Chapitre 1 : Adurant - Partie 2

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Hockman contourna le bureau. L’air se gondola autour de sa main tandis qu’apparaissaient d’éphémères traînées blanches. Elles dansèrent sur sa peau et entre ses doigts, semblables aux volutes éthérées des encens d’Orient. Les trois élèves les contemplèrent avec admiration. Lors de sa précédente leçon, le professeur leur avait expliqué qu’il s’agissait là de leur meilleure protection contre la magie, fût-elle celle d’un autre ou la leur. Une aura pure, concentrée sur le corps jusqu’à l’extrême.

— Ce que j’ai volontairement omis de vous dire, poursuivit-il en les laissant disparaître, c’est que bien utilisée, cette défense saurait vous protéger d’une arme. Et si je n’en parle que maintenant, c’est que nous savons tous très bien ce que certains se seraient empressé d’essayer, appuya-t-il d’un regard entendu.

Criss laissa échapper un petit râle de culpabilité, arrachant un bref sourire à ses camarades.

— Car pour cela, il vous faudra vous entraîner, longuement. Le contrôle doit être parfait. Autant dire qu’il y a une forte marge de progression pour certains.

Les deux garçons ne levèrent pas le regard, sachant très bien à qui se destinait cette remarque. Le professeur se tourna vers la jeune fille.

— Place à la pratique. Kahya, comme la dernière fois, veux-tu ?

Elle acquiesça puis s’avança sur le cercle de granit au centre des tables. Alors qu’elle tendait une main, concentrée, un picotement électrique leur parcourut la peau, comprimant leurs poumons. L’aura, la pression qui accompagnait toute utilisation de la magie, repoussait déjà la poussière depuis les pieds de la jeune fille. Elle esquissa une série de mouvements avec une grâce artiste, les traînées blanches accompagnant chacun de ses gestes. Après plusieurs passes, elle s’arrêta, frappant le vide en serrant fermement le poing. Un souffle vint percuter l’étagère devant elle, entrainant un rouleau de parchemin contre le mur. Satisfaite, elle retourna s’assoir.

— Excellent, lança Hockman qui ne semblait pas étonné de sa parfaite réussite.

— Professeur ? interpella alors Arch. Comment se fait-il que nous puissions tous utiliser ce sort ? Nous avons tous un domaine différent alors...

— C’est parce qu’il ne repose pas sur un élément en particulier, simplement votre aura.

— Serait-il possible de l’associer à un élément ?

La question surprit Hockman. Raisonner de la sorte n’était pas dans les habitudes du garçon, aussi prit-il la peine de lui détailler la réponse.

— Pour être exact, votre aura l’est déjà. Simplement, la laisser prendre une forme élémentaire tout en la concentrant est d’une toute autre difficulté. Si vous y parveniez, son efficacité n’en serait évidemment que meilleure.

Arch acquiesça d’un air attentif. Hockman semblait satisfait de le voir si sérieux, mais en réalité, une lueur de curiosité dans son regard trahissait l’idée qui germait peu à peu dans son esprit.

— Voudrais-tu essayer ?

Le jeune mage regarda tour à tour ses deux amis, comme s’il n’était pas certain que la question lui fût adressée. Il déglutit et pour seule réponse, s’approcha machinalement du cercle de pierre. Ses membres ne voulaient plus lui obéir. Pourquoi diable avait-il fallut qu’il pose cette question ? Il pouvait déjà imaginer l’échec qui suivrait. Il n’avait pas la moindre idée de comment s’y prendre et n’avait surtout pas le talent de sa camarade.

Au centre du cercle, il s’arrêta. Il observa ses doigts avec attention, prit une profonde inspiration puis ferma les yeux. Dans le plus grand silence, il expira lentement jusqu’à ne plus entendre que les battements de son propre cœur. Il tâcha de se remémorer les consignes du professeur, ses conseils, tout ce qu’il leur avait appris lors de la leçon précédente. Pourtant, seules les altercations de ce matin occupaient ses pensées. Il rouvrit les yeux, plus déterminé que jamais. Il n’échouerait pas.

La magie s’éveilla en lui comme une douce vague de chaleur. Il sentit chacun de ses poils se dresser et un contact électrique sur sa langue le faire saliver. Ses muscles se contractèrent et l’air ondula pendant que jaillissaient les traînées blanches. Le professeur vint se placer devant lui, échangeant un regard empreint de défi. Il se pencha à son oreille et appuya un doigt sur son torse.

— Tu vas imaginer que ton aura est restreinte ici, un point central. Un noyau, si petit que tu ne saurais t’en saisir. Vois le vent qui hurle en son cœur. Sens l’orage qui y gronde tandis qu’il se fracture et éclate. Toi seul en est le géôlier à présent. Contiens-le.

