Chapitre 11

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  • Je te l’ai toujours dit Lydia ! Si tu dois venir à la maison, préviens-moi d’abord ! Je n’ai pas envie d’avoir ta mère sur le dos !
  • Ne t’inquiète pas, Ma, elle sait où je suis…

Ma ?

  • … Et puis, si tu dois engueuler quelqu’un, ce serait plutôt Rey !
  • Et pourquoi ça, jeune fille ? lui répond Stéphanie, en posant ses deux poings sur les hanches, un air agacé se peignant sur son visage.
  • Il a disparu mardi soir après un mystérieux coup de téléphone et depuis je n’ai plus eu de nouvelles de cet imbécile !

Il était donc avec elle.

  • Il n’était pas si mystérieux, vu que c’est moi qui l’ai appelé pour des raisons familiales !
  • Mmmh… Ouai… Pour le fameux Trist…

Elle s’est assise sur Rey tout en me regardant. Lui ne fait rien pour la repousser. Il ne tique pas, se laisse faire. Entre elle et moi, le choix est vite fait.

Lydia est petite, toute en rondeur. Son visage joufflu est parsemé de petites tâches de rousseur sur une peau blanche comme du lait qui contraste avec le magnifique roux de ses cheveux bouclés, lui arrivant au milieu du dos. Comme un rappel à ceux de Rey, des mèches noires parsèment sa crinière de feu. Ses grands yeux verts à peine maquillés sont très expressifs.

Elle est là, belle, joyeuse, avec un sourire à faire fondre les calottes glacières. Y a pas à dire, cette fille est magnifique.

Je sens mes jambes se dérober sous le poids de ses yeux émeraudes : c’est comme s’ils cherchaient à percer mon moi intérieur mais je réussis au prix d’un grand effort à rester droit. Quelque chose s’est brisé au fond de mon âme : je sens comme des morceaux de verres acérés la lacérer jusqu’à la mettre en lambeaux. Putain. Je me prends une douleur fulgurante, directement dans la poitrine.

Qu’est-ce qui se passe ?

Soudain, je me sens… vide. Désespérément. Mais ce n’est pas mon vide habituel. Celui-là, je le reconnaîtrais. Non… Là c’est comme si l’apparition de Lydia venait de pomper toute mon énergie, toute ma substance, tout ce qui me définit.

Stéphanie agite une tasse fumante devant moi : je la saisis sans même m’en rendre compte. J’ai mal, tellement mal que la douleur m’abrutit complètement. Ce n’est rien en comparaison de la douleur physique de ces derniers jours. Celle-ci est mille fois plus puissante. Comme si on me déchirait de l’intérieur.

Mon cœur, qui venait à peine de renaître, est broyé, déchiqueté comme si un chien l’avait dans sa gueule et s’amusait avec. Mon cerveau s’est mis en mode off, certainement pour me protéger du bug qui ne va pas tarder à arriver. Je n’arrive plus à aligner trois pensées cohérentes.

Enfin si.

Rey + Lydia = couple.

Qui plus est Stéphanie est au courant de leur relation donc elle ne date pas d’hier. Lydia l’appelle même Ma. Comme lui.

Alors pourquoi ?

Pourquoi ces câlins ? Ces baisers ? Ces nuits passées près de moi ? Ces questions que l’on se posait ? Je me sens tellement stupide que j’en rirai presque. Je me suis encore fait avoir. Et en beauté qui plus est. Par ses mots. Par ses regards. Par ses gestes. Par sa tendresse. Par lui.

  • Trist ? Trist, t’es là ?

Je lève la tête vers sa voix, son œil doré se fronce devant mon expression et se teinte d’un sentiment bizarre. Est-ce que je souris ? Peut-être. Est-ce que la douleur transperce sur mon visage ? Sûrement. J’ai comme l’impression que mes yeux se remplissent de larmes mais je n’en suis pas certain. Je ne veux pas pleurer ici. Pas devant eux. Une seule chose est sûre, je ne veux pas être là. Je ne veux pas être témoin de… de quoi ? Leur affection ? Leur couple ? Son sourire ?

  • Rey ! Je te parle enfin ! susurre Lydia, réclamant son attention.

Je dépose ma tasse sur le comptoir et sort de la pièce. Tous les regards sont tournés vers la tornade rousse, personne ne semble remarquer mon départ. Je m’assois sur la première marche des escaliers. Ça y est… Mon cœur s’emballe : il bat fort et vite. Une douleur sourde s’empare de ma poitrine. J’inspire à grand coup pour tenter de la calmer, de la diminuer ne serait-ce qu'un peu mais rien n’y fait.

