Chapitre 1 : Adurant - Partie 4

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Arch prit une longue inspiration, profitant de l’air frais en se délectant de ses notes boisées. À la lisière de la forêt, il marchait le long d’un sentier de bûcheron, jalonné d’arbres dont les branches semblaient s’affaisser un peu plus chaque jour sous le poids de la neige. Les propos d’Hockman tournaient en boucle dans son esprit confus. S’il n’y voyait pas d’inconvénients ? Il mourrait d’envie d’en savoir plus, oui. Il redoutait aussi ce que le professeur avait à dire à Kahya. Il pouvait être dur dans ses reproches et la jeune fille avait été suffisamment secouée par les évènements.

Il atteignit enfin les berges de l’étang où il avait pour habitude de se rendre à chaque fin de leçon. Il savait l’endroit calme et peu fréquenté. Ce jour-là pourtant, il remarqua le garçon, haut comme trois pommes, qui accompagnait sa mère. Celui-ci lançait maladroitement des morceaux de pain rassis à quelques courageuses mésanges. Il les observa, longuement. Arch se surprit à esquisser un éphémère sourire, avant qu’un sentiment de solitude ne le gagne. Il décida de s’éloigner lorsqu’un craquement sec attira son attention.

Un gamin approchait en bordure du bois et lui coupait la route. Le jeune mage le reconnut simplement à sa démarche. Allen Toffer, enfant bien en chair et portrait craché de son père. Personne n’habitait Adurant sans rendre de compte à Emory Toffer, car le propriétaire des écuries du village était un homme influent. Du moins aimait-il le rappeler. Arch savait surtout du professeur qu’il avait été chanceux qu’on lui accorde la main d’une parente éloignée des Dormont, maison de la proche citée de Haut-Rivage. La présence ici de son rejeton cadet n’était pas un hasard et n’annonçait pas de bonnes nouvelles. Pour Arch, le nom de Toffer ne rimait qu’avec ennuis, et il était leur cible favorite. Deux autres garçons se joignirent à eux, bien moins assurés. Un troisième coupa la retraite du jeune mage. Au bord du lac, la mère attrapa la main de son fils en toute hâte, les laissant seuls.

— Quel accueil, lança Arch avec méfiance. Qu’est-ce que tu veux ?

— Tu as causé des ennuis à mon frère, maraud, lui répondit Allen avec suffisance.

Non. Jamais il n’aurait fait une chose aussi stupide que de donner davantage de raisons à Toffer de lui pourrir la vie. Autant offrir sa propre épée à son bourreau. Faisait-il allusion à sa rencontre déplaisante du matin ? Il n’avait pas fait attention à l’identité des deux gamins. Il ne pouvait pas être à ce point malchanceux ? Comme il le pressentait, l’histoire avait probablement déjà fait le tour du village. Il ne tarderait pas à en entendre parler et en serait fatalement tenu pour responsable.

— Il s’est mis de lui-même dans le pétrin, rectifia-t-il, je n’ai rien à voir là-dedans.

— Pourtant ce n'est pas ce que l’on raconte. Personne n’aime les menteurs.

— On ne devrait pas trop l'énerver, échangèrent à voix basse ses camarades.

— C’est vrai, on ne sait jamais. Il est dangereux.

— Dois-je alors croire ce bâtard sur parole ? interrogea Allen, le regard noir. Quelqu’un va devoir réparer les dégâts. Le potier était furieux, imaginez un instant ce qu’en pensera père.

Arch plissa les yeux, la patience mise à rude épreuve. Que de temps perdu à écouter brailler cet idiot condescendant. Il se désintéressa de la discussion, reprenant sa route en sens inverse. Le môme sur son passage n’osa pas s’interposer et dégagea la voie. Il ne prêta pas attention au fils Toffer qui se baissa pour ramasser une pierre.

— Hé ! Ne me tourne pas le dos ! Je n’en ai pas fini avec toi !

Il la lança de toutes ses forces, manquant de perdre l’équilibre. Le projectile heurta Arch derrière la tête. Il fit un pas en avant pour ne pas tomber, plaquant la main sur son crâne tandis qu’un bourdonnement sourd lui traversait l’os jusqu’aux oreilles, rapidement accompagné d’une vive douleur. Les autres enfants échangèrent un regard, pris de court. Allen sembla prendre la mesure de son acte et déglutit, blanc comme un linge. Arch sentit une chaleur étouffante s’emparer de lui, une colère si soudaine qu’il ne parvint pas à la contenir. Il se retourna, le regard noir de rage. Le contact électrique de la magie se répandit aux alentours, brisant la glace et remuant la neige comme une onde de choc. Les enfants vacillèrent sous la vibration, terrorisés, à tel point que l’un d’eux trébucha quand ses jambes se dérobèrent. Les poumons comprimés par l’aura, ils étaient incapables de respirer.

