Chapitre 6 : Les gorges d'Odomar - Partie 3

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La complainte du vieux parquet résonna dans le manoir. Arch ouvrit un œil, ne discernant que les contours flous de ses couvertures. L’esprit embrumé et le gosier sec, il se redressa pour s’emparer de sa gourde. L’eau fraîche lui soulagea la gorge, mais elle ne fut d’aucun secours face aux autres maux qui l’accablaient. Il était épuisé. Trois jours déjà qu’il s’entraînait sans relâche dans l’arrière-cour, sans que les progrès ne se présentent. S’il avait appréhendé de revoir l’ombre du miroir, il n’avait jamais été en mesure ne serait-ce que de revoir la montagne. L’éveil lui échappait toujours mais au moins, il n’avait fait aucun cauchemar depuis trois nuits.

Il tourna la tête vers Criss qui dormait encore dans le lit adjacent et remarqua l’obscurité qui régnait dans la chambre. Hockman était venu chaque matin les tirer du lit à l’aube, après les premiers chants des oiseaux. Or seuls les ronflements de son camarade, bien moins gracieux, troublaient la quiétude des lieux. Il pensait le matin venu, mais la nuit étendait toujours un voile d’ombre sur la cité.

À nouveau le plancher grinça, plus proche cette fois-ci, puis un cliquetis métallique s’éleva depuis la serrure tandis que la poignée s’animait. Il ne dura pas. Des exclamations retentirent dans le couloir, accompagnées de bruits de pas. Un coup fut porté contre le battant et d’autres se déplacèrent bientôt le long du mur. L’adrénaline acheva d’éveiller le jeune mage. Débarrassé de ses draps, il s’empara de son arme mais la porte fut soudain arrachée à ses gonds et projetée jusqu’au milieu de la pièce.

Pris de court, Arch releva la tête vers la large silhouette qui se tenait dans l’encadrement. Flanqué d’une grimace incommodée, Sir Thomas pénétra dans la chambre en craquant les vertèbres de sa nuque. Une perle rouge se détacha de son nez pour s’ajouter aux taches écarlates qui parsemaient le lin de sa chemise. Il essuya sa narine du dos de la main avant de saisir fermement l’intrus vêtu de noir qui reprenait à peine ses esprits sur les débris de la porte. Sans cérémonie aucune, il le releva puis lui assena un violent coup de tête. Sa victime s’effondra comme un poids mort.

— Celui-là tu l’as pas volé, maugréa-t-il en expectorant un crachat sanguinolent.

Son regard se posa sur le jeune mage, médusé, avant que le professeur, Amalven et Kahya n’entrent à leur tour, réveillés par le bruit. Godhrian eut tôt fait de les rejoindre, chandelle à la main et Tanit sur les talons.

— Thomas ? Qu’est-ce que…

Le seigneur d’Ostheroc comprit rapidement la situation en avisant le corps inerte au visage masqué d’un voile. Les assaillants d’Adurant étaient décidément bien informés pour les retrouver en moins de quatre jours. La surprise passa. Les sillons bordant ses yeux se creusèrent tandis que le dirigeant reprenait le contrôle.

— Tanit, fais vérifier les portes et accès. Thomas, double la garde. Que William rassemble nos gens dans la grande salle. Nous attendrons le jour, puis nous…

— Non, l’interrompit Hockman.

Le professeur semblait incapable de détacher son regard de l’intrus. Un ignoble pressentiment se distillait lentement chez lui. Alors qu’une sensation de vide courait sa peau tel un frisson en ravivant la blessure sur son avant-bras, il revit le mur de la salle du conseil voler en éclats.

— Il est ici, murmura-t-il.

— Qui donc ?

— Le mage, comprit Amalven en toisant leur hôte avec inquiétude. Amehir, nous ne devons partir.

— Comment ça partir ? Nous sommes au beau milieu de la nuit !

— Ici nous ne sommes que des souris dans une cage. Notre visiteur était probablement en repérage ou ils seraient déjà tous ici. Nous avons du temps, mais peu. Profitons-en.

