1 - Alicia

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Au village du Dragon, malgré une météo quelque peu maussade, la journée défilait son quotidien dans la petite communauté. Rien de particulier à noter. Rien, excepté un son. Un son étrange, inexplicable pour les gens de cette époque. Un grondement sourd, qui résonnait en écho à travers le ciel nuageux, tel un fantôme.

Au début, les habitants continuèrent leurs activités, sans cesser de discuter, chanter, écouter, râler, rire, baignant dans le bien-être d’une vie simple. Les secondes passèrent avant qu’un regard levé en entraîna un autre, puis un autre, et d’autres encore, en imitation communicative. Vers le ciel, puis tout autour, de part et d’autre. Vers la forêt environnante, véritable bulle protectrice du monde extérieur. Ou vers l’unique trouée formée par la route menant hors de ce petit microcosme.

Au final, intrigués par ce bruit qui n’en finissait pas, rares furent les braves âmes à ne pas lever la tête. Dans les jardins, accroupis à récolter les premiers dons de la terre. Dans cette salle d’étude à la fenêtre restée ouverte, les têtes en quête de savoir sagement attentives jusqu’alors. À la cuisine extérieure, utilisée pour une des premières fois en ce début de saison chaude. Dans les prés, où paissaient chevaux, moutons, vaches et chèvres facétieuses. À la sortie du bâtiment au lion cerclé du dragon trônant sur sa façade, et dont la porte venait de s’ouvrir, libérant une troupe de jeunes gens sortant de leur entraînement. Les cheveux encore humides de la douche relaxante bien méritée après l’effort, le joyeux rassemblement hétérogène réagit à son tour.

Un homme, chevelure châtain clair coupé court et mâchoire carrée, marchait en direction de la troupe, une petite fille dans les bras.

— Donne-la-moi, dit une des jeunes femmes de la tribu, alors qu’il arrivait à leur niveau.

La jeune mère et sa fille se tendirent les bras l’une à l’autre. C’était prévu. L’homme avait convenu avec sa compagne de se retrouver pour aller ensuite s’occuper des poules et des lapins du village. La petiote adorait cela.

Il passa l’enfant à sa mère. La toute jeune tête à la tignasse ébouriffée et aux joues rebondies bien roses ne fit aucun cas de ce qui interrogeait ses parents et leurs amis. Elle montra juste son contentement d’avoir retrouvé cette autre paire de bras et entoura des siens le cou maternel, y réfugia son minois, sourire malicieux à l’appui, ce qui acheva de faire fondre les adultes présents. Une fois libérée de l’obstacle de ses parents en train de s’embrasser, la gamine se redressa quelque peu et joua avec les boucles délicatement crépues de sa mère, montrant sa satisfaction par un gazouillis chanté.

— Ça n’a pas vraiment l’air de l’inquiéter, constata la jeune mère, rassurée.

Pas plus les autres enfants, ni les animaux partageant leur vie. Et pourtant, cette maman ne put s’empêcher de chercher l’origine de cette perturbation. Alors elle s’avança. Poussés par la curiosité plus que par la crainte, ses coéquipiers la suivirent. Durant quelques minutes d’enquête, ils se dispersèrent à travers les chemins du village, sans pour autant se perdre de vue. Entre les chalets et les bâtiments collectifs, elle scruta la frondaison nouvellement éclose et doucement secouée par une brise légère, guetta le moindre mouvement, sans rien repérer de ce côté-là. Le ciel, lui, persistait à garder son secret derrière un couvercle opaque de nuages bas d’un gris cotonneux, car ce son étrange venait bien de la-haut, comme si un de ces engins d’une époque révolue avait traversé le temps pour les survoler à leur insu. Cela faisait des générations que cette technologie sale et bruyante avait été abandonnée, et seuls les drones à quatre hélices pour les urgences médicales ou ces énormes drones de transport, humain ou matériel, perçaient occasionnellement le firmament de leur présence. Dans le plus complet des silences.

Les autres compagnons de la troupe se rassemblèrent autour des parents comblés. L’ensemble partageait ses arguments, alors que le bruit s’atténuait lentement, signe qu’il s’éloignait… Qui ou quoi que ce soi.

— Cela ne semble pas venir de la forêt.

— Trop bas, en effet. On dirait un hélidrone, mais en plus puissant.

— Non, ils ne font pas ce bruit-là.

— À mon avis, ça vient de loin.

— C’est pas ce qu’ils appelaient des avions, avant ?

— J’en ai déjà vu, mais à l’état de carcasse rouillée ou dans un musée. Faudrait un sacré paquet de temps pour trouver les pièces et réparer ce genre d’épave. Sans parler du pétrole.

— Donc, ce n’est pas ça. Depuis le temps qu’il n’y a plus de réserve.

— Le Réseau n’en a plus, mais notre bonne vieille terre en a encore.

— Tu penses que c’est d’autres humains, c’est cela ?

— Yep ! Tu te rappelles enfin tes cours d’histoire. Peut-être des nouvelles de nos lointains voisins enfin décidés à traverser l’océan. Il y a bien des descendants de survivants.

— Ou de l’autre côté des restes du mur qui nous sépare de l’Empire Sino-oriental. Reste à savoir si elles sont bonnes ou mauvaises.