Lorsqu’il vit la peur ramper sur leurs visages, le jeune mage cessa immédiatement. La pression retomba, les laissant respirer bruyamment. L’un d’eux toussa, menaçant de vomir. Le fils Toffer tremblait, les yeux rougis de larmes. Arch était tétanisé. Tout était allé beaucoup trop vite. Il aurait des ennuis, c’était une certitude, mais tout ça était à mille lieues de ses préoccupations. Il aurait pu les blesser, gravement. Allen reprit ses esprits et serra les dents en passant rapidement une manche sur ses joues. Imité par ses camarades, il se leva d’un bond et s’enfuit, dérapant sur le sol humide. Arch voulut les retenir mais n’en eut pas le temps.

— Tu ne t’en sortiras pas comme ça ! Mon père va en entendre parler !

Le calme revint brutalement sur le lac. En état de choc, Arch se traina vers une souche où il se laissa tomber, plongeant le visage entre ses mains. La scène se rejouait inlassablement dans sa tête comme une torture. Il se maudissait lui-même. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Il s’était promis de ne jamais plus se laisser atteindre et de passer au-dessus de tout ça, mais il s’était complètement laissé déborder. Le professeur l’avait pourtant mis en garde, pas plus tard que ce matin. Sous l’agression, il s’était montré bien trop impulsif.

La douleur à l’arrière de son crâne revint progressivement et il y passa la main. Il observa le rouge diffus qui avait coloré le bout de ses doigts avant qu’une main ne se pose sur son épaule. Il n’esquissa pas le moindre geste, se contentant d’expirer. La chaleur du contact sembla se diffuser à travers tout son être et écarter les sombres pensées. Il aurait aimé rester ainsi et les effacer totalement, mais elles étaient tenaces.

— Est-ce que ça va ? demanda Kahya avec inquiétude tandis qu’elle venait s’assoir à côté de lui.

Le regard et l’intonation de la jeune fille en disaient long. Elle avait assisté à la scène.

— Tu es déjà là ? s’étonna Arch comme si de rien était. Tu ne devais pas aider ta mère ?

— Si, mais tu la connais. Elle avait fini avant même que j'arrive.

Elle sortit un mouchoir en lin, ramassa un peu de neige pour l’y enrober et l’appliqua sur sa plaie avant qu’il ne prenne le relais. Elle le laissa faire, croisant les bras autour de ses genoux. Il grimaça au contact du froid puis massa délicatement la bosse qui commençait à apparaître.

— Et le professeur ? demanda-t-il.

— Il m’a retenue moins longtemps que prévu.

Elle sourit si naturellement qu’il ne put que sourire à son tour. Malgré la très probable et désagréable remontrance d’Hockman, Kahya semblait de bonne humeur. Elle appréciait elle aussi cet endroit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle garda un moment le silence. Arch comprit qu’Hockman lui avait probablement dit de ne pas en parler pour le moment.

— Tu penses que le professeur pourra t’éviter des ennuis ? demanda-t-elle.

— Tu changes de sujet, lui fit remarquer le garçon, la curiosité aiguisée.

— Je ne suis pas la seule, ajouta-t-elle avec retenue.

Les mots sonnèrent comme une mise en garde. Il décida de ne pas insister. Seuls les coups de marteau lointain du forgeron leur parvenaient aux oreilles. Arch continua de masser sa bosse, le regard perdu. Il repensait à ce qui venait d’arriver.

— Je pensais être au-dessus de tout ça, soupira-t-il finalement. Mais je me voile la face depuis trop longtemps. Peu importe ce qu’on fait, ça finit toujours de la même façon.

— Les Toffer sont des idiots, lui répondit Kahya d’une voix douce. Quant aux autres… Ils ne font que les suivre, simplement car ils ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas.

