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La lueur du soleil glissait de la pièce voisine, jetant des ombres sur le sol jonché de vêtements jetés ici et là. Dans l’air, l’odeur singulière de transpiration et d’étreinte intime flottait avec une promesse de chaleur silencieusement gardée par les draps. Sémir se leva en premier. En silence, il tira la couverture, traversa la pièce sur la pointe de pied. Tout juste vêtu d’un short, il déposa le plateau sur la commode avec précaution. Son poids déforma le matelas lorsqu’il se plaça auprès de Nuno. Il dormait encore profondément. Sa respiration régulière et calme, les lèvres légèrement entrouvertes laissant échapper un filet de bave sur l’oreiller. L’odeur du café fraichement moulu que Sémir avait préparé eut raison des premiers gestes de Nuno.

Du bout des doigts, Sémir effleura sa joue, admirant ses longs cils. Nuno remua, son corps couvert de chaire de poule.

— Je crois que je pourrais passer ma toute ma vie à regarder ta tête sur l’oreiller, ainsi, souffla Sémir.

Les mots flottèrent dans l’air comme une promesse qui ne voulait pas s’envoler. Nuno frissonna soudain sans raison apparente. Depuis quelques nuits, il avait l’impression qu’une présence l’observait dans ses rêves. Quelque chose de froid, d’affamé qui rôdait aux limites de sa conscience. Une créature semblable aux croyances fantasmagorique de Sémir. Malgré les cauchemars, Nuno chassait tout cela dans la lumière du matin. Sémir à ses côtés. Il papillonna des yeux, clignant contre la luminosité. Un sourire paresseux s’étirant sur ses lèvres.

— Tu sais, même si tu le penses sincèrement, tu ne devrais pas dire ce genre de chose. C’est terrifiant.

La bouche pâteuse, les cernes marqués, Nuno prit une profonde inspiration. Il voulait graver chaque instant dans sa mémoire, avec la peur que quelqu’un ou quelque chose leur arrache ce bonheur. Sémir pouffa de rire avant de se pencher pour lui donner un baiser.

— Effrayant ou pas, c’est la vérité mon amour. Tu es le genre de personne que l’ont souhait regardé toute sa vie. Comme une œuvre de musée.

Nuno se redressa, posant une main tendre contre le jour de Sémir. Ça aussi, il voulait le graver dans ses souvenirs. La chaleur de sa peau, la forme de sa mâchoire, l’éclat de ses yeux.

— Et toi, tu es celui que je veux garder près de moi. Aujourd’hui, demain, peu importe ce qui arrive.

— Tu deviens niais mon ange.

— Je l’ai toujours été, admit-il simplement en haussant les épaules.

Sémir acquiesça silencieusement, apportant le plateau sur la couverture repliée sur les jambes de Nuno. Une tasse de café à la main, Sémir posa sa tête contre l’épaule de Nuno, son regard perdu dans les ténèbres de ses pensées.

— Dans ma famille, on croit que l’éternité existe seulement dans la mort. Mais, avec toi… tu me fais envisager qu’il y a bien quelque chose au-delà de ce monde, et j’ai envie de croire que je pourrais être avec toi pour toujours.

— Tu as envie de croire que l’amour est plus fort que la mort ? souffla Nuno, amusé.

— Non. Seulement que notre amour est plus fort que tout le reste.

Nuno tourna la tête vers lui, les yeux brillants de cette tendresse qu’il réservait à ces moments sombre ou le doute est trop présent dans la tête de Sémir. Il embrassa son front, comme une nouvelle promesse prête à être scellée, il murmura :

— Tu as peut-être raison. La mort me semble bien moins pénible que l’idée de te laisser partir.

Sémir attrapa aussitôt sa main, la serrant avec force bien que son pouce effleurait sa peau en arc de cercle.

— Ne dit pas cela comme si c’était une possibilité. Pas maintenant. Quand on sera vieux et malade, peut-être, mais aujourd’hui, nous avons la vie devant nous.

Nuno ferma les yeux dans un soupir conquis. Les cauchemars ne pouvaient rien faire contre leur amour. La vie ne pouvait rien faire contre leur amour. Et le temps ne pourrait rien contre la force de leur amour. C’était une certitude.

— Tout ce dont j’ai besoin, murmura Nuno, c’est toi.

Sémir resserra sa prise, ses phalanges blanchissantes sous l’effort. Le silence qui suivit était lourd, mais sans inquiétude ni peur. Seulement leurs paroles sincères, leurs promesses, leur amour sous toutes ses formes.

Sémir et Nuno étaient ensemble depuis des années et rien n’avait changé. Ni leur fièvre intime, ni leur complicité. L’un comme l’autre, ils avaient renoncé à tout pour être ensemble. Leurs familles, leurs amis, leur pays. Tant qu’on est ensemble. C’était devenu une devise. Une prière. Et ils ne le regrettaient nullement.

Aujourd’hui, cela faisait dix ans.

Dans la clarté naissante du jour, ils venaient de renouveler leurs promesses pour une nouvelle décennie. C’était leur monde à eux. Celui qu’ils s’étaient construits dans cette ville de béton et de verre, loin des échos de la souffrance et de la violence. Ils avaient fabriqué un cocon pour échapper au chaos et repousser le fardeau du temps, des attentes et des illusions.

— Je t’aime.

Sémir lui répondit par un baiser. La journée touchait à sa fin et personne ne pouvait les voir, alors, librement, ils se tenaient la main en marchant le long d’une avenue faiblement éclairée. Tout était figé sous la lueur des lampadaires, presque irréelles et hors du temps. Le monde évoluait si vite que leur espoir d’un jour être libre de s’aimer aux yeux du monde luisait comme les milliers d’étoiles dans le ciel. Ils parlaient de tout et de rien. Leurs rêves, leurs projets, ce qu’ils feraient l’année suivante. La nuit était douce. Leur âme dansait comme leur ombre projetée sur le sol, entremêlaient en une forme abstraite.

— Que ferais-tu si tu ne vieillissais pas ? demanda Nuno sur le ton de la conversation.

— Je me réveillerai chaque matin au côté de l’amour de ma vie, en le regardant dormir, exactement comme ce matin.

Sémir sourit en retour, sans qu’il ne voie l’étrange angoisse qui passa brièvement dans les yeux de Nuno.

