle se frotta le visage. Idiote pathétique. Pourquoi s’était-elle faite jolie ? Tenue de soirée avait dit le colonel. Voilà ce que ça lui apportait. La scène passait et repassait dans sa tête pendant qu’elle enlevait les traces de maquillages. Elle aurait dû s’en douter, elle aurait dû se changer, ne pas mettre ce rouge si intense sur ses lèvres. Tu payes ta provocation. Yvonne lui avait dit à plusieurs reprises que cet homme n’était pas net. Elle ne l’avait pas écouté. Tu payes ta provocation. Pourtant, elle avait remarqué ses regards libidineux, son comportement malsain. Pourquoi n’en avait-elle pas tenu compte ? Tu payes ta provocation.

Le sanglot qu’elle retenait depuis trop longtemps éclata et ses jambes fléchirent, l’obligeant à s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Elle s’effondra dans cette serviette désormais tâchée de rouge et de noire. Prat. Ses mains. Ses lèvres. Il avait souillé son corps. Wolffhart. Sa bouche. Sa langue. Il avait envahi son espace.

Fébrile, elle humidifia à nouveau le linge et frotta énergiquement sa peau pour enlever les traces du sergent. Cet homme n’était qu’un monstre qui ne savait pas se contrôler. Il avait certainement attendu le moment parfait pour lui tendre un piège. À mesure que ses larmes tarissaient, la rage de Madeleine montait. Elle ne pouvait pas être la seule coupable.

L’électricité réapparut, éclairant le corps pitoyable de la jeune femme. Son reflet l’accabla. La bretelle déchirée, un pan de sa robe tombait sur son sein. Son visage était criblé de larmes qu’elle ne pouvait contrôler. Elle enleva les pinces de ses cheveux, les laissant tomber au sol, et ses boucles emmêlées retombèrent sur ses épaules. Furieuse contre elle-même, elle essuya ses joues.

  • Arrête de pleurer ! Arrête… cria-t-elle contre le miroir.

Elle ferma les yeux et inspira profondément, tentant de reprendre son calme. Il fallait qu’elle parte d’ici. Tout de suite. Ce château ne lui apportait que du malheur.

Main sur la bretelle cassée, Madeleine sortit et se retrouva dans la salle de réception. La coupure semblait avoir mis tout le monde sur les dents, les visages étaient contrariés. Elle se dépêcha de trouver la sortie, esquivant les soldats. Elle voulait fuir, vite.

  • Ah vous êtes là, je vous cherchais.

Le lieutenant Wolffhart se matérialisa devant l’entrée et elle se figea. Pourquoi était-il là ? Ne pouvait-il pas la laisser en paix ? Sa main tenant la bretelle se serra. Il voulut lui prendre le bras, mais elle se dégagea vivement.

  • Je m’en vais, dit-elle sèchement.
  • Je vous raccompagne.
  • Non.

Il bloqua l’entrée de son corps, ne lui laissant pas le choix. La peur lui mordit à nouveau les entrailles et son corps se mit à trembler. Remarquant sa crainte, Emmerick s’adoucit.

  • Ecoutez, je… Prat ne vous fera plus de mal, dit-il, ce n’est pas très sûr de rentrer chez vous seule à cette heure-là.

Il avait raison, mais elle ne pouvait pas lui faire confiance. Et que pouvait-il lui arriver de pire ? Seulement quinze minutes la séparaient à pied de chez elle. Des Prat, il n’y en avait sûrement pas à tous les coins de rue. Le couvre-feu passé, il ne restait à l’extérieur que des soldats. Devait-elle se méfier de tous les Allemands désormais ? Emmerick insista. Il était déterminé à la raccompagner. Pas question de la laisser rentrer seule dans cet état. Peau découverte, robe déchirée, pieds nus. Elle ne ferait pas trois pas sans se faire accoster.

Après un court instant, Madeleine souffla et hocha finalement la tête en signe de reddition. Elle n’avait plus la force de se battre. Tout ce qu’elle voulait, c’était rentrer.

Wolffhart ouvrit la marche et elle le suivit à un bon mètre de distance, préférant garder cette marge pour s’échapper s’il lui tendait un piège. Ils sortirent du château et Emmerick se dirigea vers une voiture. Il ouvrit la portière, mais Madeleine continua de marcher, dépassant le véhicule.

  • Où allez-vous ? demanda-t-il.
  • Chez moi, je ne rentrerai pas dans votre engin.

Elle ne voulait pas être enfermée avec lui. Qui sait peut-être allait-il tenter quelque chose aussi ?

  • Vous n’avez même plus de chaussures, remarqua-t-il.

Madeleine haussa les épaules et continua de marcher. Le lieutenant la rattrapa. Pensant se montrer galant, il voulut l’attraper par la taille pour la porter, mais elle se mit à hurler et à se débattre. Il la relâcha aussitôt, les paumes en avant pour lui montrer qu’il ne souhaitait pas lui faire de mal.

  • Ne me touchez pas ! NE ME TOUCHEZ PAS !

Tous les sens de la pianiste étaient en alertes.