— Comme s’ils avaient toujours été les seuls…

Les mots semblèrent jaillir du cœur. Il les avait prononcés à voix basse, désirant sans doute les garder pour lui. Mais Kahya les entendit, et ils résonnèrent dans sa poitrine tandis que son estomac se nouait. Elle avait traversé ses propres histoires elle aussi, mais elle n’avait qu’une pâle idée de ce qu’Arch avait pu vivre par le passé avant leur rencontre. Tout, hormis les rumeurs. Il n’en avait jamais parlé, n’avait jamais même évoqué le sujet. La jeune fille comprit qu’elle avait peut-être ravivé quelque chose qui n’aurait pas dû l’être compte tenu de ce qui venait d’arriver. Elle le regarda un instant fixement, craignant que ses paroles aient été de trop. Il resta pourtant de marbre. Elle n’obtint aucune réponse. Arch n’était pas du genre à montrer facilement ce qu’il ressentait.

Ses yeux descendirent, s’attardant sur le col du jeune mage où un médaillon se balançait. Il était probablement sorti à son insu durant l’altercation. Petit, l’objet dessinait un parfait ovale. La surface satinée était ciselée d’écailles. Quelques veines dorées y couraient comme des serpents. Une grande ancre y était incrustée et un dragon s’y enroulait avec grâce. Elle connaissait ce symbole. Lorsqu’il remarqua qu’elle s’y intéressait, il s’en saisit et le retira de son cou pour le lui tendre. Elle le prit soigneusement entre ses mains. En l’ouvrant, elle remarqua un complexe mécanisme à rouages.

— Remonte-le.

Elle s’exécuta. Une mélodie mélancolique ne tarda pas à s’en échapper. Elle plissa les yeux. Elle connaissait le symbole, mais également cette chanson. Imprégnée par les échos de chaque note, elle ne put s’empêcher de la fredonner, les yeux clos, à la surprise de son camarade qui se redressa. Lorsque la jeune fille se mit finalement à chanter, le temps autour d’eux sembla s’arrêter. Arch se murmura chacun des mots pour l’accompagner. Bercé par la nostalgie de sa voix, il s’imagina sans mal la scène :

Au déclin des dernières lueurs, dans les montagnes du Haut-royaume,

L’enfant portait promesse en son cœur, qu’un jour se vêtirait du heaume.

Honorant la mémoire de feu son père, au plus jeune âge prêta serment.

Le cœur serré il prit la mer, laissant cette terre qu’il aimait tant.

Ô mon enfant, sois fort et fier, Port-Vaillant contera tes exploits.

Il n’est plus grand péril que la mer, prends garde, prends garde oui prends garde à toi.

Lorsqu’il revint en grande terre, à présent l’homme fut fait chevalier,

Pourtant ce jour il ne vit pas sa mère, à l’océan elle était retournée.

On lui remit d’elle une lettre, sous ce grand heaume, nul ne le vit pleurer.

Entre les souvenirs il y vit apparaître, un secret qu’il lui faudrait garder.

Ô chevalier, sois fort et fier, est-ce le destin qui t’attends ici-bas ?

Faut-il parler ou bien se taire, prends garde, prends garde oui prends garde à toi.

Il apprit que son défunt père, du haut royaume était le roi,

Que sans famille, ni fils, ni frère, ce titre lui revenait de droit.

Il marcha sur la citadelle, ses frères d’arme dans son sillage,

Le régent à cette nouvelle, se prépara pour l’abordage.

O héritier, sois fort et fier, ton trône il ne te rendra pas,

Et toi qui t’opposes à l’enfant de la mer, prends garde, prends garde oui prends garde au roi.

Elle ralentit sur les derniers mots et les notes s’évanouirent elles aussi. Elle rouvrit les yeux, inspectant la surface satinée du métal.

— Hockman me contait cette histoire le soir il y a bien des années, lui avoua le garçon. Mais il n’était pas si doué en chant, ajouta-t-il en esquissant un sourire. Comment connais-tu ces vers ?

— C’est le chant de Korye Han, répondit Kahya de son habituel ton savant, le périple du roi Orion. Ma mère est née au Haut-royaume.

La jeune fille s’interrompit. Son regard avait été attiré par de curieuses inscriptions gravées sur le métal. Elle reconnut les élégantes runes. De l’elfique.

Elye o Naren. Vis et rêve, déchiffra-t-elle à voix haute sans pouvoir finir, le reste ayant été effacé par l’usure. Arch, qui t’a donné ce médaillon ?

— Il appartenait à ma mère.