— Mais moi, je continuerai à vieillir ! Cela veut dire que tu me regarderais mourir ? continua Nuno, le ton plus grave.

La réflexion de Sémir fut avalée par un bruit sourd. Un son qu’ils n’auraient jamais voulu entendre. L’air autour d’eux se mua en un frisson glacé. Sémir s’arrêta soudain, se tournant vers Nuno. Au même moment, une ombre immergea d’un bâtiment, prenant forme progressivement jusqu’à que l’on puisse discerner une silhouette floue.

Il y eut un mouvement rapide. La silhouette étrange se déplaça à une vitesse surnaturelle. La forme floue était plus ombre que substance. Puis, avant que Sémir ne puisse réagir, Nuno le poussa le plus fort possible. Il chuta au sol, dans un halo lumineux d’un réverbère. Le cœur battant, la peur au ventre, Sémir vit la chose bondi sur Nuno, avec une force dévastatrice.

Il hurla.

Un lampadaire vacilla.

Sémir se jeta sur le lampadaire, plusieurs fois, jusqu’à le faire céder. Déjà abîmé par le vent de l’apparition et l’air acide, le métal se brisa, emportant dans sa chute la lueur encore brillante.

L’ombre s’évapora comme elle était apparue. Même si Sémir aurait pu jurer l’avoir entendu hurler en disparaissant. Le lampadaire trônait au sol, à côté du corps inerte de Nuno.

Lorsque les médecins avaient annoncé que Nuno serait sauvé, personne ne croyait à la possibilité d’une guérison complète. Son corps était anormalement indemne.  Il n’y avait pas de mot pour décrire ce qu’il avait subi. Pourtant, Nuno était allongé là, dans ce lit médical. Les yeux fermés, la peau pâle, la respiration faible. Mais il était vivant. Sémir resta à ses côtés, des jours et des nuits entières, suppliant à qui voulait l’entendre qu’il donnerait n’importe quoi pour revoir les yeux de Nuno encore une fois.

Assoupi contre la main de Nuno, Sémir senti un mouvement. Léger, timide, fébrile. Au quatrième jours, la victime de l’ombre surnaturelle était sortie de son sommeil. Le soulagement de Sémir fut immédiat. Jetant la bien pensante et la peur, ils échangèrent une étreinte salvatrice.

Tout redevint normal.

Il avait survécu, et chaque matin, il se réveillait au côté de Sémir. Le voilà devenu le miraculé de l’ombre. Les médecins n’avaient aucune explication. Les croyances populaires faisaient circuler la rumeur de l’apparition de la faucheuse et de celui qui lui avait échappé.

— Mes parents diraient que tu es un djinn, se moquait Sémir en lisant le journal.

Tout était redevenu normal.

Après quelques semaines, les médecins cessèrent les examens de contrôle. Après quelques mois, les rumeurs se turent. Finalement, les premiers changements commencèrent à paraître. Insidieux, subtils. Des douleurs étranges dans les membres. Un engourdissement qui venait et repartait. Des frissons sans source. Des nuits sans rêve.

Au fond de lui, Nuno savait qu’il y avait quelque chose de fondamentalement brisé. Son corps était guéri, oui, mais lui, n’était pas certains de pouvoir un jour s’en remettre. Il sentait le manteau froid de la mort pesé sur ses épaules, le vide creusé ses entrailles et le silence. Il n’était plus le même. Il avait refusé de le voir. Peut-être parce que ce qu’il voyait dans les yeux de Sémir lui suffisait. Ainsi, ils étaient simplement deux amants, unis par un amour qui avait traversé les épreuves du temps et même la mort.

Pourtant, les prunelles de Nuno ne reflétaient plus ce brasier ardent. Ses cernes ne disparaissaient plus, et sa peau luisait d’un blanc cadavérique malgré les longues promenades sous le soleil.

Tout était normal – sauf lui.

— Tout va bien mon amour ? questionna Sémir, son ton inondé de préoccupation.

— Je continuerai à me réveiller chaque matin au côté de la personne que j’aime, susurra-t-il tout bas.

— Tu as l’air fatigué…

Nuno se força à sourire. L’effort lui coûtait plus qu’il ne voulait l’admettre. Le vide au fond de lui résonnait. Rien, ni parole ni acte, ne pourrait combler ce trou béant.

— Je vais bien mon ange. J’irai bien tant que tu es là.

— Alors, je resterai là.

— Toujours ? supplia-t-il.

— Éternellement, confirma Sémir.

Rien ne semblait le perturber. Il le regardait avec l’assurance d’un amour inébranlable. Il était prêt à traverser n’importe quelle tempête avec lui. Pour lui.

— Tu n’as pas à jouer un rôle avec moi, Nuno. Je serais toujours là.

Il posa sa main sur la sienne, réchauffant cette partie de lui qui avait déjà commencé à se refroidir.

— Nous nous en sortirons ensemble. Peu importe le combat. Si tu as froid, je te réchaufferais, si tu as peur, je te tiendrais la main. Tout ce que tu veux.

— Et si j’ai faim, souffla Nuno, chafouin.

— Tout dépend de quelle faim tu exprimes, ça peut s’arranger maintenant, confia-t-il d’une voix suave.

Les semaines suivantes passèrent lentement. Chaque jour qui passait obligeait Nuno à constater les changements de plus en plus intenses. Le matin, il était plus fatigué que la veille. Progressivement, il se mura dans un mutisme sélectif. Il passait des heures à observer son reflet en cherchant quelque chose, sans discerner quoi que ce soit. Il était toujours le même, tout en étant complètement différent. Il ne s’expliquait pas. Ses cheveux ne poussaient plus. Son ongle non plus.

Il luttait contre une chose qu’il ne pouvait nommer. Son corps se rebellait contre son esprit. Sa conscience lui criait sans cesse de fuir, sans qu’il sache ce qu’il devait fuir.

En fixant ses doigts, des spasmes involontaires lui rappela qu’il était encore vivant. Alors, comment expliquer cette impossibilité de ressentir la faim, la douleur, la chaleur ? Tout était flou, incomplet. Chaque lever de soleil agrandissait le gouffre. Il redoutait l’instant où il ne pourrait plus ressentir les baisers de Sémir sur sa peau.

