Chapitre 30

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Quatre heures du matin. Le couvre-feu venait de prendre fin et Madeleine n’avait toujours pas trouvé le sommeil. Allongée dans le noir, elle avait perdu l’espoir de s’endormir. Partagée entre l’illusion des mains d’Emmerick sur son corps et la raison qui lui dictait de garder ses distances, la jeune femme était désemparée. À quel moment tout avait basculé ? L’alcool avait quitté ses veines depuis longtemps maintenant. Alors pourquoi était-elle toujours en émoi ? Son esprit cherchait les réponses, mais le sourire à fossettes du lieutenant, ses yeux espiègles, cette façon qu’il avait de la taquiner ou de la mettre hors d’elle, arrivaient en flash. Aucun de ces motifs n’était valable. Le cœur a ses raisons… Madeleine écrasa un oreiller contre son visage pour faire taire cette voix. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule qu’aujourd’hui, n’ayant personne à qui se confier. Il était inenvisageable d’en discuter avec Yvonne. Pour elle, tous les Allemands étaient comme Prat. Eliane, en plus d’être juive était bien trop effrayée et Madeleine ne voulait pas perdre son amitié. Benoît brillait par son absence. Et son expérience du front et désormais de la prison ne pouvait le rendre objectif. La jeune femme avait besoin d’un avis neutre, de quelqu’un qui ne la jugerait pas. Son père. S’il avait été présent, il aurait su la conseiller.

D’un bond, elle se leva puis s’habilla. Elle avait besoin d’aller se recueillir sur sa tombe, de lui confier ses tourments, même s’il ne pouvait lui répondre. Peut-être trouverait-elle des solutions en s’exprimant à voix haute ?

Discrètement, Madeleine sortit de sa chambre. Elle ne voulait réveiller personne, surtout pas Yvonne. Elle s’échappa de la maison et disparut dans l’aube.

Lorsqu’elle arriva au cimetière, l’obscurité s’était dissipée davantage, laissant entrevoir un début de ciel bleu et, juste au-dessus de l’horizon, le soleil d’un orange éblouissant. Les rues étaient encore vides, seuls quelques soldats patrouillaient. Elle s’approcha de la pierre d’Albert Perrin et y déposa un baiser comme s’il s’agissait de la joue de son père.

  • Bonjour... Je n’ai pas de fleurs aujourd’hui, j’espère que tu ne m’en voudras pas, dit-elle en souriant.

Madeleine s’assit sur la tombe et réfléchit quelques instants. Elle ne savait par où commencer, ni quels mots utiliser. Le silence était pesant. Sa détermination s’étiolait à mesure que les secondes passaient. N’était-elle pas ridicule à vouloir faire des confidences à une pierre ? Elle aurait souhaité lui parler réellement. Cet homme, à l’opposé d’Yvonne, avait toujours su trouver les mots et les gestes.

  • Tu me manques tellement… lâcha-t-elle.
  • Il me manque aussi, même si on ne s’entendait pas sur tout, entendit-elle soudain.

La jeune femme se retourna vers la voix. Lucien. Lunettes noires sur le nez, canne en bois dans une main, bouquet de pâquerettes dans l’autre, le père de Benoît avançait difficilement vers la tombe d’Albert.

  • Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda la jolie brune, surprise.

Elle se leva et prit le bras de Lucien pour le guider. Ils marchèrent ensemble jusqu’à la tombe et Madeleine l’aida à s’assoir.

  • Je ne parviens plus à bien dormir depuis l’exécution. Alors je viens ici parfois. Je vois qu’aujourd’hui je ne suis pas seul... Tu es là bien tôt, dis donc.

Elle se posa à côté de lui et attrapa sa paume chaude et rugueuse, dessinée par des années travail manuel à l’usine. Tout comme ses mains, Lucien avait durement évolué dans le monde de la sidérurgie, jusqu’à devenir le gérant de sa propre entreprise.

  • Moi non plus, je n’arrivais pas à dormir, dit-elle d’une voix faible.
  • Allons, qu’est-ce qui te chagrine ma petite Madeleine ?

La jeune femme souffla discrètement. Pouvait-elle se confier à Lucien ? Il était comme un deuxième père pour elle, mais elle craignait trop qu’il parle à Marie qui s’empresserait de tout répéter à Yvonne.

  • Je me sens perdue. Est-ce que tu as déjà eu à faire des choix difficiles tonton Lu ?

Un sourire fendit les lèvres de l’homme tandis que des esquisses de souvenirs le ramenaient à une époque où la jolie brune n’était encore qu’une fillette. Bien qu’ils ne soient pas du même sang, elle l’avait toujours surnommée ainsi, l’intégrant dans sa vie comme s’il était sa famille.

  • Mon enfant, c’est ça la Vie : choisir entre plusieurs voies quelle sera la bonne pour toi et affronter les difficultés que tu vas rencontrer.

Madeleine se sentait comme une enfant à qui on apprenait à grandir. Un pied devant l’autre. Apprendre à marcher. Tomber puis se relever. Elle le savait tout ça, mais son dilemme n’en restait pas moins complexe.

  • Et comment on fait quand on sait que c’est mal, mais qu’on veut quand même y aller ?
  • Il n’y a jamais de mal quand on suit son cœur. Et n’oublies pas qu’on apprend de ses erreurs. Tu es jeune Madeleine, laisses-toi vivre.
  • Je ne veux blesser personne…

Le sourire de Lucien s’agrandit. Cette jeune femme était le parfait mélange entre ses deux parents. Froide et caractérielle au premier abord, comme Yvonne, mais en réalité avec la main sur le cœur et se souciant toujours des autres, comme Albert.

  • Ceux qui t’aiment trouveront le moyen de te pardonner. Tôt ou tard.

Madeleine posa la tête sur l’épaule de l’homme. Comme elle aimerait le croire. Yvonne pourrait-elle lui accorder son pardon si elle venait à découvrir ses sentiments pour l’ennemi ? Impossible. Elle était bien trop têtue et fière pour ça.

Lucien lui caressa les cheveux et, comme s’il avait deviné ses pensées, ajouta :

  • Ne vis pas pour ta mère. C’est une femme forte, elle peut tout encaisser.

Les joues de la jeune femme s’empourprèrent. Lucien saisissait bien trop la situation. Bien qu’il ne la voie pas, elle passa les mains sur son visage pour cacher son trouble, espérant que, malgré sa sensibilité, il ne comprenne pas qui était l’objet de ses tourments. Elle n’était pas prête à s’ouvrir complètement à lui, pas prête à le décevoir.

  • Merci tonton Lu. Plus tu vieillis, plus tu ressembles à papa.
  • Ah ! Ton père doit se retourner dans sa tombe en t’entendant, plaisanta-t-il.

Ils rirent ensemble. Madeleine se sentit légère, libérée d’un poids. Ils continuèrent à parler de Marie, Benoît et Yvonne. Ils abordèrent les difficultés de la guerre et le quotidien de plus en plus complexe. Lucien rassurait la jeune femme chaque fois qu’il la sentait fébrile, se montrant fort et paternel. Il jouait le rôle qu’elle attendait de lui en cet instant, mais jamais il n’évoqua l’angoisse qui le rongeait depuis le jour de l’exécution : ne pas revoir son fils. Avait-elle des nouvelles de Rossignol ?

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