Kahya ferma les yeux. Si elle avait pu se frapper à cet instant sans qu’il ne la voie, elle l’aurait probablement fait. Idiote, pensa-t-elle en se mordant l’intérieur de la lèvre. Elle ne faisait que cumuler les maladresses depuis le début de leur discussion. Sa curiosité était son plus grand défaut. Qu’est-ce qui lui avait pris de regarder le bijou de façon aussi évidente ? Comment n’avait-elle pas pu comprendre plus tôt ce dont il pouvait s’agir ? Elle le lui rendit finalement et il passa un doigt sur les runes gravées à sa surface.

— Mais ces mots ne sont que des chimères, susurra-t-il en le laissant disparaitre sous sa tunique. Elle n’aura jamais été là. Je ne l’aurai jamais connue. J’ai beau me dire que je peux changer les choses, me persuader que la magie est un bien pour chacun… Je suis coincé dans un village où je n’ai pas ma place. Comment pourrais-je simplement espérer quoi que ce soit ?

Kahya garda le silence, l’écoutant avec attention. Si elle pensait avoir compris une chose, c’est qu’Arch aspirait à de grands desseins et ne baissait jamais les bras. C’était la toute première fois qu’elle prenait conscience de ses doutes. Le sentiment était amer. Cette discussion remuait bien des choses, même chez elle, et la jeune fille ne pouvait que s’en vouloir d’en être responsable. Il ne s’était jamais confié à elle auparavant. À personne, en réalité. Elle eut l’impression qu’une carapace se fissurait. Mais ce que cette armure avait à libérer l’effrayait. Arch se saisit d’une petite poignée de cailloux et joua avec avant d’en lancer un d’un geste désinvolte. Il roula sur la glace puis plongea dans l’eau du lac.

— Ils ne savent pas ce que ça fait d’être pointé du doigt, lâcha-t-il d’un ton acerbe, d’être mis à l’écart chaque jour et de devoir vivre avec.

Il en lança un autre.

— D’être seulement considéré comme une menace.

Puis encore un.

— Comme un monstre…

Ce dernier mot sembla les blesser tout deux plus que les précédents. Il marqua une pause alors que ses épaules s’affaissaient.

— Je suis fatigué de tout ça. J’ai peur du jour je commettrai l’irréparable, comme j’ai failli le faire aujourd’hui.

Il arma son bras, prêt à lancer la dernière pierre.

— Du jour où je deviendrai ce monstre.

Kahya lui attrapa soudainement le bras, l’empêchant de poursuivre. La pierre chuta à leurs pieds et Arch tourna la tête avec surprise vers son amie. Les yeux rougis de la jeune fille se couvraient d’un voile humide. Un trait brillant se dessina sur sa joue. Elle n’avait jamais pris la véritable mesure de ce qu’il ressentait jusqu’à aujourd’hui. Perdant ses moyens, il réalisa qu’il avait pensé à voix haute et chercha à se justifier sans qu’aucun mot ne passe la barrière de ses lèvres. Il n’avait pas voulu lui dire tout cela, et encore moins que cela l’affecte ainsi. Kahya sembla elle aussi se rendre compte qu’elle avait agi par réflexe. Mais avant que le silence ne s’étende, elle prit une longue inspiration, de celles forgées dans les résolutions les plus sincères. Elle reprit confiance, comme si le pouvoir de tout balayer venait de lui être accordé.

— Tu n’es plus seul aujourd’hui. Nous sommes là, Criss et moi. Laisse ces gamins dire ce qu’ils veulent de nous, tout ça n’a pas d’importance. Je sais à quel point tu veux devenir meilleur, que ton souhait le plus cher est de changer tout ça. C’est ce qui importe, et l’unique chose dont tu ne dois jamais t’écarter.

Arch fut surpris par sa détermination et y pensa un instant. Il voulait y croire. Il voulait tellement y croire et lui faire confiance, mais tout était contre eux au village. Tout avait toujours été contre eux. Il voulait partir, quitter ce maudit endroit mais n’en avait nullement les moyens.

— J’ai essayé Kahya, dit-il d’une voix chancelante. J’ai vraiment essayé.

Kahya ne put trouver les mots immédiatement tant l’expression du jeune mage était sincère. Mais elle appuya un sourire tout en l’enlaçant tendrement.

— Faisons en sorte de changer ça ensemble. Tu réaliseras ton rêve, Arch. J’en suis persuadée…

Les pensées du jeune mage semblèrent s’envoler avec la brise. Même s’il doutait certainement que les choses changent du jour au lendemain, une chose, elle, était certaine. Dieux, comme il aimait ce sourire.

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