Parfois, il s’éveillait en sursaut. Sans sueur froide malgré les battements de cœur résonnant dans sa tête alors qu’il savait d’une manière viscérale que le sien ne battait plus.

La vérité le frappait comme la lame d’une guillotine mal affûtée, s’y reprenant à deux fois pour lui trancher la nuque. Pourtant, chaque soir, Sémir était là, toujours à ses côtés. S’il avait remarqué que Nuno changeait, il n’en laissait rien paraitre.

Sémir chantonnait en remuant énergiquement un plat en sauce. Nuno fixait la fenêtre sans vraiment la voir, les bras serrés contre son torse. La réalité autour de lui était devenue un film flou. Perdu dans un labyrinthe inexplicable.

— C’est bientôt prêt ! informa-t-il de la cuisine.

— Sémir… trembla Nuno en pivotant vers lui. Mon cœur ne bat plus n’est-ce pas ?

Sémir blêmit à vue d’œil, posant la spatule en bois dans une lenteur maîtrisé. Il coupa le feu et s’avança prudemment vers Nuno.

— Tu es toujours en vie, tu es là, souligna-t-il comme pour mettre le doigt sur une évidence.

— Mon coeur ne bat plus ! cria-t-il. Comment peux-tu encore croire… en moi ? s’effondra Nuno.

Il tomba sur ses genoux, les yeux sombres et vides, comme le reste de son corps. Il chercha la peur ou le désespoir en dévisageant Sémir. Il chercha un sentiment qui ferait écho à la douleur de cette impossibilité qu’il ressentait au fond de lui. Mais, Sémir ne lui offrit que de la douceur. Il s’agenouilla devant lui, caressa sa joue. La tempête de la vie ne pouvait rien contre l’amour. Ses doigts sous son menton lui permirent de voir chaque mouvement de lèvre de Sémir. Simple, presque naïf, il cita sa profonde vérité :

— Parce que je t’aime.

Un bref baiser ponctua cette affirmation.

— Et je sais que tu m’aimes. Notre amour, c’est à la vie, à la mort. Avec ou sans cœur qui bat, notre histoire compte plus qu’un organe qui pompe du sang.

Nuno ferma les yeux, se laissant bercer par la douceur de cette réponse. C’était la seule chose qui le retenait. La dernière chose qui l’empêchait de sombrer dans un abîme profond. Sémir ne voyait pas la créature qu’il devenait. Il voyait seulement l’amour qu’ils partageaient, celui qui les définissait.

Nuno, lui, savait que tout était en train de s’effondrer. Il était mort. Il le sentait dans chaque fibre de son être, dans chaque pulsation de son corps qui ne répondait plus. Mais, il ne pouvait pas abandonner Sémir. Il ne voulait pas le laisser partir. Parce que, quelque part, au fond de lui, il se battait encore pour garder sa part d’humanité intacte. Pour garder son amour.

Il comprenait maintenant ce que voulait dire Sémir le soir de l’attaque. Même éternel, tout ce qu’il souhaitait s’était se réveiller au côté de l’amour de sa vie. Il savait que cela voulait dire qu’un jour, il le verrait mourir. Contrairement à lui, la mort sera une fin et non une éternité.

Au fil du temps, la transformation s’intensifia. Dans le miroir, le reflet d’un visage étranger se faisait de plus en plus terne. Ses yeux, jadis si vivants, avaient pris une teinte monochrome, vides de toute nuance de vie. Sa peau était si pâle que les sillons de ses veines vides se discernaient par transparence. Il ne dormait plus. Il n’en avait plus besoin. Malgré cela, il restait des heures allongés dans le noir à écouter la respiration de Sémir à défaut de pouvoir sentir la sienne. Nuno vivait hanté par un sentiment de perte qu’il ne pouvait ni expliquer, ni partager.

— Je n’ai plus de reflet, Sémir, murmura-t-il un soir, en se tenant devant le miroir de la salle de bain. Que suis-je devenu ?

Sémir se tenait à l’entrée de la pièce, sa silhouette se dessinant dans la lumière tamisée de la chambre, son ombre se projetant jusqu’au pied de Nuno.

— Tu es toi. Nuno. L’amour de ma vie, énuméra-t-il calmement.

L’amour de ta vie, répéta amèrement Nuno dans sa tête. Oui, Sémir avait une vie. Nuno avait perdu la sienne, en même temps que son ombre avait été avalé par cette étrange créature.

— Peu importe ce que tu vois dans le miroir, commença Sémir, comprenant qu’il voyait uniquement lui-même, pour de vrai. Ou ce que tu ne vois pas, je ne te laisserai pas te perdre.

Sans ombre, sans cœur, sans reflet, sans vie. Sémir restait à ses côtés, sans cesser de l’aimer. Rien ni personne ne pourrait jamais changer cela.

Les années passèrent. Comme les ombres qui glissent sur les murs dans une nuit éclairée par la lune.

Le monde continuait à tourner, sans eux. Ils étaient en dehors de tout, dans leur bulle. Sémir prenait un an de plus chaque année, lui laissant un goût de plus en plus amer sur la langue. Son corps n’était plus celui qu’il était. Ses muscles n’étaient plus aussi fermes qu’auparavant. Ses articulations devenaient capricieuses aux changements météo, chaque moment devenant plus lent, plus difficile. Ses cheveux aux reflets caramel commencer à se teinter d’un gris glacier. Le temps passait.

Nuno, lui, restait figé. Toujours aussi beau et froid. Ses traits n’avaient pas changé. Son corps immobile, son regard toujours aussi vide, aussi absurde. Le passé ne s’était jamais produit, car il n’était plus. Il n’avait plus de sommeil, plus d’appétit, et la plus grande partie du temps, il était plongé dans une réflexion mutique. Rien n’avait d’effet sur lui. Il errait simplement, avec Sémir, dans cet espace bruyant et vivant. Il n’était plus qu’un spectre, une ombre qui suivait son amant sans jamais faillir.

Chaque matin, Nuno se tenait à ses côtés, et chaque soir, il s’allongeait près de lui jusqu’à l’étreinte de Morphée.

Fréquemment, Sémir se perdait à sa contemplation. Il se questionnait : combien de temps pourrait-il encore soutenir cette vie ? Combien de temps son corps tiendrait avant de le trahir ? Combien de temps avant que la mort ne vienne le cueillir et lui ôter la chose la plus précieuse de sa vie ?