Je ne sais pas ce qu’il m’arrive… Le souvenir de ma nuit avec lui me revient en mémoire… Ses caresses. Mon ressenti. Ses paroles. La certitude que je veux qu’il soit près de moi. Ses gestes… Mes… sentiments.

C’est de… c’est ça… L'amour ?

Des éclats de voix me parviennent de la cuisine : j’entends cinéma, film d’horreur, promesse oubliée de la bouche de Lydia, puis c’est la voix de Rey qui s’élève, un peu froide, “vas-y avec Christine !”. Enfin, Arnold conclut en disant qu’une promesse est une promesse, et qu’un homme se doit de les tenir.

Je manque de m’étouffer avec le rire hystérique qui monte dans ma gorge. Je serais… amoureux ? De Rey ?

Comme en écho à mes pensées, il apparaît dans l’embrasure de la porte, Lydia sur ces talons. Le simple fait de le voir me fait souffrir comme jamais. Je me lève et cours dans ma chambre.

  • Trist ! Attends !

Sa voix résonne dans ma tête. Ou alors est-ce dans le couloir ? Je ne l’écoute pas. Je ne veux pas l’entendre. Après tout, pourquoi ? Les restes de mon cœur saignent. Je ferme ma porte. A clé. Rey tambourine dessus.

  • Laisse-moi entrer Trist.
  • Non.
  • Sérieusement ?

Sa voix est plaintive. Un instant, j’ai presque envie de lui ouvrir la porte.

  • Namour ! La séance est dans une demi-heure ! crie Lydia.

Namour ?

La jalousie me brise les côtes. Je ris. Un rire rauque. Assez fort pour qu’il m’entende à travers la cloison. Un rire pour cacher les larmes qui menacent de plus en plus. La porte de sa chambre claque. Il est furieux. Tant mieux. J’en profite pour sortir avant qu’il ne passe par la fenêtre.

  • Attends, m’interpelle Lydia.

Je me retourne à demi vers elle : ses yeux brillent d’un éclat assez bizarre. Cette fille est vraiment belle.

  • Je ne sais pas qui t’es ou ce que tu attends mais Rey est à moi. À. Moi.
  • Très bien, je lui réponds d’une voix caverneuse. Je ne te le prendrai pas si c’est ce que tu insinues.
  • Je croyais que tu ne parlais pas ? fait-elle, étonnée.

Je la regarde, cette fois-ci fixement. Elle a un mouvement de recul, la peur s’inscrit dans ses yeux, pourtant je lui souris… Enfin, je crois… Finalement, je me détourne d’elle et descends les escaliers.

Stéphanie m’attrape au pas de la porte.

  • Tu comptes aller où comme ça ?

Je hausse les épaules pour lui signifier que je n’en sais rien. Mais je dois partir. J’esquisse un geste, que j’espère pas trop violent, pour me libérer de sa douce emprise.

  • Pas au Akuma ! Avec tes côtes blessées, ce n’est pas une bonne idée. J’ai déjà appelé Érika. Et j’imagine que tu ne veux pas tenir la chandelle… Il y a une rivière pas loin, en une vingtaine de minutes de marche tu peux y être. Sinon, il y a le centre commercial… Tiens, voilà un peu d’argent. Fais-toi plaisir. Arnold et moi ne serons pas là de la journée. Des papiers à faire pour toi… Tristan… Tu es sûr que ça…

J’entends le “couple” derrière moi. Je ne laisse pas Stéphanie finir sa phrase ni même l’occasion à Rey de tenter de me parler et m’enfuis. Je cours à perdre haleine. Ce qui arrive très vite étant donné mes côtes fêlées.

Autour de moi, tout n’est que brouillard. Les gens. La rue. Le bruit des voitures. Je ne vois ni n’entends rien. Ce serait presque agréable si ce bourdonnement ne résonnait pas dans ma tête. Comme si un essaim d’abeilles avait élu domicile dans mon crâne. Ce vrombissement incessant me donne la migraine.

Avoir une douleur ailleurs pour oublier celle qui est là.

Je ne peux même plus me faire du mal. Mes mains sont dans un sale état. J’ai des côtes fêlées et un bel hématome à la tête.

Merci Richie.

Dommage que je ne sais pas où le trouver celui-là… J'aimerai tellement oublier. Ne plus rien ressentir. Je ne suis que douleur. Cette douleur se transforme doucement mais sûrement vers un sentiment que je ne connais que trop bien. La colère. J’ai envie de frapper quelqu’un. Moi, en particulier. Je me sens tellement con !

Biiiip !