  • Je ne voulais pas… Vous allez vous faire mal…

Sa voix se suspendit dans l’air. Il chercha le regard de Madeleine, s’y raccrocha espérant qu’elle lise en lui. Emmerick ne savait comment agir. Il voulait l’aider, se montrer doux. Jamais il ne la toucherait comme l’avait entrepris le sergent. Il avait fait une erreur dans son bureau, emporté par sa fougue, et s’était juré ensuite de ne pas recommencer. Cette femme lui faisait perdre la tête, mais il n’était pas un violeur.

Madeleine reprit sa marche et il la suivit.

  • Ce qu’il a fait, c’est réprimé par l’armée vous savez, dit-il, bienveillant.
  • Ça l’est aussi par la loi française et pourtant…
  • Ce que je veux dire, c’est que vous pouvez venir demain à la Kommandantur et en parler.

Un rire s’échappa de la gorge de la pianiste. Est-ce qu’il se foutait-elle ? C’est certain, parler aux Allemands va tout arranger !

  • Jamais je ne remettrai les pieds dans ce lieu de malheur !

Si les habitants venaient à apprendre ce qu’il s’était passé, elle risquait d'être la risée de tous : une traîtresse, une catin, la putain des Allemands. Le bon sens des Français était parti en même temps que les hommes à la guerre.

Emmerick comprit. Pourtant, il ne pouvait rien faire pour Prat si elle ne venait pas donner sa plainte. Son cœur manqua un battement lorsqu’il réalisa soudain que ce violeur vivait sous le même toit que la pianiste. Non. Hors de question. Impossible qu’il le laisse s’en sortir indemne. Son sang se mit à bouillonner. Un essaim d’éventualités tourbillonna, mais tout était vain. Il n’avait aucune autorité sur Prat. Il était impuissant. Ce constat doubla sa colère et ses poings se serrèrent. Lorsqu’il s’était retrouvé seul avec le fedwebel, il lui avait clairement fait comprendre qu’il ne valait mieux pas recommencer. Mais était-ce suffisant ? Jusqu’où cet homme voulait-il aller ?

Wolffhart voulait s’assurer de la sécurité de Madeleine. Mais comment ? En l’embrassant violemment ? La culpabilité l’envahit brutalement. Prat n’était pas le seul sauvage qui entourait la jeune femme.

  • Je suis désolé aussi pour la façon dont j'ai agi l'autre jour...

La gorge de Madeleine se noua et sa poitrine se comprima. À nouveau, les larmes pointèrent au bord de ses yeux. Comment osait-il remettre ça sur le tapis ? Elle ne voulait pas en parler, ne voulait plus se souvenir. Tout oublier était la solution.

  • Fermez-la putain ! cria-t-elle, ravalant son sanglot.

L’attaque le frappa comme une claque, redoublant sa gêne. Elle n’était pas prête à lui pardonner et il ne pouvait lui en vouloir. Ils continuèrent à marcher en silence. Emmerick se tenait à distance derrière elle, ne voulant plus l’effrayer.

Il la trouva belle et forte. Elle avançait devant lui, la tête haute. Il voyait bien qu’elle avait pleuré et cela lui fendait le cœur, mais elle était déterminée à ne pas le montrer. Une lionne parmi les hyènes. Le lieutenant admirait son audace. Elle avait réussi à échapper seule à un homme ivre et affamé. Avait-il vraiment servi à quelque chose ? Après tout, elle était déjà arrivée à l’escalier lorsqu’il l’avait croisé. Même sans lui, elle serait sûrement descendue et aurait pu s’enfuir avant que Prat, trop éméché, ne la rattrape. Son intervention avait juste le mérite de calmer le sergent à l’avenir.

Ils approchaient de la résidence de la pianiste et tous deux ralentirent le pas. L’angoisse prit Emmerick aux tripes tandis que le soulagement enserra Madeleine. Enfin elle allait rentrer, prendre une douche et oublier.

Wolffhart voulait la garder encore un peu. Et si Prat refaisait une tentative ? Toutefois, il ne pouvait la garder éveillée toute la nuit. Encore moins avec lui.

  • Voilà, je suis arrivée, dit-elle, se tournant vers le lieutenant.
  • Est-ce que vous m’accorderiez une danse ?

Les mots étaient sortis tout seuls. Ses chimères du début de soirée reprirent vie. Ce n’était pas le bon moment, il le savait, mais il n’avait pu retenir sa langue. Étonnée, la pianiste ne répondit pas. Danser ?

Wolffhart interpréta son silence comme un consentement et lui prit la main pour l’attirer contre lui. Il se rapprocha jusqu’à ce que leurs corps se touchent, puis posa la paume dans le creux de ses reins. Un parfum d’agrumes et d’épices effleura les narines de Madeleine. Le contact sur ses lombes était chaud et apaisant, mais cette proximité trop soudaine la troubla.

  • Non, je…

Prise de panique, elle se détacha vivement. Avant que le lieutenant n’ait pu dire quoi que ce soit, elle s’échappa à l’intérieur. Emmerick resta planté devant, interdit. Pourquoi était-il si stupide ?

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