Il se sentait vieux au côté de Nuno. La peur s’insinuait dans chaque pore de sa peau. Un sentiment qu’il n’avait jamais connu avant.

Alors, ce soir-là, Sémir avait prétexté une sortie pour faire des courses. Il avait besoin de respirer. De s’éloigner de cette stagnation. Ces non-dits sordides qui pesaient sur leur couple.

L’air frais et acide de l’extérieur raviva une peur mécanique qu’il n’avait pas ressenti depuis tellement d’années. Sur ses gardes, il serra les poings et sans raison, il s’élança dans une course folle.

La fuite face à une chose invisible. Il n’avait aucune chance. Rien ne pouvait échapper à cette chose, il le savait. La peur de mourir était soudainement devenue une présence tangible. Une ombre qui le suivait depuis sa naissance. Une idée s’était glissée dans son esprit avec la lenteur d’un poison. Ses poumons se remplissaient d’air, et pourtant, il manquait de souffle. Il courait contre une montre qui n’attendrait pas son accord pour lui faucher la vie.

Il se laissa tomber sur un banc, haletant. Les yeux rouges de larmes qu’il retenait, il contempla ses mains, tremblantes. Il vieillissait.

— Je vais mourir, murmura-t-il, désespéré. Je vais mourir, et tu seras seul.

Les mots résonnèrent dans sa tête. Chaque syllabe devenait une cicatrice qui se creusait dans son cœur qui battait frénétiquement. Il vieillissait, et un jour, il ne serait plus là. Nuno resterait là, figé dans sa forme inhumaine et Sémir ne pourrait plus l’aimer.

L’acidité fut porté par le vent. Une ombre vive glissa devant ses pieds et disparu dans la rue adjacente. Sémir déglutit péniblement et tituba jusqu’au croisement des pavés.

Il hoqueta de surprise. La chose était là. La même chose que celle qui avait attrapé Nuno des années plus tôt. La faucheuse d’ombre. La responsable de toute cette histoire. Il la reconnut immédiatement alors qu’elle n’avait aucune forme. Une silhouette floue, irréelle. Elle avançait sans bruit, épousant les choses sans les percevoir. Tout en elle n’était que noirceur.

Je vais mourir, s’entendit-il penser, Et ça ne sera pas de vieillesse.

La faucheuse passa à travers lui. Il ressentit un frison glacial remonter le long de son dos. Bêtement, il se toucha les bras, puis les jambes, constatant qu’il était toujours en vie.

— Prenez moi ! hurla-t-il, sans parvenir à retenir la nausée qui remonta dans sa gorge.

La faucheuse s’arrêta. Si elle avait eu un visage, elle aurait pivoté vers lui. Au lieu de ça, Sémir avait capté son attention. Son esprit tourbillonna.

— Faite ce que vous voulez, mais laissez-moi être auprès de lui.

L’ombre se rapetissa jusqu'à devenir une silhouette identique à celle de Nuno. Sémir l’aurait reconnu, quelle que soit sa forme.

— Il n’est plus, confia une voix lointaine.

— Il est toujours là ! Le corps figé dans le temps, mais c’est lui, je le sais. J’offrirais n’importe quoi.

— Ton âme ? souffla la voix.

Sémir frémit. Il rassembla son courage. Quand il parla, sa voix était faible, tremblante et pourtant, déterminée.

— Tout. Je suis prêt à tout.

Sa voix trembla encore sans qu’il ne doute une seule seconde de son choix.

— Je veux rester avec lui. Prends mon âme s'il le faut. Je te le demande. Je te supplie.

L’ombre pencha sa tête sur le côté. Si elle avait eu une bouche, sans doute aurait-elle souri.

— Sans ton âme, tu ne seras plus rien. Juste une coquille vide. Un monstre empli d’une faim dévorante.

— Serais-je avec lui ? grogna-t-il.

— Éternellement, ronfla la voix.

Il n’en fallut pas plus. Sémir ouvrit les bras, jeta sa tête en arrière, et fixa la lune qui prenait place au milieu des étoiles.

Il n’y avait pas de contrat. Pas de récit ancien. Pas de grimoire magique. Pas de formule à réciter. Seulement la peur qui le dévorait. Et l’amour. Il ne pouvait pas se résoudre à laisser Nuno sombrer dans l’obscurité totale, sans lui.

La faucheuse n’attendit pas plus longtemps. Elle l’avait mis en garde et il avait accepté les conditions. Toutes les conditions. Il perdrait son âme. La faim sera remplacer par le vide. Le sommeil par l’éveil. La peur par l’abandon. La joie par le néant.

— Je l’aime, murmura Sémir.

Un souffle. Un changement. L’air se coupa autour d’eux. La Faucheuse l’enveloppa de toute sa noirceur. L’acidité picota la peau de Sémir sans qu’il ne puisse expliquer la sensation qui le traversait. Les douleurs de ses articulations disparurent, le poids sur ses épaules s’évapora et la chaleur s’éteignit.

Sa gorge se serra. Son cœur battait contre ses tempes avec ferveur et pourtant, lorsque la faucheuse disparut, il sut. Indéniablement : il n’avait plus son âme.

Un vertige.

La faim commença immédiatement à se frayer un chemin dans son esprit. La noirceur l’envahit. Dans le même instant, quelque part au fond de lui, il savait que l’offrande était sa mort.

— Ce n’est pas si terrible, commenta-t-il.

Il n’avait plus rien à craindre. La mort n’avait pas été la fin de tout, seulement la solution.

Sa respiration n'était plus la même. Il regagna leur havre de paix, ses pas automatiques malgré le goût métallique qui persistait dans sa bouche. Une saveur qu'il ne se souvenait pas avoir eue.

Ce sacrifice serait la dernière lueur de son humanité, mais il n’avait pas encore saisi toute la dimension de ce sacrifice. À chacun de ses pas, ses yeux se vidèrent de toute vie. Il n’avait plus d’âme. Il ne ressentait plus rien à l’exception de cette faim nouvelle.

Quand Sémir entra dans l’appartement, l’obscurité de la pièce l’épousa. L’air lui-même s’échappait de ses poumons inertes. Ses pas résonnèrent sur le sol. Lents. Angoissants.

