Chapitre 6 : Les gorges d'Odomar - Partie 1

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L’aurore peinait à percer la brume qui enveloppait les sommets enneigés des remparts tandis que quelques rares flocons flottaient dans l’air. Par-delà les murs d’enceinte, l’énergie vibrante des rues de Haut-Rivage charriait déjà les rires, les éclats de voix et les échos des premières négociations de la matinée. Une alléchante odeur de pain chaud se mêlait aux parfums frais et piquants de l’hiver, éveillant les sens et les appétits encore endormis.

Contrastant totalement avec cette effervescence, l’arrière-cour du manoir semblait figée dans le temps. Accolés à la muraille, les vestiges d’une ancienne écurie menaçaient chaque jour de s’effondrer. Son toit de tuiles, dont plus de la moitié manquaient, laissait échapper des traînées de neige fondue, s’achevant en autant de stalactites. Les portes en bois massif, gonflées par l’humidité et marquées par les fers des chevaux, semblaient raconter les histoires du passé. Plus au centre, la lumière blafarde faisait deviner un vieux puit délabré aux pierres patinées, condamné d’une épaisse dalle.

Les yeux pétillants d’excitation, Arch observait la chaîne rouillée toujours reliée à un seau de bois rongé de moisissures, se demandant depuis combien d’années déjà celle-ci aurait dû céder. Son souffle formait d’épais nuages de vapeur : la matinée était atrocement glaciale. Un éternuement retentit derrière lui, attirant son attention. Criss poussa un gémissement en se frottant les bras, une perle brillante au coin de la narine.

— Mais qu’est-ce qu’il fout ? protesta-t-il en décrivant les lieux d’un regard cerné. On se les gèle ici !

— Je croyais que le froid ne te faisait rien ? s’amusa Arch.

— C’est le cas, quand j’arrive à dormir. Jamais vu un matelas aussi mou de ma vie !

— T’es bien le premier à te plaindre. Un repas chaud, du vin, une chambre… Tu veux retourner à l’auberge peut-être ?

— Ça ira, merci.

Un cliquetis lui fit détourner les yeux vers la petite porte à l’arrière du manoir. Le garçon sentit la chaleur revenir et ses muscles s’activer un à un comme un vieux mécanisme rouillé. Enfin le professeur se joignait à eux, approchant à travers le tapis de neige. Un rictus se dessina au coin des lèvres de Criss. Pour chaque remarque que lui et Arch avaient déjà reçu suite à leur retard, il pensa un instant lui rendre la pareille, mais bien que l’idée soit tentante, il se contenta de répondre à ses salutations. Il ignorait encore ce qui suivrait et l’expérience lui avait enseigné qu’il avait tout à perdre à jouer avec Hockman à un jeu qu’il ne saurait gagner.

— J’espère que la nuit a été bonne, dit ce dernier en poursuivant sa marche.

— Meilleure que les précédentes, admit Arch.

— Et bien tant mieux car nous avons fort à faire et bien peu de temps pour cela.

Le professeur passa entre eux pour approcher le vieux puit. Ses élèves se dévisagèrent.

— Où est Kahya ? réalisa Arch d’un ton méfiant.

— Elle se repose, répondit simplement Hockman en chassant la neige pour s’assoir sur la pierre usée. Votre camarade n’aura pas besoin de ce que j’ai à vous présenter ce matin.

— Pourquoi ?

— Car elle sait déjà tout de ce sujet. Elle s’en est déjà servi… contre toi, ajouta-t-il en désignant Criss de l’index.

Les deux garçons comprirent de concert, se rappelant de l’aura écrasante que Kahya avait libéré lors de leur entraînement, de cette intense sensation de pression froide et de vide.

— Je vais vous apprendre l’éveil.

L’air s’électrisa d’excitation, mais le professeur veilla à calmer immédiatement leur impatience d’un sérieux sans faille.

— Je veux que vous m’écoutiez avec la plus grande attention. Ce que vous allez découvrir est plus dangereux encore que ce que vous croyez savoir. J’attends de vous un respect absolu des règles et une vigilance de tous les instants.

Arch savait que la remarque lui était destinée, bien avant que le professeur ne le confirme en croisant son regard.

— Est-ce bien clair ? insista-t-il.

— Oui, répondirent les garçons d’une seule voix.

— Bien. Nous allons procéder en deux étapes. La première sera la plus simple et consistera à…

— À comprendre ce qu’est l’aura.

Surpris, Hockman leva la tête vers l’entrée de la cour où Godhrian venait d’ouvrir la porte que lui-même avait emprunté plus tôt.

— Godhrian ? Je vous pensais aux quais pour affréter le navire.

— Tanit n’aura aucun mal à s’en charger, Tadeus. J’ai donc pensé que mon aide saurait vous être utile ici.