Un coup de klaxon. Fort. Je suis au milieu de la rue et j’ai failli me faire écraser. Je fais un bras d’honneur au chauffeur qui sort de la voiture et m’insulte copieusement. Vu que je ne réponds pas et que je suis totalement amorphe, il finit par me mettre une droite en plein visage et m'envoie valser dans la vitrine d’une boutique-souvenir banale. Une douleur me vrille le dos mais la vitre ne se brise pas. Le chauffeur remonte dans sa voiture et la vie reprend son cours.

C’est tout ? Dommage.

Un filet de sang descend de mes lèvres et je l’essuie d’un revers de main. Je lève paresseusement la tête pour lire l’enseigne : Le Bazar des Rêves, agrémenté d’un chat noir aux yeux jaunes. Quelque chose attire mon attention dans la vitrine. J’entre dans la boutique. Il fait sombre et la poussière règne de partout. C’est un véritable capharnaüm de choses les plus inutiles les unes que les autres. Je récupère ce que j’ai vu dans la vitrine.

  • Hey mon coco ! Tu es un peu jeune pour ce genre de jouet…

Il aperçoit le billet de cinquante euros dans ma main et me sourit.

  • Oh… Et puis pourquoi pas hein ? Mais fait gaffe quand…

Déjà, je ne l’entends plus. Je cours. Vite. Le sang tambourine à mes oreilles. Je suis essoufflé mais tant pis. J’ai de plus en plus mal mais tant pis. Au contraire. Je sais qu’il n’y a personne à la maison. Mais je n’ai pas envie d’y retourner. Tout va me rappeler lui. La douleur physique oui mais plus de douleur morale. Ce serait trop pour moi. Je n’y retournerai pas.

Je me dirige vers mon arbre et y grimpe. Je suis dans un état second. Je crois que je perds les pédales. Complètement. Mais c’est le cadet de mes soucis. La douleur dans ma poitrine ne cesse de grandir : elle m’engloutit, peu à peu. Ce n’est pas un sentiment que je connais : la colère, oui, la peur, ok, le dégoût aussi. Mais la douleur. Cette douleur particulièrement, c’est nouveau pour moi.

Je voudrais pleurer, crier, l'extérioriser mais je n’y arrive pas.

Avoir une douleur ailleurs pour oublier celle qui est là.

Sa voix retentit à nouveau dans ma tête. Je la frappe avec mon poing pour la faire sortir, la faire taire. Ce faisant, mon trésor tombe. Je le regarde : je sens, je sais que je deviens fou. Il est beau : son manche jaune est ouvragé d’arabesque de cuivre. On y voit des petites fleurs dont le centre sont des petites pierres bleues ou rouges. C’est assez criard. D’habitude, je n’aime pas ce genre de chose.

Je ramasse mon cran d’arrêt et appuie sur le bouton pour libérer la lame. Elle est rouillée. Je la regarde, fasciné par son éclat terne. Mes yeux sont attirés malgré moi. Mon cœur se serre dans ma poitrine jusqu’à m’étouffer. J’enlève mon T-shirt. Je sais que personne ne viendra ici. Je pointe la lame vers mon bas ventre et l’enfonce un petit peu. Un filet de sang s’échappe mais je ne ressens rien. Je la glisse vers mon nombril. Ça picote.

Je m’arrête et regarde mon couteau souillé par mon sang. J’ai envie de recommencer. Je relève le bas de mon short et pars cette fois-ci du haut de mon genou pour remonter vers ma cuisse. L’entaille est plus profonde et je saigne beaucoup plus.

C’est exquis.

Les larmes roulent enfin le long de mes joues. C’est… libérateur. Je recommence. Encore. Encore. Et encore, jusqu’à ce que mes cuisses et mon ventre soient rouge sang. La douleur se propage dans mes jambes, mon torse, mes bras et je me sens enfin apaisé. Je m’allonge sur mon arbre brisé et savoure ma plénitude.

Un vide abyssal engloutit le peu de raison qu’il me reste. Ce vide a remplacé mon tourbillon. Il me fait peur… Au moins le tourbillon, je le connaissais, je savais comment le combattre. Un peu comme un meilleur ennemi.

Mais ce vide… ce vide… Il annihile tout : mes peurs, mes espoirs, mes couleurs… Elle va finir par tout engloutir sans que je ne puisse rien y faire.

VROUM ! VROUM !

Merde, Rey !

Je sursaute et sort de ma transe. Je me relève un peu brusquement et ma tête se met à tourner. Non… Ce n’est pas lui. Une empreinte sanglante est restée sur le tronc de mon arbre. On devine aisément le contour de mes cuisses et de mes fesses. C’est assez drôle. Je parviens même à en sourire.

Je ne dois pas rester ici. C’est le premier endroit où Rey me cherchera, si jamais il me cherche un jour. Je descends assez difficilement. Je suis complètement groggy et finis par tomber lourdement au sol. Je m’assois et regarde mes jambes : je ne saigne plus. Ne reste de mon délire que quelques lignes rouges. Il en est de même sur mon ventre.