Nuno était là, dans le coin de la pièce, presque invisible dans l’ombre. Son regard fixé sur un point imaginaire. Il n’avait pas bougé. Il attendait, exactement comme il avait attendu durant toutes ses années.

Une odeur étrange flottait autour de Sémir. Quelque chose de cuivré, de salé. Nuno fronça les sourcils – son odorat, aiguisé depuis sa transformation, captait des choses que Sémir lui-même ne semblait pas remarquer. Les iris de Nuno s'illuminèrent soudain. Ce n’était pas de la joie, ni de l’amour. Ses yeux brillaient d’une peur féroce. Une peur de l’inconnu. Et l’inconnu, c’était celui qui venait de pénétrer dans leur cocon.

— Sémir..? hésita Nuno.

— Oui, mon ange.

Les lèvres sèches de Nuno se pincèrent.

— Qu’est-ce que tu as fait ? accusa-t-il d’une voix trainante.

Sémir ne pouvait comprendre. Toutes ces années à s’effacer dans une confusion indiscernable. Ils ne se reconnaissaient plus. L’un et l’autre, faisant face à ce qu’ils avaient tant aimé. Ses mains tremblaient à peine, pourtant, elles portaient encore les traces de ce qu'il avait fait sans s'en rendre compte. Le rouge vermeil sous ses ongles, sur ses paumes.

Malgré la lourdeur de l’instant, Sémir esquissa un sourire désabusé. Sans émotion, tout ce qui avait fait de lui un homme avait disparu. Il se sentait léger et fatigué. La vie elle-même était une émotion lourde à porter lorsque l’âme n’est plus.

— Maintenant, notre amour ira au-delà de la mort, Nuno. Plus rien ne pourra nous séparer. C’est ce que nous avons toujours voulu, non ?

Sa voix calme, presque lasse, trahissait son manque d’humanité. Nuno frissonna. Les mots de Sémir, si plein de certitudes, le frappèrent de plein fouet. Les joues tremblantes, il ferma les paupières sous le poids de larmes qui n’avaient plus coulé depuis tant d’année. La douleur déferla en lui, plus grande que tout ce qu’il avait ressenti jusqu’à ce jour. Il pleurait. Il souffrait. Il ne craignait pas la mort, il la vivait chaque jour, pourtant, c’était ce jour-là qu’on lui arracha son cœur.

— Ô, Sémir… s’étrangla-t-il.

L’impression de perdre sa dernière frontière. Sa seule raison. Cette humanité qu’il retenait grâce à l’amour. C’était cela, la vérité. Sémir n’était plus. Il avait perdu l’amour de sa vie. Ce n’était plus lui.

Il s’effondra à genoux. Incapable de contenir ce qui le submergeait. La vide se creusait en lui. Encore, et encore.

Faites que ça s’arrête, pensa-t-il.

Sémir s’approcha sans un mot. Il l’enlaça. Ses bras étaient froids, son corps était vide, toutefois Nuno se laissa aller à cette étreinte si familière. Ils échangèrent un baiser. Une embrassade sans passion, sans désir… sans amour. C’était un baiser de fin. Un baiser d’adieu. Sémir pourtant, le serra plus fort.

Sémir avait tout perdu. Et il l’ignorait, laissant la noirceur l’engloutir tout entier.

La mâchoire serrée, Nuno le rejeta brutalement. Un éclat d’instinct l’avait réveillé. Juste une seconde. Son corps se retrouva projeté en arrière. Sa respiration artificielle devint saccadée. Il fixa Sémir avec détresse, plus que jamais certain de la disparition du dernier espoir qui l’avait maintenu en vie jusque-là.

— Non ! Non ! s’écria Nuno. Tu t’es suicidé, Sémir ! Tu n’es déjà plus toi ! Tu… tu es devenu ce que je combats depuis des années !

— J’ai offert mon âme pour être avec toi ! rétorqua Sémir avec fureur.

— Je ne veux pas d’un corps vide ! hurla Nuno. J’étais prêt à t’accompagner, jusqu’à la fin. Parce que c’est cela l’amour ! Se contenter de s’éveiller chaque jour au côté de la personne que l’on aime.

— Et on se réveillera éternellement ensemble, confirma calmement Sémir.

— Non, renifla Nuno, la gorge serrée.

Sémir recula d’un pas. Il avait encaissé les propos de Nuno sans vaciller, et désormais, il établissait une distance. Il ne le comprenait pas. Il avait donné son âme pour être à ses côtés, et il le rejetait.

— Quelle différence, Nuno ? Je lutterai pour toi. Tout ce que je désire, c'est être avec toi.

La voix de Sémir était ferme, presque désespérée, découvrant douloureusement la peur de se retrouver seul dans cette mort qu’il avait accepté, sans condition.

— C’est trop tard, Sémir. Tu es déjà devenu…

— Quoi ?

— Un monstre, conclut-il avec dégoût.

Les mots de Nuno résonnèrent en lui comme des cloches dans son esprit.

— C’est fini, soutenu Nuno. Tu n’es plus… nous ne serons plus jamais ce que nous étions.

Il leva les mains tremblantes les portant à ses cheveux. Comme un puzzle incomplet, Nuno saisissait. Soudainement que la chose n’avait pas pu lui voler son âme d’une seule traite, c’est pourquoi il avait fallu tellement d’années pour qu’il perde son reflet, et lentement, son humanité s'amenuise. En face de lui, Sémir n’avait déjà plus rien d’humain.

Une ombre fugace passa sur le visage de Sémir. Il laissa échapper un soupir, une souffrance qu’il venait de lui être enlevé. Dans ce silence lourd, une réalité s’imposa. Le mal était déjà fait.

— Mais je t’aime toujours, susurra Sémir.

Ses mains tremblaient à peine, pourtant, elles étaient couvertes d’un rouge vermeil. L’odeur du sang ne lui parvenait plus. C’était seulement une couleur fixe, comme une empreinte d’un présent qu’il ne pouvait pas fuir.

— J’aimerais toujours le Sémir auprès de qui je me suis éveillé chaque matin. Mais, tu n’es pas lui. Ton manque d’émotion, la froideur de ton corps, et ce sang sur tes mains… tu as volé la vie d’une personne. Tu es déjà cesser de lutter contre ta faim. Tu as offert ton âme.