— S’il y avait eu urgence, nous serions venus nous chercher…

Une urgence. Une urgence d’une gravité réclamant l’intervention de leur unité. Depuis combien d’années n’y en avait-il pas eu ? De mémoire d’homme, personne de leur génération n’avait même quitté le village dans un tel objectif. Créés pour faire face au chaos issu de la chute de la civilisation post-industrielle, les dragons en tant que bras armé du Réseau n’étaient plus que du vent pour la plupart des gens, une corporation tombée en désuétude, considérée inutile au sein du territoire. Le Réseau, ce territoire de communautés liées par la volonté de fonder une société apaisée, à moins d’avoir fait fausse route dans sa philosophie, devait logiquement la condamner à plus ou moins brève échéance. Le monde en a décidé autrement. Face à des populations subissant encore la folie des humains ou la fureur des éléments, si ce n’étaient les deux cumulés, les dragons ne pouvaient rester inactifs. Leurs missions extérieures, stoppées une première fois après le coup dur infligé par la guerre de libération des territoires de l’ouest, avaient repris à chaque crise majeure. Le dernier conflit en date, le pacte protégeant les terres australes brisé par l’Union Sibéro-Américaine, s’était terminé de lui-même. Par une vengeance de la Terre elle-même prétendaient les plus superstitieux. Amis comme ennemis furent balayés par la grande épidémie, entraînant des millions de morts. Voilà ce qu’avait coûté la cupidité de ceux qui espéraient arracher les richesses de ces terres des temps anciens dégelées par le réchauffement climatique. Tous les pays, territoires unis et empires déclarés en furent gravement ébranlés, puis au final leur contact perdu. La solidité du Réseau fut plus que jamais mise à l’épreuve. Les unités de dragons, alors en première ligne, avaient subies de lourdes pertes, une fois de plus dans leur histoire. À cause d’un ennemi que ne pouvaient combattre les armes de guerre. Peu de ces jeunes gens présents ce jour ne comptaient un parent ou un aïeul décédé de ce fléau. La décision fut prise au Grand Conseil : une corporation policière fut fondée et les remplaça, avec uniquement pour mission la protection de la population, la prévention et la gestion des crimes. Et pourtant…

Pourtant, un groupe de fidèles persistait. Depuis deux générations. Tradition, pensaient les uns, obstination à glorifier un passé révolu, s’écriaient les autres. Rares étaient ceux à connaître la véritable raison de cette conservation.

— Alicia…

Par son intervention, discrète et délicate, son homme la sortit de ses pensées. Elle se reprit et décida de clore le débat. Après tout, qu’espéraient-ils, eux qui n’avaient connu que la quiétude du village et la paix du Réseau ? À jouer les héros en allant combattre des ennemis dont ils ignoraient tout, tout comme leurs aïeux ? N’était-ce pas pour cela qu’ils suaient sang et eau chaque jour, qu’ils poussaient leur corps et leurs sens durant des heures ? Là où autrefois des milliers de dragons étaient basés à travers tout le Réseau, ils n’étaient plus qu’une quinzaine dans ce village, une trentaine au total si l’on comptait les membres de cette réserve partis pour leur Grand Tour, comme tout jeune gens parvenant à l’âge adulte, ou pour s’installer ailleurs, souvent pour raison personnelle.

— Inutile de faire des conjonctures. On n’entend plus rien. Je vais contacter les autres communautés pour savoir si elles savent quelque chose. Mais ce n’est sûrement rien, juste un phénomène atmosphérique.

— Tu es sûre que cela vaut le coup ? lui demande alors une de ses comparses.

— Prêt à tout, c’est pas votre slogan ? rétorque alors le compagnon de la jeune femme, sourire charmeur à l’appui.

Cette petite boutade pour amuser la galerie fit son effet. Suivant le mouvement, elle leva le doigt, simulant la déclaration magistrale.

— En effet, my love. Il vaut mieux agir pour rien, que ne rien faire et le regretter plus tard.

Ou le gloussement de sa fille fut contagieux, ou il ne fit que les rassurer sur la réaction appropriée à la situation, toujours est-il que la bonne humeur gagna toute l’assemblée. Il n’y avait en effet aucune raison apparente de dramatiser pour le moment. Le groupe accepta à l’unanimité la proposition de leur jeune collègue et se sépara alors sur la promesse de les tenir au courant pour le cas où elle aurait des retours.

Tout en nouant sa masse de cheveux noirs à l’aide d’un bandana joyeusement bariolé tiré de la poche de son pantalon, Alicia se concerta avec son homme. Tous les trois se dirigèrent vers la Centrale, tout en expliquant à leur petite puce le changement de programme. Une fois sur place, le papa et la fillette se dirigèrent vers la partie culturelle pour les livres et les jeux, pendant que maman partait accomplir sa tâche.

Alicia alla s’informer au poste de communication, où grâce à un système de relais, une permanence était assurée par un membre de la communauté. Comme elle s’y attendait, aucune alerte n’avait été signalée, ni par aucune communauté, encore moins par le Grand Conseil. Elle s’installa alors et activa une autre borne d’accès pour se connecter à la Toile, lien numérique entre toutes les communautés du Réseau. Ses doigts s’agitèrent avec grâce sur l’interface projetée. Elle consulta d’abord le flot d’informations, sans résultat, pour finir par lancer son appel, espérant au moins une réaction des communautés les plus proches. Il ne restait plus qu’à attendre. Pour l’heure, il était probablement encore trop tôt.

Les jours suivants, aucun contact ne fournit de réponse quant à l’origine de ce son étrange. Personne n’avait rien vu. Pas d’autre indice non plus, de terre qui tremble, de réplique, ce qui élimina les probabilités de catastrophe imminente, naturelle ou non.

L’événement minimisé ou déjà oublié, chacun reprit sa routine.

Le temps sembla leur donner raison.

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