En les rejoignant, il détailla Criss des pieds à la tête avec une curiosité bien trop insistante pour que ses mots ne lui soient pas destinés. Le jeune mage déglutit. Sa présence ne faisait qu’ajouter à la pression qui pesait déjà sur eux. Hockman considéra la proposition et acquiesça simplement, laissant Godhrian approcher son élève. Ce dernier sentit un frisson d’excitation lui parcourir l’échine lorsque leur hôte posa une main sur son épaule. Le contact électrique si familier de la magie les enveloppa, bien moins intense que lors de la démonstration de force de la veille. Criss connaissait cette sensation sur le bout des doigts. Il savait toutefois que quelque chose de différent se profilait, mais il ignorait encore à quel point cette révélation allait bouleverser ses sens et sa perception de la magie.

— Fais abstraction de ton environnement, lui murmura Godhrian en plongeant un regard concentré dans le sien. Aiguise tes sens et ne pense plus qu’à ton élément.

Un bien étrange sentiment s’emparait du garçon, comme si la lumière autours d’eux s’effaçait, tout comme leur propre existence, pour ne révéler qu’une unique lueur devant ses yeux. Une flamme dansait dans la pénombre, au rythme des battements de son cœur. Il l’observa avec l’émerveillement d’un enfant, jusqu’à ce que celle-ci ne l’approche. Sentant une douce chaleur gagner ses joues, Criss réalisa qu’elle ne bougeait pas. Elle grandissait. La poigne sur son épaule se raffermit tandis que le seigneur d’Ostheroc inspirait lentement.

— Voici ce qu’est l’aura…

L’air devint soudain plus lourd, saturé d’une énergie débordante. Une déferlante brûlante s’abattit sur Criss, submergeant tout son être. Dépassé, le jeune mage tenta de reprendre son souffle, les yeux écarquillés en observant Godhrian avec une fascination mêlée d’effroi. Devant lui se dressait une vision aussi magnifique que terrifiante, comme si un volcan prêt à exploser avait pris forme autour de leur hôte. Des flammes dansantes jaillissaient à côté d’eux, projetant des ombres mouvantes avec une intensité dévorante. Les rugissements des torrents de lave résonnaient dans ses oreilles tandis que la chaleur étouffante menaçait de l’engloutir tout entier, emporté dans un tourbillon de feu et de fureur.

Arch observa avec perplexité une larme couler depuis les yeux rougis de son camarade. Il ne comprenait pas ce qui pouvait ainsi le troubler. Rien ne lui apparaissait, aucun signe du spectacle flamboyant auquel assistait Criss.

— Professeur, qu’est-ce qui lui arrive ? demanda-t-il sans détourner le regard.

— Criss vient de découvrir ce qu’est vraiment l’aura, répondit Hockman. La sensation que vous en connaissez est celle que chacun peut sentir lorsqu’elle est libérée. Mais les mages peuvent voir sa vraie nature. Notre vraie nature.

Arch entendit craquer la neige derrière lui et se retourna avant que le professeur ne vienne poser sa main sur son bras.

— Je vais te montrer ce que les yeux ne peuvent voir. Viens avec moi.

Arch sentit la chaleur du contact irradier sur sa peau, avant qu’une éclatante lueur ne l’aveugle. Une douce brise porta alors jusqu’à lui des arômes frais et iodés. Surpris, le jeune mage sentit l’herbe onduler en lui caressant les jambes. Il retira lentement la main de son visage pour dévoiler une scène d’une beauté saisissante. Les deux mages se trouvaient au bord d’une falaise de craie blanche, surplombant une mer d’un calme absolu. Les rayons du soleil couchant baignaient les eaux d’une lueur dorée, faisant scintiller les vagues en une myriade de reflets chatoyants.

Quelques mouettes planaient dans le ciel et troublaient de leur cri l’apaisant silence, se dirigeant inlassablement vers l’horizon. Le garçon les accompagna du regard et vit alors s’amonceler au large d’épais nuages sombres qui tourbillonnaient avec une fureur grandissante. Les sinistres grondement du tonnerre annonçaient l’arrivée inexorable d’une puissante tempête.

La sensation était toutefois étrange, car ce qui se déroulait sous ses yeux semblait prisonnier d’une boucle infinie. Arch contempla ce spectacle avec un mélange de fascination et de mélancolie. Le contraste saisissant entre la sérénité de la mer et l’approche menaçante de l’orage résonnait en lui comme un avertissement silencieux. Il sentait l’électricité dans l’air, l’énergie tourbillonnante de la tempête qui se préparait à se déchaîner. Pourtant, il était aussi habité par le plus grand des calmes.

Devant cette vision captivante, Arch prit conscience d’une chose : dans sa dualité, l’aura du professeur était bien plus complexe que ce qu’il aurait pu imaginer. Hockman posa sur lui un regard bienveillant et les derniers doutes s’envolèrent avec la brise. La vision s’évanouit et le jeune mage se retrouva à nouveau dans la petite cour à l’arrière du manoir, le souvenir de la scène gravé dans la mémoire. Il releva la tête, le regard plus déterminé que jamais.

— Apprenez-moi.

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