— Je l’ai fait pour toi, cracha-t-il.

Nuno, dévasté, recula. Son dos heurta le mur, il tendit ses bras pour garder le monstre loin de lui.

— Je t’en supplie, haleta-t-il. Pars.

Sémir tendit la main vers lui, et c'est seulement à ce moment-là que Nuno vit les taches sombres sur ses doigts, la couleur rouille qui maculait ses paumes.

— Nuno…

— Pars ! 

Un ange passa.

L’instant était suspendu, quelque part entre le réel et le possible.

Sémir déglutit, comme pour avaler un dernier souvenir. Un dernier souffle de ce qu’il avait été. La dernière part d’âme qui lui restait s’envola. Une ombre de dérision, de vide absolu. Ce n’était même pas sa propre âme qui venait de s'évaporer, seulement celle qu’il avait volée sans même le savoir après avoir offert la sienne à la faucheuse.

Il n’était plus.

Alors, dans un dernier geste de défi, Sémir s’avança d’un pas. Un sourire cruel apparut sur ses lèvres.

— Rien ne nous séparera désormais, Nuno. Plus rien.

Il attrapa la poitrine de Nuno, une dernière tentative de l’emprisonner dans ce vide qu’il portait en lui, mais dans un élan de terreur pure, Nuno se libéra. Presque comme un réflexe, il s’élança, ses pieds crissants sur le sol accompagnant son cri désespéré. La porte claqua derrière lui, marquant leur fin.

Sémir se retrouva seul, dans l’obscurité totale. Entouré de… rien.

— Il ne reviendra plus, constata-t-il platement.

Il glissa contre le mur, plaquant ses mains sanglantes sur son visage.

— J’ai tout donné pour lui. Et je l’ai perdu… Pourquoi ?

Aucune réponse ne raisonna évidemment.

Les murs de la chambre capitonnée n’étaient pas plus accueillants que les barreaux d’une prison. Étouffé, chaque dernier vestige de ce qu’il avait été, c’était le choix qu’il avait fait en venant ici. L’hôpital psychiatrique était sa demeure. Son corps demeurait sa prison. Il n’avait nulle part où aller et plus aucune force pour lutter.

Cent ans, peut-être plus, s’étaient écoulés depuis la dernière fois. La fois où on lui avait arraché sa dernière parcelle d’humanité. Où il avait perdu l’amour de sa vie.

Le monde, au-dehors de cette chambre, avait continué de tourner. Nuno, lui, était figé. Une créature immortelle, à la fois creuse et pleine de souffrance, d’écho, de souvenir. Il était son propre bourreau.

Chaque matin, la lumière crue s’allume. La même douleur constante habitait son corps. Il n’était pas un homme. Il n’était plus rien. Sauf… un souvenir d’amour. Un amour perdu, un amour échangé contre la monstruosité de l’immortalité froide et sans vie. C’était ce sacrifice, celui de Sémir, qui le détruisait à petit feu. La culpabilité. Sa peur.

Il avait tout perdu, et il se le rappelait, chaque jour, comme une sentence méritée.

Puis, une jeune psychiatre entra dans sa chambre. Comme ça, sans crier gare.

Elle était tout ce qu’il n’était plus : vivante, pleine d’espoir et d’énergie.

Ses cheveux blonds étaient retenus en un chignon et une paire de lunettes reposait sur son nez. Sa blouse blanche flottait autour d’elle comme un drap de pureté. Elle portait un mélange d’eau florale.

Nuno l’observa sans un mot. Ses pupilles sans lueur reflétaient l’abîme de son corps.

Elle s’installa contre le mur en face de lui. Elle ne transpirait pas la peur en sa présence. Naturellement, elle parla. Durant des heures, sans jamais attendre de réponse. Elle lui fit part de la politique, de la météo, des choses futiles qui vont tourner le monde. Tout ce qu’elle pouvait faire pour combler le silence qui pesait dans l’air de la pièce.

Dr S.Freeman, lut-il sur sa blouse.

Sarah Freeman était âgée de vingt-huit ans et travaillait dans cet hôpital depuis trois ans. Elle avait choisi la psychiatrie parce qu’elle croyait encore que les âmes tourmentées pouvaient être sauvées. Elle ignorait sans doute que Nuno n’en n’avait plus. Il était son patient le plus curieux. Un patient qui ne vieillissait pas, ne mangeait pas, ne dormait jamais, et s’était lui-même admit. Les dossiers mentionnaient son arrivée le siècle dernier. C’était impossible, pour un humain sans conteste, mais le monde avait fini par accepter que ce monde était fait de choses que l’on ne peut pas comprendre. Alors, depuis le siècle dernier, ce patient était le même. Son visage figé dans une époque révolue, enfermé dans une salle sans fenêtres.

Freeman. C’était un nom comique face à un être prisonnier de lui-même. Prisonnier de l’homme qu’il avait été.

Elle avait l’air de penser qu’elle parlait à un mur. À bien des égards, elle n’avait pas tort. Il l’écoutait sans l’entendre. Nuno n’avait plus la force de répondre, ou simplement, plus l’envie. Les mots glissaient sans jamais être saisi. Ce n’était ni important, ni sérieux. Rien ne l’était.

Puis, enfin, elle abandonna.

Après un soupir las, elle se leva et près de la porte, la main suspendues au-dessus de la poignée, la tristesse se peignit sur son visage.

— Vous êtes aussi exceptionnel qu’effrayant. Je pensais qu’en vous parlant, j’arriverais à allumer en vous l’envie de vivre. D’ici peu, je ferais partie des sacrifiés, et vous, vous continuerez à rester immobile et seul.

Cela fit résonner un écho étrange dans la pièce. Nuno, immobile et seul, réagit. Sa voix, rocailleuse, brisée par des années de mutisme, demanda :

— Sacrifié ?

Sacrifice, c’est un mot qui avait une saveur bien singulière.

Le docteur se retourna brusquement. La surprise l’habitait, faisant trembler tout son corps.

— Vous… Vous parlez ?!

Une lueur de fascination dans les yeux, elle reprit place face à lui. Nuno, sans émotion, les lèvres sèches bougeant à peine, répéta sa question.

— Quel sacrifice ?

Sarah Freeman hésita. Elle pesa le pour et le contre, puis se lança dans un récit bien plus sombre, bien plus épais, bien plus sérieux que tout ce qu’elle avait pu débiter des heures durant.