Il recula puis vint le moment de vérité. Arch expira, rapprochant ses mains comme s’il cherchait à tenir une sphère invisible. L’accalmie laissa progressivement place à la brise. Les toiles et parchemins dans la salle s’agitèrent sous une pression grandissante. Les traînées s’intensifièrent, jusqu’à danser les unes avec les autres comme un tourbillon. Hockman esquissa discrètement un sourire. Arch avait réussi. Mais le jeune mage, lui, ne se réjouit pas, au contraire. Au cœur du maelström, ses pensées défilaient. Il pouvait faire plus.

Non

Il devait faire plus. Son visage se déforma sous la concentration et ses bras se raidirent tandis que jaillissait la tempête au creux de ses mains.

— Que fais-tu, Arch ? Contiens-le !

Il tenta de la maîtriser, de la garder sous contrôle, mais très vite, une goutte de sueur coula le long de sa tempe. Une vive douleur s’éveillait, lui martelant inlassablement le crâne. Une douleur qu’il ne put supporter bien longtemps. Il laissa soudain le sort s’évanouir en un ultime souffle quand ses jambes le trahirent. Il s’effondra, au bord du malaise. Kahya se leva d’un bond.

— Arch ! s’écria-t-elle. Arch, est-ce que ça va ?

Hockman soupira en approchant. À quoi bon faire des règles ? songea-t-il. Combien de fois déjà avait-il dû lui rappeler les consignes ? Et combien de fois encore devrait-il le faire avant que le message ne finisse par rentrer ? Il saisit le bras de son élève et le releva d’une traite. Arch eut bien du mal à rester debout.

— Règle numéro une. Ne jamais outrepasser ses limites.

— Je suis désolé, glissa le garçon en baissant les yeux.

— Je n’attends pas d’excuse, coupa le professeur avec sérieux, c’est un principe. Je vous l’ai dit, et répété. La magie est un outil dangereux. L’utiliser épuise. Forcer ou perdre le contrôle pourrait te laisser de graves séquelles. Cela pourrait te tuer, Arch.

Hockman garda un instant le silence. Était-il dur ? Sans doute, oui. Mais il ne pouvait en être autrement. Ils devaient comprendre, être conscients des risques avec lesquelles ils jouaient. Criss et Kahya échangèrent un regard, peu certains de vouloir intervenir. Le professeur comprit qu’il était temps de changer d’air.

— Allez sur le terrain de derrière, dit-il en posant une main réconfortante sur l’épaule du jeune mage. J’aurai à te parler, ajouta-t-il plus bas.

Sur ces mots, le visage de Kahya s’illumina. Elle saisit son manteau et courut ouvrir la porte du fond, laissant entrer une morne lumière. Une désagréable vague de froid lui fouetta les joues tandis qu'elle s'aventurait à l'extérieur. Derrière le bâtiment, une prairie s’étendait vers la forêt. Sur cette parcelle d’herbe couverte de neige et protégée par de hautes haies, ils avaient l’habitude de s’entrainer sous la surveillance du professeur, à l’abri des regards. Les lieux étaient négligés. Plusieurs chênes aux troncs décharnés gisaient à terre depuis sans doute bien des années. Seul un dernier avait été épargné. À l’orée du bois, un grand roc masquait de son ombre une petite mare gelée. La surface était meurtrie d’aspérités et d’entailles.

Hockman n’avait pas encore autorisé ses élèves à s’affronter avec la magie, faisant du rocher une cible privilégiée. Toutefois, l’idée de leur faire sauter le pas lui revenait régulièrement. Le combat restait le meilleur moyen de les faire progresser. Mais le professeur savait surtout par expérience qu’il finirait inexorablement par se présenter de lui-même. Le pouvoir appelait le pouvoir, il ne le savait que trop bien. Ce jour, les enfants devraient être prêts. Tandis qu’il y repensait, un élan décidé l’envahit.

— Criss, Kahya ! dit-il en faisant signe d’approcher, venez un peu par ici.

Il se frotta les mains pour lutter contre le froid tandis qu’ils se présentaient à lui.

— Votre entrainement d’aujourd’hui sera un peu différent des autres. Commencez par vous échauffer, je reviens.

Son regard se riva immédiatement sur Arch qui l’attendait à l’écart. Kahya et Criss grimacèrent. Lorsqu’il annonçait ce genre de chose, c’était généralement mauvais signe pour eux. La jeune fille l’observa s’éloigner, commençant à étirer son bras.

— Je déteste qu'il nous laisse attendre, soupira-t-elle.

— C’est bien la première fois que tu déteste quelque chose chez lui, la nargua Criss en s'étirant à son tour.

Un air absent sur le visage, Arch récupérait, assis sur le banc jouxtant le mur. La première règle… Bien joué, crétin… Le professeur l’avait pourtant mis en garde un nombre incalculable de fois concernant le risque qu’il avait pris. Evidemment qu’il avait outrepassé ses limites, mais sa réussite avait effacé toute prudence.

— Tu vas mieux ? lui demanda le vieil homme en contournant la barrière.

— Comme si un troupeau entier m'avait piétiné la tête...

Hockman prit place à ses côtés, cherchant une fois de plus les bons mots.