Pris à défaut, Godhrian réfléchit un instant. Se regrouper dans le manoir jusqu’à l’aube lui semblait être la meilleure stratégie. Attaquer un village isolé était une chose, mais lancer un assaut au beau milieu de la citadelle des Dormont en était une autre. Il peinait à croire que quiconque prenne un tel risque, même à la faveur de l’obscurité. Seulement, l’appréhension qu’il devinait dans les yeux de ses invités et ce qu’il avait appris la veille ébranlaient ses convictions. Pour venir seul face à eux trois, ce mage était peut-être plus dangereux qu’il ne voulait bien l’admettre. Leur seule option se trouvait au port. Lui et les autres devaient embarquer peu avant le milieu du jour. Le navire était presque prêt. Tanit l’avait informé que le capitaine et une partie des hommes qu’il avait dégoté prenaient déjà le gîte sur ce dernier. Partir au beau milieu de la nuit ne serait donc pas impossible, mais comment rejoindre leur bateau sans être vus ?

— Les égouts.

Interrompu dans ses réflexions, Godhrian releva la tête, croisant le regard inflexible de Kahya. L’espace d’un instant, il pensa que la jeune fille avait lu ses pensées.

— Haut-rivage a des égouts reliés aux canaux, reprit-elle en se tournant vers les autres. Je l’ai vu hier, l’un d’eux débouche à côté du port. Je mets ma main à couper que ce manoir y est relié. Nous pourrions nous déplacer discrètement pour rejoindre le navire.

— Comment trouverons-nous le chemin ? objecta Godhrian. Admettons que nous acceptions de mettre les pieds dans ce que la décence m’interdit d’imager. Les égouts sont un labyrinthe. Si nous y descendons, nous pourrions tout aussi bien atterrir aux abreuvoirs que dans les bras de ceux que nous fuirons.

Le seigneur observa le regard de la jeune fille se dérober pour se perdre dans le vide. Il avait déjà perçu l’étincelle d’intelligence qui l’habitait lors de leur rencontre, mais il avait commis l’erreur de croire qu’elle ne pouvait briller davantage.

Des bribes d’images défilaient déjà dans l’esprit de Kahya à une cadence effrénée. Elle revit leur entrée dans la ville, le marché, les canaux courant les ruelles sinueuses, le Jardin Vert, la petite voleuse et leur altercation avec la garde. Un détail anodin l’arrêta : la grille encastrée au milieu des pavés qui avalait encore une ou deux châtaignes. Une grille comme il en existait des centaines d’autres dans toute la cité. Kahya plissa les yeux en détaillant le soleil poinçonné qu’elle remarqua sur le cadre en métal. Tu as déjà vu ça... songea-t-elle. Où était-ce ? Les images défilèrent encore jusqu’à leur entrée dans la grande demeure. Le cœur de Kahya s’emballa alors. Le même symbole se trouvait sur une pierre à la base de l’édifice. Elle l'avait revu dans les bains du manoir. Un flash de lucidité acheva d’emboiter les dernières pièces du puzzle.

— Le manoir, la caserne, le réservoir… Ils étaient tous marqués. Si les égouts sont un réseau, raisonna-t-elle encore, comme les artères de la ville, alors les grilles sont des nœuds, des points de jonction, reliés uniquement à certains bâtiments.

Elle releva la tête. Devant elle, des amas de lumière se reliaient lentement entre eux. Son cœur s’apaisa tandis qu’elle laissait échapper un long soupir satisfait.

— Je connais le chemin, conclut-elle avec aplomb.

— Tanit, tu as entendu, dit Godhrian en esquissant un sourire furtif. Ne perds pas un instant, prends connaissance du plan et fait préparer le navire. Nous t’y rejoindrons. Thomas, rassemble nos gens, ne prenez que le strict nécessaire. Nous partons.

Avant de suivre le chevalier qui rejoignait le couloir, le seigneur d’Ostheroc échangea un dernier regard appuyé avec son invitée. Elle n’en montra aucun signe, mais pour la jeune mage, ces éloges silencieux avaient la valeur de l’or.

— J’ai beau être habitué, c’est toujours aussi impressionnant, lui glissa Arch tandis qu’elle se retournait vers lui. Il y a des jours où je rêverais de t’arriver à la cheville.

Une vague de fierté empourpra les joues de Kahya.

— Je t’apprendrai, répondit-elle.

— Dites, s’immisça Criss. J’ai peut-être une question bête mais... C’est quoi des égouts ?

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