— L’histoire remonte à trois générations. Des disparitions en masse, des cadavres qui s’entassaient. D’abord, on crut à une tuerie orchestrée par un pays voisin. Mais, très vite, le monstre cessa de se cacher.

Monstre.

— Il revendiqua les morts, glorifiait sa pleine puissance. Évidemment, l’humain étant ce qu’il est, nous avons tenté de nous battre. Des combats féroces tous concluent par des défaites. Alors, nos dirigeants ont proposé d’établir le dialogue. La créature savait parler, elle connaissait notre monde, et elle nous surpassait en tous points.

Créature.

— Après de longues négociations dont nous ignorons la teneur, l’accord passé promettait un sacrifice par jour. Au début, les tueries s’arrêtèrent. La chose respecta l’accord. Un sacrifice par jour, et aucun autre mort. Mais, les monstres sont ce qu’ils sont, alors il exigea plus. Toujours plus.

Chose.

— Nous vivons dans la peur d’être appelé pour calmer la bête. Notre nombre ne cesse de diminuer et nous ne luttons plus. Résigné, on se laisse mourir. Bientôt, nous ne serons plus rien. Qu’adviendra-t-il de la bête ?

Bête.

Nuno écarquilla brièvement les yeux. S’inquiétait-elle sincèrement de leur bourreau ?

— Peut-être que tout ce qui reste de l’humanité sera dévoré. Un jour prochain, cette créature finira par tout anéantir. Il ne resta que vous, sans doute, conclut-elle.

Humanité.

— Sémir, souffla Nuno.

Les mots de la psychiatre frappèrent Nuno en différé. Comme une décharge électrique traversant son corps après avoir atteint son pique de puissance. Chaque phrase résonnait dans son esprit tel un clairon. Il était déjà en train de se dérouler, le corps douloureux sans l’être. Tant d’immobilité ne l'avait nullement affaibli, et cette urgence nouvelle l'incitait à agir. Il reprenait vie.

Lui restait-il assez d’humanité pour se battre contre une bête ?

Ses yeux brillaient d’une lueur qui n’appartenait pas à un monstre. Aussi immobile soit-il, aussi mort soit-il, il demeurait secoué par cette soif d’existence.

Désormais sur ses pieds, les phalanges blanchis, il plongea ses iris meurtris dans celle effrayée du docteur Freeman.

— Sémir ? questionna-t-elle, la gorge nouée.

— C’est le nom du monstre que j’ai créé, explicita-t-il sans cérémonie.

— Vous avez créé ce monstre ?! Vous l’avez même nommé ? s’offusqua-t-elle.

S'il avait encore un estomac, il se serait sans doute contracté. Il avouait pour la première fois qu’il était responsable de la déchéance de Sémir sans parvenir à l’accepter. Le monstre, c’était lui. Sémir n’était qu’une victime. La première d’une longue série. Son immobilité, sa peur, son remords, étaient les réels responsables de ces massacres.

Il ferma ses paupières, se plongeant dans une obscurité qu’il fuyait pour ne pas la laisser s’infiltrer en lui et noircir ce qui restait de son humanité : ses souvenirs.

— Pouvez vous l’arrêter ? tenta Sarah Freeman.

Calmement, Nuno ouvrit la porte de la chambre capitonnée, retenant la poignée d’une main tremblante.

— Non. Mais je peux le retenir.

La psychiatre lue entre les lignes de cet aveu. Elle vacilla, portant machinalement une main devant son cœur comme seul rempart.

— Vous êtes comme lui… Vous n’êtes pas humain…

Les lèvres de Nuno se recourbèrent en un sourire lugubre.

— Au contraire. Je suis tout ce qu’il reste d’humain en moi.

Il disparut dans le couloir, le pas lourd résonnant dans le couloir désert. Derrière lui, Docteur Freeman se tint là, les yeux écarquillés. Perplexe et désespérée, sachant au fond d’elle-même que son patient immortel était l’ultime solution. Sa création ne pouvait pas être arrêtée, pas même par lui, alors cet affrontement déciderait du sort du monde.

La ville avait changé tout en restant identique. Nuno traversa les rues sans le moindre doute. Il était inexplicablement attiré vers les quais. Il suivait ce que son instinct lui dictait, car tout ce qu’il restait de lui, c’était l’amour qu’il avait nourri des années durant auprès de Sémir. Même dans sa mort et sa folie mutique, il continuait de chérir ces souvenirs délicats et suspendu dans un temps révolu.

Ses pieds s’enfoncèrent dans une terre battue. Un trou profond entouré de bouquet de fleurs et de pierre blanche. L’odeur du sang, de la peur et de l’urine le laissait aucun doute. Les sacrifiés étaient offerts ici.

— Nuno ?

La voix était la même sans être la sienne. Sémir apparu devant lui. Il était inchangé et pourtant Nuno peina à le reconnaitre. Sa peau était vive, ses yeux luisaient d’une âme fraîchement dévorée.

— Tu es revenu…

La joie qui se lisait sur son visage n’était pas feinte, mais elle n’était pas sienne.

— Oui, Sémir. Et je ne partirai plus.

Sémir s’élança vers lui avec une excitation palpable, et Nuno se laissa serrer dans les bras de cette créature qu’il avait créée. Sans qu’il ne puisse expliquer comment cela était possible, il pleura.

Après quelques secondes, il comprit que c’était le ciel qui pleurait pour lui.

Le visage baigné de pluie, il serra Sémir aussi fort qu’il le put, les lèvres pincées.

— C’est terminé, souffla Nuno. Tu n’es plus seul.

— Mon amour.

Nuno eut un vertige. Ces mots, il en rêvait chaque instant, pourtant, il ne ressentit aucune joie, aucun réconfort. La peau de Sémir perdait en chaleur à mesure qu’ils restaient là, l’un contre l’autre. Bientôt, l'âme volé disparaitrait.

— Pardon. Pour tout.

— Tu es tout pardonner, Nuno.

— Partons, supplia-t-il.

— Non.

Glacial.

— C’est ici chez nous.

— Tu les tues.

— Ils s’offrent à moi, corrigea Sémir. Et ils s’offriront à toi aussi.

— Je ne peux pas te laisser faire.