— Ce que j’essaie de vous apprendre n’est pas à la portée du premier venu, dit-il d’une voix plus douce qu’attendue. La magie n’est pas une force à prendre à la légère. Il y a des règles avec lesquelles tu ne devrais pas jouer. Crois-moi lorsque je te dis que je l’ai appris à mes dépends.

— Je voulais juste…

— J’applaudis ta réussite Arch, statua-t-il. La persévérance est une de tes meilleures qualités. Elle l’a toujours été. Je te demande juste de ne pas te mettre inutilement en danger, surtout pour un simple exercice.

Arch soupira et rejoignit la barrière au bord du terrain. Son regard se perdit dans le vide. Il s’était attendu aux habituelles réprimandes. Ce compliment aurait dû lui faire plaisir. Après-tout, les félicitations d’Hockman étaient rares, mais elles étaient inexactes.

— Ce n’est jamais un simple exercice…

Le professeur hocha la tête.

— Je sais bien ce qui te pousse à vouloir progresser si vite au mépris des risques. Mais on ne sait jamais quel sera l’excès de trop.

D’aussi loin que portait sa mémoire, Arch avait toujours cherché à progresser et mettait tout en œuvre pour y arriver, même s’il ne se montrait pas toujours attentif à ses mises en garde. C’était son désir le plus cher, un besoin vital, et le vieil homme appréciait de lui faire réaliser les choses.

— Je voudrais te poser une question, reprit-il d’un air plus léger. Qu’as-tu ressenti tout à l’heure ?

Il patienta, dans l’attente d’une réponse qu’il connaissait déjà.

— Une migraine ? interrogea Arch d’un ton joueur.

Hockman esquissa un sourire.

— De la fierté, admit-il enfin. Celle de me dire que je pouvais faire plus. Je me suis entraîné si dur dernièrement et réussir...

— Quelle impression fascinante, n’est-ce pas ?

Hockman se leva à son tour et s’approcha à hauteur de son élève. Arch le regarda faire, accompagnant son regard vers ses camarades, occupés à l’échauffement. L’humeur du professeur avait changé. Arch appréciait ces rares instants de complicité où il lui expliquait les choses de façon plus paternelle.

— La magie et sa force font parties de nous. À ce titre, elles dépendent de ce que nous sommes, de ce qui nous définit.

— Je ne suis pas sûr de suivre, professeur.

— Les émotions, Arch. Elles amplifient notre magie. J’ai passé ma vie à chercher pourquoi, à tenter de comprendre. Mais tout comme toi, je n’ai récolté que quelques migraines.

Il pouffa en haussant les épaules, puis reprit avec plus de sérieux.

— Quoi qu’il en soit, essaye de ne jamais laisser ce que tu ressens interférer avec la magie et encore moins te consumer. Tu te mettrais en danger si tu perdais le contrôle. Tu les mettrais en danger.

Arch observa Kahya et Criss poursuivre leurs étirements. Un étrange mélange de nostalgie et de réconfort l’envahit. La jeune fille riait en observant Criss protester, tentant en vain de l’imiter en touchant ses pieds. Il aimait ce sourire. Il avait tant fait pour lui jusqu’à maintenant. Hockman posa une main chaleureuse sur son épaule, prêt à contourner la barrière afin de poursuivre la leçon du jour.

— Ne hais pas les gens pour ce qu’ils vous font subir. Nous vivons avec quelque chose qu’ils ne peuvent pas comprendre. C’est normal qu’ils aient peur, qu’ils te voient comme quelqu’un de différent. Il nous revient de les convaincre du contraire.

Il le laissa seul à ses réflexions. Arch demeura impassible, l’observant s’éloigner. Le professeur semblait toujours être au courant de tout et savait lire en eux comme Kahya dévorait les livres. Cela ne le surprenait même plus. Il ferma à nouveau les yeux en s’accoudant à la barrière et se massa le front, tâchant tant bien que mal de réduire la douleur qui l'accablait.

De son côté, Criss se redressa et posa les mains sur le bas de son dos engourdi. Il força dans un gémissement puis laissa échapper un long soupir.

— Bon ! Ça suffira. Je n’ai pas ta souplesse de toute façon.

Il mit un genou à terre et resserra ses bottes. Kahya se redressa à son tour et replaça ses longs cheveux d’ébène. Ils coulèrent sur la fourrure blanche de son manteau, sur ses épaules et le long de son dos, ondulant avec la faible brise.

— Pour une fois que tu faisais quelques efforts, c’est dommage d’abandonner si vite, lui répondit-elle d’un ton moqueur.

— Quelques efforts ? s’offusqua-t-il. Je n’ai jamais été aussi près de mes pieds !

— J’espère que vous êtes prêts, interrompit Hockman en les rejoignant d’un pas cadencé, nous allons commencer.

— Vous avez dit que l’entraînement serait différent aujourd’hui, fit remarquer Kahya en retrouvant son sérieux.

— J’espère que vous n’avez pas encore une idée étrange, marmonna Criss.

— Disons simplement qu’aujourd’hui, je ne serai pas votre adversaire.

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