Je n’ai pas envie de retourner en ville, du coup je m’enfonce un peu plus dans les bois. Mon monde est redevenu gris et blanc. Je n’entends rien sinon le bruit des battements de mon cœur.

Que faire ? Où aller ? Je n’en sais rien. Je ne sais même pas depuis combien de temps je suis dehors. J’ai perdu toute notion… sauf celle de l’abysse qui m’engloutit un peu plus à chaque seconde. Je ne ressens plus rien d’autre. La colère ? Non. La déception ? Non plus.

A peine ai-je pu connaître un semblant de bonheur à nouveau que le destin me rit au nez. Je ne suis pas fait pour être heureux. Ma place est au fond d’un trou. Seul. Personne ne me regrettera de toute façon. Stéphanie a Arnold. Et Rey. Rey a Lydia. Il n’y a pas de place pour moi ici. Ma propre mère m’a laissé tomber… Que voulez-vous ? Plus rien ne me retient ici-bas.

Sauf que je suis un lâche. J’ai un superbe cran d’arrêt mais je sais que je ne serais pas capable de l’utiliser. Je n’aurais pas la force nécessaire.

Soudain, l’illumination. Mais oui !

Je sais. Je sais quoi faire. Je souris. Mes pilules. La dernière fois, cinq ont réussi à me mettre KO. Si j'augmente la dose… Peut-être que… Que je serais enfin libre… Définitivement. Mû par une froide résolution, mes pas me dirigent vers la maison. Je regarde le garage d’un œil morne et suspicieux. Pas de moto. Ni de 4x4.

Parfait.

J’entre dans la maison et des images me reviennent. Rey et moi sur ce canapé où il est tombé à genoux devant moi. Des larmes roulent à nouveau sur mon visage. Je monte les escaliers. Entre dans ma chambre. Son odeur me prend aux tripes. Mon cœur tambourine, ma poitrine me fait un mal de chien.

Je veux que ça s’arrête, bon sang.

Je m’affale sur mon lit : ici son odeur est omniprésente. Je serre son oreiller contre moi, hoquetant misérablement. Et là… Ça y est, je le sens. Cette énergie familière. Ce tourbillon noir qui adore m’entraîner là ou je ne veux pas aller. J’en serais presque ravi cette fois… J’entends à nouveau la voix de ma mère et la visualise dans son canapé crade à en vomir…

Pourquoi c’est ton père qui est mort et pas toi ? Hein, Tristan ? Pourquoi ? Pourquoi lui et pas toi ?

Tu es si inutile…

Tu n’es qu’un poids…

Inutile…

Ses éternels reproches. Son sempiternel laïus. En presque trois ans, elle n’avait pas changé un seul mot…

Puis c’est la voix et l’image de la jolie Lydia qui s’impose dans mon esprit torturé.

Rey est à moi. A. Moi.

Namour…

Enfin, c’est comme si mon subconscient s’adressait directement à moi.

Rey a seulement eu pitié de toi.

Pourquoi s’enticherait-il d’un inutile comme toi ? Un bon à rien?

Franchement… Tu t’es vu ?

Ah mais c’est vrai ! Tu ne veux plus te regarder… A cause de… cette… fameuse marque d’amour…

J’entends un rire hystérique. Est-ce que c’est moi ? Aucune idée. Ce n’est que la vérité. Je suis inutile. Un être tout bonnement pathétique qui vit au crochet des autres. Même pas capable d’être normal. L’odeur entêtante de Rey embue mes sens, mon esprit, ma rationalité. Je veux oublier. Juste oublier. Et que par la même occasion l’on m’oublie.

Je m’enfonce petit à petit dans le noir abyssal de douleur. M’y noierai-je ? Je le souhaite.

Sur la table de chevet, un éclat orange attire mon attention. Mes pilules. Je n’aspire plus qu’à être en paix. Je réussis à en prendre deux. Je tremble tellement. J’en prends un troisième. D'autres voix se sont allumées dans ma tête. Des voix que je ne connaissais pas… Je les entends rire et se foutre de ma gueule. Je ne peux même pas les en vouloir. Je suis tellement pathétique.

Ça suffit ! Arrêtez…arrêtez… Pitié…

BOUM !

J’ouvre les yeux mais ne voit rien. Juste du noir. Je suis enfin déterminé à en finir. Je ne veux plus les entendre. Ni la voix de ma mère. Ni celle de Rey. Encore moins celles qui prennent un malin plaisir à rire de mes déboires.

Allongé dans mon lit sur le dos, je saisis ma boîte de médicament. En verse le contenu dans ma main. La porte à ma bouche et…

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