— Nous serons heureux ! s’écria Sémir.

— Je ne peux pas te laisser faire, répéta Nuno plus bas.

— Pourquoi rends-tu tout compliquer, Nuno ?!

Il le repoussa. Il n’en fallut pas plus pour déclencher une lutte. Les coups fusèrent. La confrontation entre Nuno et Sémir était d’une violence silencieuse. Leurs mouvements fluides portaient un poids ancien. L’un avait l’intention de mettre fin au règne de terreur, l’autre de le maintenir. Pourtant, l’un comme l’autre, se battait pour l’amour de sa vie.

Leurs corps s’entrechoquaient. Immortels, inaltérables. Aucun d’eux ne fléchissait. Chaque coup donnait naissance à une relance. Sémir, malgré la perte de son humanité, se battait avec une résilience déterminée. Nuno, affamé et las, encaisser la puissance de son assaillant. Une précision glacée dans ses gestes, un masque de dérision, Sémir se mouvait comme une ombre.

La violence de leur échange n’avait d’égale que leur douleur. Celle qui les avait poussés jusque-là.

Nuno, haletant, se retrouva cloué au sol. La main de Sémir serrant son cou d’une force inouïe. Son humanité vacillait. Comme un dernier souffle qui fait espérer la guérison avant de se dérober. Pourtant, il refusa d’abandonner. Cette fois, il resterait.

— Arrête, Sémir, supplia-t-il. Cela ne t’apportera rien… tu ne peux pas me tuer.

Sémir s’arrêta un instant. Un rire sinistre s’éleva dans l’air humide et acide.

— Je détiens un pouvoir que tu n’auras jamais, parce que tu es trop lâche ! Le monde est à notre portée, nous pourrions être ensemble, pour toujours, et tu préfères exiger de moi que… j’abandonne ? Tu ne vis pas, Nuno. Tu survis ! Si tu acceptais ta nouvelle nature, ta faim, alors, tu me comprendrais !

— Sémir, tu es  mort, appuya Nuno avec rage. Cette faim est malsaine !

La faim dont il parait était différente de tout ce qu’il avait connu. Ce n’était pas un besoin de nourriture, mais un manque d’âme, de vitalité. Il ressentait les battements de cœur des vivants à des kilomètres, leur chaleur l’appelait comme une sirène attire les marins. Quand il cédait à cette faim, alors, il ne restait rien de ses victimes. Ni corps, ni âme. Juste un vide là où quelqu’un avait existé.

La mémoire était la seule chose qui témoignait de l’existence de toutes ces vies volées.

Nuno observait l’ombre de l’homme qu’il avait aimé avec une tristesse sincère. La créature qu’il était devenu le dominait. Même s’il continuait à lui dire qu’il l’aimait, il n’avait plus d’âme pour ressentir, plus de cœur pour le prouver. Chacune de ses constatations déchiraient un peu plus son reste d’humanité, entachant ses souvenirs heureux. Son amour était inaccessible, transformé, étrange. La personne qu’il avait cherchée à garder était perdue à jamais.

— Nous voulions rester ensemble éternellement… couina Sémir.

— Et nous le resteront, je te le promets, cracha Nuno.

Son ton était celui du défi. Se libérant de la prise de Sémir, il se jeta sur lui, sans hésiter à faire pleuvoir les coups.

— Je perdrai tout, même mon humanité, mais je t’empêcherai de tout détruire.

Sémir bloqua son coup avec une facilité déconcertante. Un éclat de rire froid et cruel annonça une répartie cinglante.

— Tu ne pourras pas me tuer, Nuno. Ni m’arrêter. Tu es trop faible.

Avec une résignation amère, Nuno effleura la joue de Sémir du bout de ses doigts.

— Tu es déjà mort. L’amour de ma vie est mort depuis des années. Toi… tu n’es qu’une coquille vide. Une façade vide de sens et d’amour. Un parasite qui se permet d’utiliser le visage d’un homme bien. C’est cet homme que j’ai aimé.

Il marqua une pause, puis dans un mouvement brusque, il se redressa, emportant Sémir avec lui. Soulevé au niveau du col, il le plaqua contre un tronc d’arbre collant de sève.

— L’homme qui faisait briller mon humanité, même dans ma propre mort. Et, tu n’es pas cet homme. Tu n’es même plus l’ombre de ce qu’il a été.

Les mots flottèrent dans l’air. Lourds de douleur et pourtant si simple.

— Et je promets, Souffla Nuno, une énergie nouvelle prenante forme en lui.

Un regain de force lui permit de plonger sa main dans la cage thoracique de son adversaire, retirant l’organe inactif depuis bien longtemps.

— Je te promets que je ne resterai plus jamais immobile.

Sémir, dénué de cœur, l’observait avec une terreur feinte. Il n’avait jamais vu Nuno aussi catégorique. L’amour qu’il lui portait avait complètement disparu. Enfin, Sémir eut l’impression de se battre à égal.

— Bonne chance, Nuno. J’ai promis de vivre… pour toi. Tu es condamné à souffrir éternellement à mes côtés puisqu’aucun de nous ne peut tuer l’autre.

Nuno sentit un poids dans sa poitrine. Il fixa le trou béant qu’il avait créé dans le corps vide de vie de Sémir. La douleur qu’il ressentit n’était pas seulement physique. Leur amour avait pris fin. Tout venait de prendre fin. Une lutte sans fin était le prix à payer d’avoir un jour aimé si fort.

La confrontation était un déchirement. Un point de non-retour où les deux amants maintenant ennemis, se retrouvaient sur deux routes radicalement opposées. Cette promesse, au milieu des fleurs et des pierres, devait être suffisante. Nuno devait tenir sa promesse pour permettre à son amour de reposer en paix, et permettre à d’autres d’un jour vivre la même joie des années.

Sarah Freeman méritait de vivre.

Aucune victoire, aucune défaite.

Simplement, une lutte sans fin.

Nuno avait l’espoir illusoire de protéger le monde de la créature qu’il avait créé. L’espoir, minuscule, qu’un jour, l’amour qu’il avait connu pourrait triompher. Dans les ténèbres de cette bataille, il n’y avait qu’une seule lueur : l’amour.

Entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas.

Nuno et Sémir en étaient désormais la preuve, car ce pas, c’était la mort.

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